EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Placer les activités des services de renseignement dans un cadre défini par le législateur constitue une marque de maturité pour une démocratie et un progrès considérable de l'Etat de droit.

L'appareil de renseignement des États a souvent été, à l'origine, établi hors du droit, car destiné par nature à fonctionner dans la clandestinité.

Aussi, bien peu d'Etats dans le monde sont-ils dotés d'un tel cadre, le secret si nécessaire à l'activité des services de renseignement pouvant laisser la place à des zones de non droit et dissimuler toute forme d'arbitraire.

Effectuer cette démarche a longtemps été considéré comme un risque, celui d'affaiblir les capacités des services. Ceci explique les hésitations des Gouvernements successifs à entrer dans cette logique.

Ce risque n'est pas avéré si l'on procède avec précaution. Dans une société démocratique marquée par la liberté de communication et le renforcement du droit, ce risque doit être confronté à d'autres risques : l'incertitude juridique qui pèse sur les modes d'action des services et les atteintes à leur légitimité qu'entraînent des « révélations » d'actions dont l'opportunité et l'éthique ne sont souvent guère contestables mais qui ont le tort d'être effectuées hors d'un cadre légal et en deviennent « suspectes ». Or les services de renseignement ont besoin d'une grande légitimité pour agir, plus encore sans doute quand les menaces se concrétisent et sont susceptibles d'affecter directement nos concitoyens.

Légiférer, asseoir la légitimité des services, mieux faire comprendre leurs missions, ce n'est pas les affaiblir, mais les renforcer. Aujourd'hui, « nécessité fait loi » !

Mais au-delà du principe, légiférer n'est pas chose facile, car le législateur doit à la fois veiller à la protection de la vie privée et des libertés individuelles garanties par la Constitution et par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et renforcer l'efficacité des services en les dotant de nouvelles capacités d'action adaptées aux nouvelles formes de menaces et aux nouvelles pratiques des acteurs de ces menaces. Il faut aussi préserver la discrétion, voire la clandestinité, des modes d'actions et l'anonymat des agents qu'exige l'efficacité des services de renseignement et des personnels qui les servent. En effet, ceux-ci interviennent en amont, dans un cadre de police administrative pour rechercher, informer, exploiter et mettre à disposition du Gouvernement des renseignements relatifs aux enjeux géopolitiques et stratégiques, ainsi qu'aux menaces et risques susceptibles d'affecter la vie de la Nation, mais aussi pour les prévenir et contribuer à leur entrave.

Tout sera donc question d'équilibre dans les procédures mises en oeuvre.

Le Parlement est saisi d'un projet de loi définissant la mission des services spécialisés de renseignement et les conditions dans lesquelles ces services peuvent être autorisés, pour le recueil de renseignements relatifs à des intérêts publics limitativement énumérés, à recourir à des techniques pouvant porter atteinte à la vie privée ou aux libertés individuelles, instaurant un régime d'autorisation préalable du Premier ministre après avis et sous le contrôle d'une autorité administrative indépendante, fixant la durée de conservation des données collectées, prévoyant un régime spécifique d'autorisation et de contrôle pour les mesures de surveillance internationale et instituant un recours devant le Conseil d'Etat ouvert à toute personne y ayant un intérêt direct et personnel, ainsi qu'à l'autorité administrative indépendante, tout en prévoyant des règles de procédure dérogatoires destinées à préserver le secret de la défense nationale.

Les défenseurs des droits de l'homme devraient s'en réjouir. Il ne s'agit en rien d'une loi d'exception, elle n'a d'exceptionnel que d'intervenir dans un domaine non encore saisi par le droit. C'est une ambition légitime.

C'est au perfectionnement de cet équilibre et en veillant tout particulièrement au renforcement des garanties, à l'efficacité des services, à la dimension internationale de leurs activités, à la préservation du secret de la défense nationale dans la mise en oeuvre de ses dispositions et au renforcement de la légitimité et de l'efficacité des instances de contrôle, qu'il s'agisse de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, du Conseil d'Etat ou de la délégation parlementaire au renseignement, que votre rapporteur s'est attaché dans le cadre de cet avis.

I. UN TEXTE AMBITIEUX QUI DONNE UN CADRE LÉGAL PLUS COMPLET AUX SERVICES DE RENSEIGNEMENT

A. UN TEXTE ATTENDU DE LONGUE DATE

Comme l'écrivaient en mai 2013, MM. Jean-Jacques Urvoas et Patrick Verchère, dans un rapport d'information consacré à l'évolution du cadre juridique applicable aux services du renseignement, « la France fut longtemps et curieusement rétive à toute intrusion du pouvoir législatif dans le champ des services de renseignement, dont l'organisation, les moyens et le contrôle lui demeuraient pour une très large part étrangers » 1 ( * ) .

1. Une émergence discrète dans la stratégie de défense et de sécurité nationale

Évoquée, une première fois à l'occasion du Livre blanc sur la défense nationale de 1994, le renseignement, sous la dénomination « connaissance et anticipation » a été hissé, par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, au même rang de fonction stratégique que la prévention, la dissuasion, la protection et l'intervention 2 ( * ) .

Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2013 a réaffirmé la place de cette fonction comme élément fondamental de la stratégie de sécurité nationale 3 ( * ) .

2. Une émergence à travers le développement progressif du contrôle parlementaire

Si les moyens classiques du contrôle parlementaire pouvaient être mobilisés, ils butaient rapidement sur la protection du secret de la défense nationale, aussi deux organes spécialisés de contrôle ou de suivi parlementaire ont-ils été créés :

- le premier, la Commission de vérification des fonds spéciaux (CVFS) par amendement à l'article 154 de la loi de finance pour 2002 avec pour mission de vérifier la conformité de leur utilisation à la destination qui leur a été assignée par la loi de finances. Pour exercer ce contrôle, la structure dispose de pouvoirs d'information étendus.

- le second, la délégation parlementaire au renseignement (DPR), par une loi n° 2007-1443 du 9 octobre 2007, dont les principales dispositions sont incluses dans l'article 6 nonies de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires.

La loi n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire pour les années 2014 à 2019 et portant dispositions concernant la défense et la sécurité nationale a renforcé de façon importante les moyens juridiques du « contrôle de l'action du Gouvernement en matière de renseignement et d'évaluation de la politique publique en ce domaine » par la DPR et fait de la CVFS une formation spécialisée au sein de la délégation.

Ce contrôle porte donc sur l'usage que l'exécutif peut faire des services de renseignement, sur la politique publique qu'il met en oeuvre, davantage que sur les opérations en cours 4 ( * ) , respectant ainsi une décision du Conseil constitutionnel de 2001 5 ( * ) .

3. Une émergence à travers la définition par le législateur d'un cadre pour l'emploi de certaines techniques de renseignement

Depuis la loi n° 91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques 6 ( * ) qui tirait les conséquences d'une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'homme 7 ( * ) , en passant par la loi n° 2006-64 du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers qui a institué un régime de réquisition administrative des données de connexion, et celle n° 2013-1168 du 18 décembre 2013 relative à la programmation militaire (2014- 2019) qui a étendu les capacités d'accéder à ces données 8 ( * ) à l'ensemble des services de renseignement - et non aux seuls services relevant du ministère de l'Intérieur - et pour tous les motifs liés à la défense des intérêts fondamentaux de la Nation, mais aussi créé un dispositif unifié de recueil administratif des données de connexion, qu'il s'agisse de données relatives aux communications passées (les factures détaillées ou « fadettes ») ou à la localisation des équipements permettant ces communications, jusqu'aux lois n° 2012-1432 du 21 décembre 2012 et n° 2014-1353 du 13 novembre 2014 destinées à la lutte contre le terrorisme qui ont renforcé les moyens de police administrative à laquelle concourent les services de renseignement, la France s'est dotée d'une législation morcelée mais reste dépourvue d'un cadre général.

4. Un texte attendu depuis plusieurs années

Dès 2008, Le Livre blanc appelait à la définition d'un « cadre juridique clair et suffisant » dont il constatait l'absence 9 ( * ) .

Plusieurs rapports parlementaires 10 ( * ) insistaient, depuis plusieurs années, sur l'adoption nécessaire d'un cadre juridique des activités de renseignement et ont élaboré une réflexion significative en ce sens dont le contenu se retrouve dans de nombreuses dispositions du projet de loi.

En outre, le développement de la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le droit au respect de la vie privée appelait le législateur à intervenir pour assurer la conciliation entre la prévention des atteintes à l'ordre public et l'exercice des libertés constitutionnellement garanties 11 ( * ) .

La préparation d'un projet de loi a été décidée le 9 juillet 2014 à l'occasion d'un conseil national du renseignement présidé par le Président de la République.

Il s'agit donc d'une démarche ancienne , dont les attentats terroristes du mois de janvier 2015 ont accéléré la mise en oeuvre sans en avoir été à l'origine.

Exceptionnelle parce qu'elle est la première du genre dans notre pays, elle met fin à une exception.


* 1 Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère, Pour un État secret au service de notre démocratie , Rapport de la mission d'information sur l'évaluation du cadre juridique applicable aux services de renseignement, déposé au nom de la commission des Lois de l'Assemblée nationale, doc. AN n° 1022, 14 mai 2013, p. 13.

* 2 Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2008 - Paris OdileJacob/ La Documentation française, 2008, p.66, 133 et suiv.,http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/084000341.pdf

* 3 Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2013 - La Documentations française 2013, p. 70 et suiv. : http://www.ihedn.fr/userfiles/file/institut/referents/Livre-blanc-sur-la-Defense-et-la-Securite-nationale%202013.pdf

* 4 Ce qui est le cas dans certains pays comme les États-Unis ou la Norvège par exemple.

* 5 Conseil constitutionnel décision n°2001-456 DC du 27 décembre 2001.

* 6 dont les dispositions sont transposées depuis 2012 dans le code de la sécurité intérieure.

* 7 Par deux arrêts rendus à l'unanimité le 24 avril 1990, Kruslin c. France et époux Huvig c. France, la Cour européenne des droits de l'homme estima que le droit français, écrit et non écrit, n'indiquait pas avec assez de clarté l'étendue et les modalités d'exercice du pouvoir d'appréciation des autorités dans le domaine considéré et condamna notre pays.

* 8 Sur le fond, il s'agissait plutôt d'une simplification de notre droit car ces services pouvaient alors déjà accéder aux données techniques de connexion du fait de la jurisprudence de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) datant de 2010. Depuis cette date, elle estimait que les facturations détaillées et les identifications relevaient de la phase préparatoire à l'interception telle qu'elle est prévue par l'article L. 244-2 du code de la sécurité intérieure.

* 9 Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale 2008 précité p.142.

* 10 MM. Jean-Jacques Urvoas et Patrice Verchère, doc. AN n° 1022, 14 mai 2013, précité, M. Jean-Jacques Urvoas, rapport fait au nom de la commission d'enquête sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés, doc. AN n° 1056, 24 mai 2013, p.163, Rapport de M. Jean-Pierre Sueur, fait au nom de la délégation parlementaire au renseignement n° 462 (2013-2014) - 16 avril 2014 http://www.senat.fr/notice-rapport/2013/r13-462-notice.html , Rapport de MM. Jean-Jacques Urvoas, député, fait au nom de la délégation parlementaire au renseignement n° 201 (2014-2015) - 18 décembre 2014, p.65 et suiv., http://www.senat.fr/notice-rapport/2014/r14-201-notice.html

* 11 Depuis la décision n° 99-411 DC du 16 juin 1999, Loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants de réseau de transport public de voyageurs. le Conseil constitutionnel estime que le droit au respect de la vie privée entre dans le champ de la liberté personnelle proclamée par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, laquelle implique notamment, le droit au secret des correspondances et à l'inviolabilité du domicile. Depuis lors, il a confirmé invariablement sa jurisprudence au travers d'une trentaine de décisions.

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