B. PARFAIRE LA CONCILIATION ENTRE PROTECTION DES LIBERTÉS ET EFFICACITÉ OPÉRATIONNELLE

Le législateur, dans sa quête de l'équilibre idéal entre la protection des droits et l'efficacité des services, peut être tenté de vouloir tout inscrire dans la loi jusqu'au moindre détail, sans laisser à la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement et au Conseil d'Etat le soin de développer une jurisprudence. Le législateur y est incité par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la CEDH qui préconisent, en matière de protection des droits et des libertés fondamentales, des rédactions précises. Toutefois, cette tendance risque d'aller à l'encontre de l'impératif d'intelligibilité de la loi et de son applicabilité.

Le Sénat devra s'efforcer de clarifier et de simplifier autant que d'ajouter. Même si ce travail revient principalement à la commission des lois saisie au fond, votre s'efforcera, dans ses propositions d'amendement, d'aller en rapporteur ce sens chaque fois que nécessaire.

1. Clarifier le pouvoir de décision

La chaîne de décision qui conduit le Premier ministre à autoriser le recours à une technique de renseignement est cohérente. Votre rapporteur s'interroge néanmoins sur le changement d'organisation et de mode de fonctionnement que le passage de deux à six du nombre des personnes qui pourront, par délégation spéciale du Premier ministre, autoriser l'utilisation des techniques spéciales de renseignement. Autant la délégation à un nombre restreint dans l'entourage immédiat du Premier ministre (directeur de cabinet, directeur-adjoint, conseiller « intérieur) était-elle lisible et attestait d'une grande proximité ; autant l'augmentation du nombre traduit-elle une distanciation du lien. Est-ce l'ébauche de la constitution d'une nouvelle entité administrative au sein du Cabinet ou dans les services du Premier ministre ou bien de délégations personnelles qui pourraient être très mouvantes et sources d'éventuelles contradictions d'appréciation ? Les délégués exerceront-ils d'autres activités ou seront-ils spécialisés dans ces tâches ? Quels seront l'étendue et le contenu de leur délégation ? N'ayant pu à ce stade obtenir les éclaircissements nécessaires pour formaliser son appréciation votre commission, sur proposition de son rapporteur, propose de ramener le nombre des personnes spécialement déléguées à trois.

2. Conforter la légitimité et l'efficacité de la CNCTR
a) Redimensionner la CNCTR pour la rendre plus efficace

Le quadruplement des membres de la commission (par rapport à la CNCIS) risque de présenter une difficulté dans son organisation et dans son fonctionnement internes alors même qu'elle devra mettre en place très rapidement les procédures d'examen des demandes et s'atteler immédiatement au travail de rédaction des avis et des recommandations. Votre rapporteur estime que ces difficultés pourraient être plus facilement surmontées en revenant au nombre de neuf membres initialement proposé par le Gouvernement. Ce nombre préserve les équilibres entre les autorités de nomination qui désigneraient alors deux membres chacune, permet de satisfaire l'obligation de pluralisme par les présidents des assemblées parlementaires qui nommeraient chacun un membre issu de la majorité et un membre issu de l'opposition et l'obligation de parité, chacune des autorités de nomination désignant une femme et un homme, sans avoir à se concerter préalablement, ce qui était obligatoire avec un nombre impair de membres à nommer par chacune d'entre-elles et pouvait conditionner leur choix. Votre commission a adopté un amendement ramenant le nombre des membres de la CNCTR de treize à neuf et en conséquence de trois à deux le nombre des membres désignés par chaque autorité qui en ont la en charge.

b) Conforter la légitimité du président de la CNCTR

La nomination du président de la CNCTR par le président de la République est conforme aux règles en vigueur sous la V e République. La question se pose néanmoins de savoir si cette nomination, à la tête d'une commission dont les missions sont si importantes pour la préservation de la démocratie, pour le respect de la vie privée et la garantie des libertés individuelles, ne doit pas être soumise en outre à l'avis public de la commission permanente compétente de chaque assemblée. En effet, l'article 13 de la Constitution dispose « qu'une loi organique détermine les emplois ou fonctions [...] pour lesquels, en raison de leur importance pour la garantie des droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation, le pouvoir de nomination du Président de la République s'exerce après avis public de la commission permanente compétente de chaque assemblée. Le Président de la République ne peut procéder à une nomination lorsque l'addition des votes négatifs dans chaque commission représente au moins 3/5 des suffrages exprimés au sein des deux commissions ».

Cette possibilité n'a été écartée ni par le Gouvernement, ni par le rapporteur, président de la commission des lois de l'Assemblée nationale. C'est pourquoi, votre rapporteur et le rapporteur de la commission des lois ont pris l'initiative de déposer une proposition de loi organique 33 ( * ) qui sera inscrite en discussion commune avec le présent projet de loi.

L'ensemble de ces règles confèreront à la commission l'autorité et l'indépendance requises pour exercer les missions que lui confie le législateur, dans leur entière plénitude.

3. Mieux prendre en compte la protection des libertés
a) Renforcer les moyens du GIC pour garantir une traçabilité sans défaut de l'exécution de l'ensemble des techniques de renseignement autorisées

Contrairement aux interceptions de sécurité, qui sont toujours mises en oeuvre par le biais du GIC, le projet de loi prévoit qu'un certain nombre de techniques seront utilisées directement par les services de renseignement. Le projet de loi établit alors une obligation de traçabilité : il convient d'insister sur la nécessité de déployer les moyens correspondants pour y parvenir.

Pour des raisons de vulnérabilité, il a été indiqué que la centralisation en un seul lieu de toutes les données collectées par les services n'était pas souhaitable. Il pourrait être envisagé de déployer des cellules du GIC directement auprès des services, un peu à l'image des « GIC déconcentrés » qui ont été déployés sur le territoire national au plus près des services enquêteurs et dont la CNCIS a souligné l'utilité.

Pour le contrôle de la mise en oeuvre de certaines techniques, l'autorité indépendante devra donc se déplacer. Cela n'en rendra que plus indispensable la mise en place de procédures contraignantes et d'une infrastructure technique, y compris pour organiser la traçabilité des dispositifs déployés sur le terrain, la création de cellules du GIC en mesure de fournir à la CNCTR l'ensemble des données nécessaires à leur contrôle et le renforcement des moyens de fonctionnement du GIC et de la CNCTR.

b) Revenir à une durée de conservation raisonnable pour les correspondances interceptées

S'agissant des correspondances interceptées dans le cadre des interceptions de sécurité, la durée passe de 10 jours actuellement à compter du recueil à 30 jours à compter de l'exploitation et six mois à compter du recueil. Le texte reprend la durée adoptée par l'Assemblée nationale dans le cadre du projet de loi de lutte contre le terrorisme de novembre 2014 mais qui avait été ramené à 10 jours en CMP. De fait, la position de l'Assemblée nationale va bien au-delà du texte du projet de loi déposé par le Gouvernement car elle ne conditionne pas cette durée à la seule finalité de la lutte contre le terrorisme. De ce point de vue, elle fait fi de l'avertissement du Conseil d'État dans son avis rendu public le 12 mars 2015 34 ( * ) , lequel avait « souhaité que la durée de conservation des données collectées soit proportionnée à leur nature » et rappelé qu'il avait dans son avis du 3 juillet 2014 sur le projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, estimé possible « de porter de 10 à 30 jours le délai de conservation des correspondances enregistrées, (...) à compter du recueil des correspondances et non de leur première exploitation » . Le maintien en l'état de cette rédaction pourrait constituer un point de fragilité lors de l'examen du texte par le Conseil constitutionnel.

A l'initiative de son rapporteur, la commission a adopté un amendement proposant la destruction des données collectées prenant la forme de correspondances enregistrées à l'expiration d'un délai de 30 jours à compter de leur enregistrement comme cela était prévu dans le projet de loi déposé par le Gouvernement. Toutefois, pour prendre en considération la contrainte que représente la traduction des correspondances en langue étrangère, notamment des langues rares, le délai d'exploitation avant destruction serait porté à 60 jours à compter de leur enregistrement dans le cas où une telle traduction est nécessaire.

c) Clarifier les dispositifs juridiques relatifs aux nouvelles techniques de recueil du renseignement

Si l'instauration de nouvelles techniques de renseignement est nécessaire, les dispositions qui définissent ces nouvelles techniques doivent être parfaitement intelligibles. Ce n'est pas le cas des dispositions relatives, d'une part, à la pose de sondes sur les réseaux pour surveiller des personnes identifiées comme représentant une menace terroriste, d'autre part, à celles qui définissent l'utilisation de l'IMSI catcher. Votre commission à l'initiative du rapporteur propose par conséquent d'apporter les modifications nécessaires à la pleine intelligibilité de ces dispositifs .

4. Mieux prendre en compte l'efficacité des services

La rédaction du texte et son examen, dans un contexte marqué par les menaces d'attentats terroristes, mais aussi par les inquiétudes manifestées par certaines autorités indépendantes, par les professions judicaires, par les associations de défense des droits de l'homme, ont conduit à réserver certaines dispositions aux seules fins de prévention du terrorisme. C'est répondre à l'urgence, ce n'est pas nécessairement faire preuve de réalisme et d'anticipation. Sur l'échelle des menaces, certains de nos partenaires, pourtant touchés par le terrorisme, placent au premier rang les cyber-attaques et au second l'espionnage économique. Ils n'ont sans doute pas tort vu l'ampleur des dommages potentiels et la vulnérabilité de nos sociétés, mais il est sans doute un peu tôt et la culture du renseignement n'est pas suffisamment ancrée dans l'opinion publique pour faire évoluer la législation à ce stade. Pour autant, la réflexion doit être engagée sans délai. À cet égard, la cyber-attaque qui a touché TV5Monde doit nous interpeller : qu'en serait-il si elle touchait le contrôle aérien ou le pilotage des réseaux d'alimentation en eau ou en énergie de certaines de nos grandes agglomérations ? Est-on certain de la résilience de nos installations et de notre population ? Peut-on prévenir ces attaques en détectant les signes de leur préparation ?

De même pourrait-on s'interroger sur les conséquences sur le moral et la cohésion des services de la disposition introduite à l'Assemblée nationale sur les lanceurs d'alerte. Paradoxalement, les agents, qui à raison, ou à tort parfois, viendront dénoncer à la CNCTR des irrégularités, seront mieux protégés que ceux des services de santé ou d'éducation ou d'autres administrations. La différence de traitement pourrait être ressentie comme une forme de défiance.

En restant dans le cadre du projet de loi, il apparaît à l'examen attentif de votre rapporteur que les dispositions adoptées pour protéger de façon légitime certaines professions ou fonctions (parlementaires, magistrats, avocats, journalistes) ont pris parfois un caractère d'interdiction absolue d'agir.

Tel est le cas de l'article L. 851-9-1, qui interdit, en cas d'urgence liée à une menace imminente ou à un risque très élevé de ne pouvoir effectuer l'opération ultérieurement, de déroger à la procédure normale d'autorisation du recueil d'informations ou documents aux moyens de dispositifs conçus pour la détection à distance des conversations ou ayant pour objet la captation de données informatiques ou permettant la localisation en temps réel d'une personne, d'un véhicule ou d'un objet, dès lors que la mise en oeuvre porte sur un membre d'une profession protégée.

S'il est nécessaire d'offrir une protection spécifique aux membres de professions protégées sur le fondement de la protection des libertés, il faut néanmoins être conscient que l'interdiction pour des agents individuellement désignés et habilités des services de renseignement d'utiliser certaines techniques sans autorisation préalable « en cas de menace imminente ou de risque de ne pouvoir effectuer l'opération ultérieurement » pourrait avoir pour conséquence de fournir aux agents étrangers ou à des organisations criminelles ou terroristes des couvertures faciles pour mener sur le territoire national leurs activités d'espionnage, de terrorisme ou de crime organisé, sans que les services puissent déployer les techniques nécessaires pour les entraver.

Sur proposition du rapporteur, votre commission a adopté un amendement qui prévoit lorsqu'il existe des raisons sérieuses de croire que la personne visée agit aux ordres d'une puissance étrangères ou dans le cadre d'un groupe terroriste ou d'une organisation criminelle, de revenir sur cette interdiction absolue en mettant en place, en contrepartie, les garanties nécessaires pour permettre une intervention rapide du Président de la CNCTR et si besoin du Conseil d'Etat - le cas échéant, en référé - sur sa requête, pour obtenir l'interruption de la mise en oeuvre et la destruction des données collectées.

5. Assurer une meilleure protection du secret de la défense nationale

Le projet de loi a pris en considération de façon sérieuse la protection du secret de la défense nationale ainsi que le secret professionnel. Il prévoit en effet explicitement que les membres de la CNCTR et les agents qui les assistent (article L.832-5 du code de la sécurité intérieure) mais aussi les membres de la formation spécialisée du Conseil d'État susceptibles d'intervenir pour juger le contentieux de la mise en oeuvre des techniques de renseignement soumises à autorisation et les agents qui les assistent (article L. 773-2 du code de justice administrative) devront respecter ces secrets pour les faits, actes et renseignements dont ils peuvent avoir connaissance dans l'exercice de leurs fonctions. Il reste que, dans sa rédaction actuelle, l'obligation ne porte pas sur les membres des formations restreintes de la section du contentieux et de l'assemblée du contentieux au rôle desquelles les affaires pourraient être inscrites. Votre commission a adopté un amendement pour remédier à cette situation, sur proposition du rapporteur.

Le projet de loi a également pris les dispositions nécessaires pour adapter la procédure de jugement et notamment le contradictoire et la publicité des débats, tout en renforçant en contrepartie les pouvoirs du juge.

Demeure cependant la question des modalités de l'habilitation des membres de la CNCTR et des membres des formations de jugement du Conseil d'État, soulevée par la commission de la défense et des forces armées de l'Assemblée nationale, laquelle n'a pas été suivie.

Les membres de ces deux institutions devront en effet être habilités au secret de la défense nationale aux fins d'accéder aux informations et aux documents nécessaires à l'accomplissement de leur mission (art. L.773-2 du code de justice administrative, art. L.832-5 du code de la sécurité intérieure).

Or, s'agissant des membres de la CNCTR ou des membres de la formation spécialisée et du rapporteur public du Conseil d'Etat - là encore le texte ne concerne pas, dans sa rédaction actuelle, les membres des formations restreintes de la section du contentieux et de l'assemblée du contentieux - il est prévu une habilitation ès-qualités, par la simple mention dans la loi et sans soumettre les personnes concernées au processus d'habilitation de droit commun.

Ces dispositions semblent résulter d'une approche un peu biaisée de la protection du secret de la défense nationale qui apparaît comme une préoccupation contingente et secondaire par rapport aux garanties de procédure. Sans doute, l'argument selon lequel l'habilitation reviendrait à faire intervenir les services contrôlés dans la composition des formations de jugement en charge de les contrôler souligne-t-il une difficulté réelle. Il invite surtout le législateur à opérer un choix.

Qu'il soit permis de rappeler qu'en la matière, l'habilitation protège autant les informations susceptibles d'être portées à la connaissance d'une personne que la personne elle-même, qui de façon volontaire ou fortuite, peut, en raison de situations de fait, passées, présentes ou futures, être vulnérable et se mettre en danger en détenant des informations protégées. L'habilitation n'est pas un contrôle des opinions de la personne mais des risques éventuels qu'elle encourt ou qu'elle fait encourir aux intérêts supérieurs de la Nation.

Autant cette habilitation es-qualités, par la loi, - c'est-à-dire en s'abstenant de prendre en compte les vulnérabilités éventuelles des dépositaires - peut-elle se concevoir pour les membres d'institutions dont le nombre des membres, les conditions de nomination et la durée des fonctions sont définies par la loi - c'est le cas pour les membres de la CNCTR, autant est-elle plus délicate à admettre s'agissant des membres de formations plus larges et dont le législateur n'est en mesure d'apprécier ou de fixer ni les conditions de nomination, ni la durée de fonction, ni même le nombre des membres, pas plus que la composition. En l'espèce, le nouvel article L.773-2 du code de justice administrative dispose que « dans le cadre de l'instruction de la requête, les membres de la formation de jugement » (c'est-à-dire ceux de la formation spécialisée, ou bien ceux de la formation restreinte de la section du contentieux, ou bien ceux de la formation restreinte de l'assemblée du contentieux ) « et le rapporteur public sont autorisés à connaître de l'ensemble des pièces en possession de la Commission nationale de contrôle des techniques du renseignement ou des services » (...) « et utiles à l'exercice de leur office, y compris celles protégées au titre de l'article L.4139 du code pénal. » . Or la composition de ces formations, le nombre de leurs membres, la durée de leurs fonctions et les conditions de leur nomination échappent au législateur et relèvent du pouvoir réglementaire. Il apparaît donc préférable, dans l'intérêt de la protection d'informations couvertes du secret de la défense nationale et des personnes susceptibles d'en être les dépositaires, que celles-ci fassent l'objet d'une habilitation par la procédure de droit commun. Tel est le sens de l'amendement adopté par votre commission sur proposition de son rapporteur.


* 33 Sénat 2014-2015 n°440 http://www.senat.fr/leg/ppl14-430.html

* 34 Conseil d'Etat, Assemblée générale, section de l'intérieur et section de l'administration, 12 mars 1995, avis sur le projet de loi relatif au renseignement, n°389.754, p.3. http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Communiques/Renseignement

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