C. UN SECTEUR TUMULTUEUX

Sur fond de réduction des recettes du secteur se jouent une série de conflits entre ses différents protagonistes.

1. Un bouleversement des conditions de négociation

Globalement, les plateformes dominantes ainsi que les fournisseurs d'accès à Internet (FAI) sont les acteurs dominants de la filière.

Cependant, les principaux producteurs semblent contester de plus en plus efficacement cette position.

Leurs réactions passent d'abord par une sortie du système de négociation collective qui fragilise les sociétés qui en ont la charge. Les filiales d'édition des majors recourent de plus en plus à des sociétés ad hoc qui négocient directement avec les plateformes.

Elles obtiennent, semble-t-il, des résultats, le rapport de M. Christian Phéline mettant en relief les effets inflationnistes s'exerçant sur les taux de rémunération obtenus en échange des autorisations d'exploitation mais aussi la perspective d'un effondrement du système de gestion collective.

En ce sens, le rapport mentionne le sentiment d'un acteur de la filière et l'évocation, par lui, d'un risque « létal » pour la musique en ligne.

La réaction des producteurs emprunte également la voie de pratiques commerciales, à géométrie variable selon le poids des diffuseurs numériques, qui imposent des conditions très exigeantes à certaines plateformes. Elles semblent devoir s'engager sur des garanties de recettes qui transfèrent les risques sur les acteurs les plus vulnérables.

De leur côté, les relations avec les artistes paraissent s'être tendues. L'objectif d'une extension de leurs sources de revenus par les producteurs paraît s'accompagner d'un élargissement des abattements qu'ils pratiquent et de préemption de droits voisins du droit d'auteur. Cette évolution intervient sur la toile de fond d'une diminution très sensible de la rémunération des artistes en lien avec la perte de valeur subie par le secteur. Il est vrai que sur ce point des incertitudes existent puisque la génération de revenus pour les créateurs s'inscrit dans un modèle de flux qi peut supposer de simples retards de perception. L'extension de la durée du droit d'auteur et des droits voisins pourrait constituer un aménagement bienvenu dans ce contexte.

Une clarification des pratiques contractuelles serait utile. L'autorité de la concurrence pourrait être sollicitée en ce sens.

2. Un âpre débat sur la régulation du numérique

L'année dernière, votre commission avait rappelé le rôle du processus nommé des « treize engagements » pour développer une offre légale innovante et rentable, mais également garantir l'accès des éditeurs aux catalogues des producteurs et d'améliorer le partage de la valeur avec les artistes-interprètes.

L'ensemble des signataires ont été réunis en février et mars 2013 en vue d'évaluer les actions mises en oeuvre, afin de permettre à la ministre de la culture et de la communication d'alors d'envisager les suites à donner à cette initiative.

La synthèse de ces rencontres a fait état des bénéfices de l'accord sur l'économie du secteur de la musique en ligne : les plateformes sont désormais considérées comme des partenaires naturels des producteurs dans l'objectif de ramener le consommateur vers une offre légale assurant la rentabilité des oeuvres et leur diffusion.

En revanche, le désaccord persistait entre les parties sur les modalités de création et de partage de la valeur .

S'agissant de la création de valeur , il n'y avait pas d'accord entre les éditeurs et les producteurs sur les modèles de commercialisation en ligne, la place du gratuit ou du payant ou encore le financement de l'innovation.

Les analyses étaient également opposées sur le partage de la valeur , sauf en ce qui concerne la place croissante des intermédiaires de l'Internet. Alors que les éditeurs dénonçaient des conditions défavorables imposées par les producteurs qui ne leur permettent pas d'assurer la viabilité du modèle économique de la musique en ligne, ces derniers appelaient la définition d'un modèle de répartition de la valeur correspondant aux coûts, moins élevés que ceux des supports physiques, de la diffusion numérique des oeuvres.

Les relations entre producteurs et artistes-interprètes sur le sujet ne sont guère meilleures : les artistes pâtissent de la diminution de la valeur du secteur de la musique et souhaitent la création d'une gestion collective des droits de la musique en ligne, ce qui n'a pas les faveurs des producteurs.

Sur le problème de la rémunération de la création, il faut mentionner les recommandations de la mission confiée à Pierre Lescure. Elle préconise la conclusion d'accords collectifs , étendus à l'ensemble du secteur par arrêté, pour déterminer le taux minimum et l'assiette de la rémunération. Les sociétés de gestion collective d'artistes devraient ensuite être mandatées par les producteurs afin de percevoir et de répartir les revenus, en contrepartie d'obligations relatives à l'efficacité de la répartition et à sa transparence.

Un tel système aurait pour avantage de calculer les rémunérations dues aux artistes sur des assiettes correspondant au prix réellement payé par le public ou aux recettes réellement encaissées par le producteur, c'est à dire selon un mode de calcul lisible et transparent, que la gestion individuelle échoue parfois à assurer.

L'ensemble de ces problématiques a été repris récemment. La ministre de la culture et de la communication a confié à M. Christian Phéline , conseiller maître à la Cour des comptes, une mission visant à analyser en détail la chaîne de rémunération, de la plateforme à l'artiste interprète, afin de proposer une solution viable en termes de partage de la valeur.

Les « treize engagements »

Les « treize engagements » sont une liste d'accords entre plateformes et fournisseurs, mais aussi artistes-interprètes portant sur des pratiques contractuelles potentiellement conflictuelles. Les problèmes couverts concernent :

- la publication par les producteurs des conditions générales de vente (engagement n° 1) ;

- le bon renouvellement des contrats (engagement n° 2) ;

- la justification économique des avances (engagement n° 3) ,

- la transparence des minima garantis (engagement n° 4) ;

- la prise en compte des parts réelles des marchés pour l'exposition de divers catalogues sur les plateformes (engagement n° 5) ;

- une définition conjointe de la classification des modes d'exploitation numériques (engagement n° 6) ,

- la simplification des obligations de compte rendu (engagement n° 7) ;

- la mise en commun des données relatives à l'économie du secteur et sur le partage de la valeur (engagement n° 8) ;

- le versement des redevances dans un délai inférieur à 12 mois (engagement n° 10) ;

- une exposition significative et diversifiée par les plateformes des oeuvres d'expression originale française (n° 12).

Par ailleurs, s'agissant plus spécifiquement des artistes-interprètes :

Les engagements 3 et 4 sur les avances et minima garantis prévoyaient que soient définies « les modalités de répartition et de paiement » à cette catégorie d'ayants droit des avantages obtenus à ce titre par certains des producteurs ;

L'engagement n° 9 voulait assurer la transparence pour les artistes des informations sur l'exploitation numérique de leurs prestations ;

L'engagement n° 11 visait à la complète mise en oeuvre des rémunérations prévues à l'annexe 3 de la CCNEP et à « envisager l'évolution de cet accord collectif en fonction notamment des nouveaux modèles économiques de la musique numérique » ;

Enfin l'engagement n° 13 liait les issues recherchées à plusieurs négociations entre l'ADAMI, société de gestion collective des droits d'artistes principaux, et les producteurs : les conditions d'accès aux bases de données de ces derniers, les barèmes de rémunération des artistes pour le webcasting et le webcasting semi-interactif, exploitations mises en gestion collective volontaire par les producteurs.

Le rapport de M. Christian Phéline a été remis à la ministre en novembre 2013.

Il met en évidence le bilan mitigé du processus des « treize engagements » et la persistance de conflits entre les différents acteurs de la filière sur des conditions essentielles de l'exploitation musicale sur Internet.

Il relève le défaut de tout constat partagé sur la dimension quantitative de l'économie musicale numérique, sur les problèmes pendants ainsi que sur leur appréciation, sur la nature des déséquilibres, et sur leur devenir.

Malgré cette toile de fond conflictuelle, le rapport avance plusieurs recommandations dont le texte figure dans l'encadré ci-après.

Les recommandations de la mission « musique en ligne et partage de la valeur »

La mission a formulé deux catégories de recommandations, la première devant concerner prioritairement les différents acteurs de la filière et leurs négociations, la seconde, le législateur.

Les recommandations concernant le processus de négociation
entre acteurs de la filière :


• Le rapport Lescure dans sa proposition 80 recommandait de « conditionner toute aide publique à la production et à la numérisation à la fourniture des métadonnées respectant le format proposé par le gestionnaire du registre ». Ce type de sanction incitative pourrait être étendu à la non-publication par les producteurs de leurs conditions générales de ventes pour le marché numérique.


• Le rétablissement d'une relation plus confiante entre les artistes et leurs producteurs appelle l'établissement concerté de normes propres à simplifier les contrats et les relevés de redevances comme à faciliter une compréhension sans équivoque de l'incidence des clauses discutées et un contrôle effectif de la sincérité de leur application.


• À défaut de pouvoir opérer une contre-expertise sur les abattements pratiqués ou non par les divers types de producteurs indépendants, il est recommandé que, dans un souci d'objectivité et d'apaisement et avec toutes précautions d'anonymisation des données, l'UPFI et l'ADAMI rapprochent leurs échantillons de contrats et procèdent de manière contradictoire à une évaluation de l'étendue de ces pratiques en matière numérique et de leur impact sur le taux net de rémunération des artistes.


• L'incertitude demeurant sur le degré d'application de la convention collective de l'édition phonographique (CCNEP) et son incidence réelle sur la rémunération des artistes non principaux justifierait que les partenaires sociaux fassent conjointement conduire une enquête évaluant la réalité et l'incidence de sa mise en oeuvre par les différentes catégories de producteurs.


• Au vu des spécificités des exploitations numériques, il y a lieu de se demander si la transposition du taux de rémunération des artistes en usage sur le marché physique, sous réserve du jeu des abattements, qui a prévalu jusqu'à présent pour la musique en ligne, y est une référence suffisante.

La pratique contractuelle devrait plutôt tendre à ce que le partage final de la valeur sur les nouvelles exploitations s'opère en référence à une justification objective et transparente de la part de charges fixes mise à la charge de ce segment du marché et des frais spécifiques qui lui sont objectivement imputables, et en prenant dûment en compte dans son assiette les aides à l'édition phonographique ainsi que les avances et minima garantis propres à l'exploitation numérique.

Il serait en outre souhaitable que le partage ainsi visé s'exprime directement dans le taux de rémunération, en limitant strictement les clauses d'abattements à des dépenses additionnelles, distinctes de ces charges et frais normaux, et dûment vérifiables.

Quelles que soient leurs divergences sur les modalités de régulation propres à atteindre cet objectif, l'ensemble des représentants des artistes paraissent au demeurant admettre qu'un équilibre légitime des rémunérations entre ayants droit ne saurait procéder de la simple transposition, plus ou moins adaptée, au numérique des pratiques préexistantes.

Si les taux traditionnellement en vigueur pour la gestion des droits exclusifs (autour d'un pivot de l'ordre de 10 %) comme ceux propres aux actuelles licences légales (50/50) doivent sans doute éclairer cette évaluation, l'objectif serait de rechercher une rémunération des artistes qui soit spécifiquement redéfinie en référence aux conditions réelles d'exploitation des utilisations numériques.

Bien que les principaux producteurs indépendants expriment leur préoccupation à l'égard de pratiques qu'ils jugent inégalitaires, leurs représentants comme ceux des majors ont pour l'instant opposé une fin de non-recevoir à l'ensemble des propositions recherchant la régulation du marché et des modes de rémunération par la voie de la négociation professionnelle (« code des usages ») ou sociale (réouverture de la convention collective notamment).

Par ailleurs des écarts majeurs subsistent dans la conception que les divers acteurs de la filière se font de ce que devrait être la norme d'un équitable partage des revenus issus de la musique en ligne et de l'évolution en régime de croisière des charges respectives à prendre en compte dans une telle norme.

Cela vaut tant pour la répartition entre producteurs et plateformes (pour lesquels cette clé prospective varie, selon les points de vue, de 15/85 à 50/50) que pour le taux net de rémunération auxquels les artistes pourraient légitiment aspirer.


• S'il se confirmait, le refus par les producteurs de toute autorégulation face aux contestations et revendications exprimées tant par les représentants des plateformes, notamment locales, que par ceux des diverses catégories de la production indépendante, renforcerait par ailleurs l'opportunité d'un examen circonstancié et objectif qui, sans être arrêté par le secret des affaires, établisse la réalité des situations capitalistiques, des positions commerciales, des marchés pertinents, de la pratique des contrats et de la justification des prix.

Il est à rappeler de ce point de vue que, même en l'absence d'une saisine contentieuse par un tiers, le Parlement et le Gouvernement peuvent saisir pour avis l'Autorité de la concurrence.

Celle-ci dispose également d'une large capacité pour se saisir elle-même, examiner le fonctionnement d'un marché et édicter en tant que de besoin, soit des avis ou recommandations, soit des injonctions, en vue d'en préserver ou restaurer la vitalité concurrentielle.


• Devant la réticence des organisations de producteurs à répondre positivement à la demande d'un réexamen de la convention collective de l'édition phonographique prenant en compte les développements récents du marché numérique, il appartient aux pouvoirs publics d'encourager fermement ces partenaires à adopter une attitude plus ouverte au dialogue social.

Dans le même temps, ils devraient envisager toutes mesures, législatives si nécessaire, propres à éviter que le bon aboutissement d'une telle négociation soit mis en péril par des attitudes dilatoires.


• Par ailleurs, la mission invite l'ensemble des syndicats et sociétés de gestion collective représentant les artistes-interprètes à se rapprocher, sans exclusive ni préalable, pour explorer les objectifs qu'ils peuvent respectivement poursuivre en vue de mieux encadrer la rémunération des différentes catégories d'artistes et débattre à nouveau du rôle respectif qu'ils assignent aux différents cadres de négociation (convention collective, gestion collective, accords tripartites etc.) pour y parvenir ;


• Les interrogations sur l'affectation des aides publiques ou collectives dont bénéficie aujourd'hui la production phonographique pourraient d'autant moins être éludées que les représentants des principaux producteurs, tout en réaffirmant leur opposition de principe à toutes extensions de la gestion collective dans le domaine de la musique en ligne, continueraient à repousser toutes propositions de régulation négociée de leurs relations avec les éditeurs de service ou les artistes-interprètes ;


• Enfin la mission attire l'attention des sociétés d'auteurs et de producteurs sur l'intérêt qu'il y aurait pour certains projets de services atypiques susceptibles de renouveler et diversifier l'offre musicale en ligne, à ce qu'elles s'accordent pour mettre en place un système spécifique de gestion collective volontaire, assorti de règles adaptées de tarification et de garanties contre le risque, destiné à faciliter le lancement de telles expérimentations.

Les recommandations adressées au législateur :

Les propositions tendant à un recours plus ou moins étendu à la gestion collective obligatoire des exploitations en ligne de la musique connaissent une importante gradation allant d'un «guichet unique» d'autorisation des exploitations en ligne géré paritairement par les sociétés civiles de producteurs et d'artistes-interprètes à une formule ne portant que sur la gestion d'une rémunération garantie pour ces derniers.

Leurs défenseurs les promeuvent le plus souvent comme ultime recours face à l'échec d'une régulation négociée des relations entre plateformes et producteurs ou des rémunérations des artistes-interprètes.

Les mesures de portée législative visant à mieux réguler les pratiques contractuelles de la musique en ligne, qui ont été proposées à la mission ou dont celle-ci croit devoir recommander l'insertion dans le projet de loi d'orientation sur la création.


• Transcrire au plan législatif les principes posés par les « 13 engagements » issus de la mission Hoog en vue d'encadrer les négociations entre fournisseurs de catalogues et services en ligne, en ce qui concerne notamment la durée des autorisations, la pratique des avances et garanties diverses, les obligations de compte-rendu ;


• Assurer aux droits des artistes-interprètes des protections comparables à celles reconnues aux auteurs ou en matière audiovisuelle, notamment en ce qui concerne l'obligation d'exploitation effective et la distinction des exploitations ;


• Fixer des principes relatifs à la définition de l'assiette des rémunérations des artistes-interprètes pour les exploitations numériques, aux recours aux abattements et aux obligations de compte-rendu ;


• Encadrer le recours aux clauses de prélèvement sur des ressources des artistes-interprètes extérieures à l'exploitation phonographique et les assortir de contreparties réelles ;


• Inciter à une rapide solution négociée du différend opposant les sociétés de gestion collective d'artistes-interprètes et prévoir, à défaut, la soumission à agrément, pour des « raisons impérieuses d'intérêt général » au sens du droit européen, d'une société chargée d'assurer une répartition équitable des ressources de licence légale aux associés des sociétés existantes d'artistes-interprètes comme à tous autres ayants droit pouvant légalement y prétendre ;


• Inciter à une négociation conventionnelle entre partenaires sociaux tendant, au vu des évolutions du marché de la musique en ligne, à encadrer les conditions de rémunération des artistes-interprètes de ces exploitations et prévoir, à défaut d'aboutissement de cette négociation dans un délai raisonnable, un régime de gestion collective obligatoire de ces mêmes rémunérations qui pourrait s'inspirer de propositions voisines avancées par l'ADAMI comme par la SPEDIDAM ;


• Mettre en place une procédure précontentieuse de médiation spécialisée, doté d'un pouvoir d'injonction aux parties, propre à favoriser la solution des conflits dans la négociation ou l'application de tous contrats relatifs à l'exploitation de la musique en ligne entre producteurs et artistes comme entre producteurs et plateformes ;


• Préciser en tant que de besoin les objectifs et critères auxquels doivent obéir l'utilisation au bénéfice des ayants droit les aides à la création des sommes prévues à l'article L. 321-9 du CPI afin de ne pas simplement reproduire la répartition directe qui leur est faite par ailleurs de l'essentiel des ressources des licences légales ;


• Étendre aux webradios non interactives le régime de la rémunération équitable.

Votre rapporteur pour avis prend acte de la densité des propositions de la mission qui ont suscité des réactions pour le moins contrastées.

Ces questions devraient donner lieu à des arbitrages gouvernementaux à l'occasion du projet de loi tant attendu sur la création que le Parlement devrait examiner au printemps prochain.

Il est évidemment souhaitable que la (courte) période intercalaire soit l'occasion d'un rapprochement des points de vue des acteurs, mais aussi que le Parlement prenne toute sa place dans un processus qui recèle des enjeux stratégiques pour l'industrie musicale française dans toutes ses composantes.

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