II. DES DÉRIVES QUI NOURRISSENT UN CLIMAT D'INQUIÉTUDE ET DE MÉFIANCE PEU FAVORABLE À L'INNOVATION

À rebours même de la philosophie qui animait le Constituant en 2005, les dérives constatées dans l'interprétation qui a été faite de la notion de principe de précaution, invoqué de manière irrationnelle et compulsive, ont contribué à amplifier un climat de méfiance vis-à-vis de l'innovation, voire-même du progrès scientifique et technique. Votre rapporteur pour avis a pu vérifier depuis un certain temps, ainsi qu'au cours de ses auditions, que de nombreux acteurs partageaient ce constat d'une aversion au risque se traduisant de plus en plus par un rejet de toute force d'innovation technique ou technologique.

Le progrès scientifique et technique est de plus en plus majoritairement d'abord vu comme un danger avant d'être perçu comme une opportunité. Cette évolution fait courir à notre pays le risque du repli sur soi et de l'anxiété systématique qui ne peuvent conduire qu'à l'immobilisme, voire au recul. Or, la peur paralysante ne doit pas prendre le pas sur le goût de l'avenir.

Cette évolution rend aujourd'hui nécessaire une clarification d'un principe qui, bien au contraire, devait avant tout être compris comme un principe d'action dynamique, tourné vers le progrès et l'innovation, encourageant la recherche et promouvant le développement économique.

A. LA NOTION DE PRINCIPE DE PRÉCAUTION A ÉTÉ UTILISÉE À TORT ET À TRAVERS, CONDUISANT À UN CERTAIN NOMBRE DE DÉRIVES

Près de dix ans après le début des débats autour de l'introduction de la Charte de l'environnement dans la Constitution, les premiers bilans sur l'application et l'usage du principe de précaution font apparaître un certain nombre de dérives et de difficultés, d'autant plus dommageables qu'elles s'inscrivent dans un contexte de crise économique durable et de perte de compétitivité de la France.

1. Les dangers de l'urgence et de la « gestion émotionnelle » induites par une institutionnalisation de la « peur du progrès »

On observe aujourd'hui que la prise de conscience évidemment nécessaire de la gravité de certains risques environnementaux s'accompagne malheureusement d'une tendance à la « gestion émotionnelle » et dans l'urgence des crises.

Votre rapporteur pour avis constate que la société française en 2005, véritable « société d'inquiétude » dans un contexte de méfiance accrue et d'aversion au risque poussée à l'extrême, a conduit à une dérive de la lecture du principe de précaution. Il regrette que les autorités politiques n'aient peu la volonté, ni la capacité de rectifier le tir et de rétablir les véritables finalités et objectifs de ce principe. Au lieu de cela, les réponses « au coup par coup » qui ont été apportées à chaque crise depuis dix ans, comme par exemple la mise en place de moratoires, n'ont rien réglé et ont placé la France en position de faiblesse au sein de la compétition internationale.

Ce risque est d'autant plus inquiétant qu'il s'accompagne aujourd'hui très clairement d'une disqualification de l'expertise scientifique.

François Ewald, président de l'Observatoire du principe de précaution, a exprimé une vive inquiétude sur ce sujet lors des tables rondes organisées par l'OPECST le 1 er octobre 2009 9 ( * ) :

« La disqualification de l'expertise scientifique dans la décision publique : c'est le problème des OGM et du rapport qui a préconisé une expertise sociale à côté de l'expertise scientifique. La notion de risque éclate alors complètement en des composantes objectives - sociales, scientifiques, etc. - extrêmement difficiles à sommer, additionner et balancer. Par ailleurs, il est passionnant de voir le Gouvernement lui-même, après la décision de Versailles, créer un « Grenelle des antennes » en argumentant ainsi : premièrement, concernant la norme OMS, il n'y a aucun risque pour la santé (l'Académie de médecine dit qu'elle ne voit pas comment cela pourrait être physiologiquement dangereux) ; mais le Gouvernement ajoute que l'absence de danger ne justifie pas l'inaction pour prendre en compte l'attitude de la population : on utilise alors le principe d'attention, qui renvoie à la notion du « care », du souci, du « responsible care » des chimistes, c'est-à-dire pas seulement aux risques objectifs mais à la gestion d'un rapport social d'une manière beaucoup plus complexe. Le débat sur les OGM a été le lieu d'apparition de cette confrontation entre l'objectivation des risques et les problèmes de perception sociale. Le problème de l'objectivation des risques va devenir complètement dérisoire par rapport aux choix qu'aura à faire la société concernant la décision publique à propos des nanotechnologies. Dans quelle mesure une société peut-elle s'autoriser à ce que les Hommes se donnent un pouvoir au-delà de la nature ? Voilà quel sera le sujet du débat, et non de savoir si les tubes de carbone sont dangereux ou pas et dans quelles conditions. Le débat se déplaçant, je parle d'un au-delà du principe de précaution. Si le scientifique prévient d'un danger, il y aura suspension mais si le scientifique dit qu'il n'y a pas de danger, ce n'est pas une raison pour que la décision publique ne s'organise pas sur un autre terrain. »

Votre rapporteur pour avis constate qu'aujourd'hui, le principe de précaution est invoqué à mauvais escient, de manière quasi-systématique et indifférenciée dans chaque situation de crise ou d'urgence relayée par les médias.

Il a d'ailleurs trouvé inquiétants et significatifs d'une telle évolution les résultats d'une enquête réalisée par le Haut conseil de la science et de la technologie en décembre 2011 10 ( * ) qui mettent en évidence la défiance qui s'instaure progressivement entre la population et le savoir scientifique : ainsi, à la question « parmi les personnes suivantes, dans laquelle auriez-vous le plus confiance pour mener une enquête sur la réalité du risque de maladie lié à la proximité d'une centrale nucléaire dans le voisinage », 39 % des personnes interrogées ont répondu dans « un scientifique travaillant pour une association de défense de l'environnement », 36 % dans « un scientifique travaillant pour le CNRS », et seulement 12 % pour « un représentant de l'Autorité de sûreté nucléaire » et 6 % dans « un représentant du ministère de l'Environnement ».

2. Le développement d'un « climat de précaution » potentiellement néfaste à la recherche scientifique et au développement économique

Au-delà de la perception sociale qui a tendance à prévaloir aujourd'hui sur la perception scientifique et même politique du risque , un usage disproportionné et à mauvais escient du principe de précaution a conduit à l'installation d'un « climat » de suspicion à l'égard de l'innovation et de la recherche scientifique bien identifié par un certain nombre d'acteurs.

Ainsi, comme le montre le rapport d'information des députés Alain Gest et Philippe Tourtelier fait au nom du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques 11 ( * ) , les chercheurs font le constat d'un impact négatif du principe de précaution sur le volume et la nature de leurs recherches, dans le cas des biotechnologies, « pour lesquelles la recherche a presque disparu en France au cours de ces dernières années et ce, en lien direct avec la pression sociale, parfois forte, d'une certaine « ambiance » de précaution. » Le rapport fait notamment état du témoignage particulièrement éclairant en ce sens du directeur de l'Institut de recherche pour le développement (IRD).

Si dans les autres secteurs de recherche, le principe de précaution n'a pas impacté négativement leurs projets à ce jour, comme en témoignent notamment le CEMAGREF ou le CNRS, en revanche, les organismes et instituts de recherche interrogés ont clairement exprimé des craintes pour l'avenir. Le CNRS notamment fait état d'une « pression venue de l'extérieur » qui, en détournant la portée du principe de précaution, pourrait aboutir à des effets néfastes sur la recherche.

3. Un principe mal compris et dont la mise en oeuvre connaît des difficultés

Votre rapporteur pour avis a pu constater que la principale dérive dans l'application du principe de précaution réside dans l'interprétation qui en a été faite.

Un des écueils les plus fréquents est une confusion entre principe de précaution et principe de prévention qui comportent pourtant une différence importante : le principe de précaution porte sur des risques incertains (qui ne sont pas connus) tandis que le principe de prévention porte sur des risques identifiés et connus.

Plusieurs facteurs ont également conduit à une application inadaptée du principe de précaution :

- le manque de rigueur et de transparence dans l'évaluation de la valeur relative des expertises fondant les analyses dans le cadre de l'identification des risques ;

- une organisation du débat public encore trop faible, qui devrait être fondée sur la mise à disposition de l'ensemble des éléments et analyses disponibles.

C'est pour remédier à ces difficultés que l'Assemblée nationale a adopté le 1 er février 2012 une résolution 12 ( * ) définissant une procédure et une méthodologie adaptées à la mise en oeuvre du principe de précaution.


* 9 « Le principe de précaution : bilan de son application quatre ans après sa constitutionnalisation » - Rapport n° 25 (2009-2010) de M. Jean-Claude ETIENNE, fait au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, déposé le 8 octobre 2009.

* 10 Enquête du Haut Conseil de la science et de la technologie de décembre 2011 citée par le rapport du CESE de décembre 2013 « Principe de précaution et dynamique d'innovation », présenté par Alain Feretti.

* 11 Rapport d'information n° 2719 du 8 juillet 2010 de Alain Gest et Philippe Tourtelier fait au nom du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques sur l'évaluation de la mise en oeuvre de l'article 5 de la Charte de l'environnement relatif à l'application du principe de précaution.

* 12 Résolution sur la mise en oeuvre du principe de précaution - Texte adopté n°837 - Assemblée nationale (2011-2012), 1 er février 2012.

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