B. LA SOUS-ÉVALUATION DE CERTAINES DÉPENSES

1. Les surcoûts liés aux dysfonctionnements du système de paie « Louvois »

Selon les informations communiquées à votre rapporteur pour avis, le total des versements indus causés par les dysfonctionnements du système de paie Louvois a été de 77,223 millions d'euros. Ces versements indus ont été en partie compensés par 42 millions d'euros de recouvrements en 2014 au titre de la campagne 2013.

Toutefois, le ministère de la défense précise que « compte tenu des autres dysfonctionnements constatés (avances versées au titre de la mobilité outre-mer et étranger ou d'une mission en OPEX et non récupérées avant la fin de l'année, écarts décaissé/liquidé avant imputation, avances spécifiques au titre du plan d'urgence ministre et d'opérations comptables de régularisation d'historiques), l'impact total à couvrir en 2014 s'est élevé in fine à 130 millions ».

Pour 2015, le ministère explique avoir intégré dans ses prévisions budgétaires « un montant conservatoire de 82 millions d'euros au titre des récupérations d'indus versés au titre des campagnes antérieures ».

En revanche, « dans la perspective de la résorption progressive des dysfonctionnements, comme de l'amélioration de la récupération en flux des indus versés, aucun nouvel indu, ni nouvelle imputation budgétaire, ne sont prévus, pour 2015 et au-delà, au titre des dépenses prévisionnelles ».

Votre rapporteur pour avis observe donc que le ministère de la défense pense récupérer en 2015 des indus pour un montant représentant le double de celui de 2014 mais ne subir aucun surcoût.

Ces prévisions semblent particulièrement optimistes.

Par ailleurs, le ministère de la défense indique que le remplacement, à terme, de Louvois (projet Source solde) sera financé, comme les autres charges additionnelles intervenues depuis le vote de la LPM, dans une logique d'auto-assurance, « par redéploiement ou par l'effet favorable des indices économiques ».

Compte tenu des tendances au dérapage du coût des grands projets informatiques menés par l'État, cette affirmation n'est pas de nature à rassurer, d'autant que les économies réalisées grâce à « l'effet favorable des indices économiques » sont déjà largement affectées au financement d'autres dépenses.

2. Le surcoût OPEX et la contribution de la mission « Défense » à la solidarité interministérielle
a) La sous-estimation du surcoût OPEX

Le « surcoût OPEX » ne représente pas l'intégralité du coût des opérations, mais les dépenses supplémentaires liées aux OPEX, composées « de coûts de rémunérations et charges sociales (personnel militaire et personnel civil de recrutement local), de transport stratégique, de contrats d'externalisation, de contributions aux budgets des opérations militaires de l'UE et de l'OTAN et de surcoûts de fonctionnement. Ces derniers représentent la différence entre les coûts de fonctionnement des unités déployées en opération extérieure et les économies réalisées en métropole du fait de l'absence de ces unités » 6 ( * ) .

La LPM 2014-2019 prévoyait un surcoût OPEX de 450 millions d'euros par an, constant sur la période. Ce niveau était déjà optimiste. Il est désormais clairement irréaliste. Pour mémoire, le surcoût OPEX s'est établi en 2014 à 1,12 milliard d'euros.

Évolution du surcoût OPEX depuis 2007, en prévision et en exécution

(en millions d'euros)

Pourtant, le présent projet de loi maintient dans la programmation actualisée une provision annuelle de 450 millions d'euros.

b) La non-prise en compte de la contribution du ministère de la défense à la solidarité ministérielle

La sous-estimation du surcoût OPEX est assortie d'une disposition prévoyant qu'un éventuel dépassement de la provision fera l'objet d'un financement interministériel 7 ( * ) .

Cette garantie, imprécise, est toute relative, le Gouvernement déterminant la contribution de chaque ministère à ce financement, y compris celle du ministère de la défense.

En effet, alors que cela n'avait pas clairement transparu dans les débats parlementaires, le Gouvernement a considéré que ce financement interministériel s'effectuait dans le cadre plus large de la solidarité interministérielle, qui couvre également les besoins d'autres ministères et à laquelle la mission « Défense » contribue, en principe à proportion de son poids dans le budget général, et en pratique au-delà de ce poids selon la Cour des comptes (cf. tableau ci-dessous, les annulations excédentaires étant estimées à 79 millions d'euros).

Part des annulations des crédits de la mission « Défense »
en fin de gestion

Source : Cour des comptes, note d'analyse de l'exécution budgétaire 2014, mission « Défense »

NB : missions RDEFE = missions « Remboursements et dégrèvements » et « Engagements financiers de l'État ».

Ainsi, les annulations de crédits de fin de gestion ont amputé le budget de la défense, essentiellement sur le programme 146 « Équipement des forces », de 650 millions d'euros en 2013 et 400 millions d'euros en 2014, montant qui s'ajoute à l'annulation de 202 millions d'euros en loi de finances rectificative du 8 août 2014 au titre de la participation à la baisse des dépenses de l'État. Sur ces montants, respectivement 111 millions d'euros en 2013 et 120 millions d'euros en 2014 sont directement liés au financement du surcoût OPEX.

Interrogé sur le fait de savoir si la contribution à la solidarité interministérielle, charge récurrente, était prise en compte par le présent projet de loi, le ministère de la défense a confirmé à votre rapporteur pour avis que « cette contribution étant par nature aléatoire et imprévisible, elle ne peut être prise en compte ab initio dans le besoin de financement du ministère de la défense exprimé dans la loi pour la période de programmation. Elle a vocation, comme par le passé, à être traitée le cas échéant en gestion » .

c) La nécessité d'une sanctuarisation effective des ressources de la défense

De fait, ce mécanisme permet au Gouvernement de subvertir les fortes garanties dont le législateur a voulu, dans un large consensus politique, entourer les ressources de la défense.

En outre, s'agissant spécifiquement de la part prise par le ministère au financement du dépassement de la provision OPEX, il en résulte une situation paradoxale : le fait même que le contexte international et la dégradation sécuritaire imposent des interventions militaires sur des théâtres extérieurs contribue à dégrader les ressources que la France consacre à sa défense. Plus la France s'engage dans des opérations extérieures, plus elle rogne les moyens matériels et financiers de ses armées. Dans ces conditions il semble difficile de parler de sanctuarisation du budget de la défense.

Ce mécanisme revient à mettre une partie du surcoût OPEX à la charge du ministère de la défense, ce qui n'est pas conforme à l'intention ni à la lettre de la loi de programmation militaire.

C'est pourquoi votre commission des finances, à l'initiative de son rapporteur pour avis, a adopté un amendement ayant pour objet de prévoir que le ministère de la défense ne contribue pas au financement interministériel du dépassement de la dotation annuelle au titre des opérations extérieures .

On observera qu'une question similaire se posera sans doute pour le financement des opérations intérieures, l'opération Sentinelle ayant révélé qu'elles pouvaient également représenter un coût important pour la mission Défense. Dans son rapport précité, notre collègue députée Patricia Adam considère ainsi « de la plus haute importance que les surcoûts liés aux missions intérieures fassent, sur le même mode que les OPEX, l'objet d'un financement interministériel ».

De fait, le surcoût 2015 est estimé à environ 260 millions d'euros (dont 100 millions d'euros de dépenses de personnel) non couverts par la LPM 2014-2019.

3. La prise en compte partielle du « passif » d'entretien des matériels engagés en OPEX

Les conditions d'emploi et l'âge des matériels, et particulièrement de ceux déployés sur des théâtres extérieurs, créent d'importants besoins de maintenance.

À titre d'exemple, les avions de patrouille maritime Atlantique 2 (ATL2) ont pour mission permanente d'escorter les sous-marins nucléaires lanceurs d'engins près des côtes bretonnes, mais sont également employés en opérations extérieures à des fins de renseignement. Cela a notamment été le cas au Mali, où les ATL2 ont largement été employés, notamment pour des missions des missions ISR (Intelligence, surveillance, reconnaissance), mais également en Irak, dans le cadre de l'opération Chammal.

La modernisation de ces avions, dont l'âge moyen s'établit à 22 ans, a été tardivement engagée, alors qu'ils sont particulièrement sollicités.

Lors de son audition par la commission de la défense de l'Assemblée nationale sur le présent projet de loi, dans le cadre de l'examen du présent projet de loi, l'amiral Bernard Rogel, chef d'état-major de la Marine nationale (CEMM), a ainsi indiqué que « leur taux de disponibilité ne s'élève qu'à 25 %, ce qui n'est pas satisfaisant. La rénovation engagée les accapare, tandis que la surchauffe opérationnelle, au Sahel et en Irak, explique également ce faible taux. Moins les avions disponibles sont nombreux, plus vite ils s'usent dans des rotations » 8 ( * ) .

« Seuls deux Atlantique 2 rénovés seront livrés au cours de la LPM au lieu de quatre en raison des retards industriels dans la rénovation. Le nombre final d'Atlantique 2 rénovés, qui est de quinze, ne change pas »

Devant la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, le 10 juin dernier, le général Pierre de Villiers, chef d'état-major des armées, a quant à lui expliqué que « le caractère abrasif des sables du Sahel et du Levant, de la rocaille des massifs du nord du Mali et de la latérite centrafricaine, conjugués aux vents violents, à la chaleur et aux amplitudes de température de ces théâtres, provoquent [...] une usure accélérée de nos matériels . Pour les vecteurs aériens, notamment les hélicoptères, ces conditions extrêmes provoquent une dégradation accélérée des ensembles mécaniques. Pour les matériels terrestres, 20 % d'entre eux qui rentrent en panne de retour de l'opération Barkhane sont irréparables . »

Il a ainsi alerté sur le fait que « sans moyens financiers supplémentaires pour régénérer ces matériels, et considérant leur âge, le maintien du niveau d'engagement actuel se traduirait à court terme par une diminution rapide de plusieurs parcs, dont les avions de transport tactique et de patrouille maritime, les hélicoptères de manoeuvre et les véhicules blindés », précisant même que « sans moyens financiers supplémentaires pour l'entretien des matériels, nous mettons en danger notre personnel ».

Or, d'après le chef d'état-major des armées, les 500 millions d'euros sur la période 2016-2019 constitue un minimum, « car actuellement, nous consommons plus vite que nous sommes capables de régénérer ». Devant la commission de la défense et des forces armées de l'Assemblée nationale, il a plus crûment affirmé : « Avec 500 millions d'euros, ce sera juste » 9 ( * ) , précisant ne pas savoir « si les 500 millions d'euros suffiront, car les besoins sont importants ».

De fait le ministère de la défense a indiqué à votre rapporteur pour avis que « dans le cadre des travaux d'actualisation de la LPM 2014-2019, l'EMA a établi la liste des besoins d'EPM prioritaires à hauteur de 800 millions d'euros permettant de régénérer les matériels afin d'assurer le maintien dans la durée du haut niveau de nos engagements opérationnels en consolidant les capacités opérationnelles les plus fortement sollicitées ».

Conformément à l'arbitrage du Conseil de défense du 29 avril 2015, les ressources nouvelles consacrées à l'entretien des équipements sont finalement limitées, dans le cadre du présent projet de loi, à 500 millions d'euros.

Compte tenu des enjeux soulignés par le chef d'état-major des armées, ce décalage ne laisse pas d'inquiéter.

Sous un angle plus proprement financier, il conviendra également de suivre cette question avec attention, car l'usure des matériels ne se voit pas sur le plan budgétaire tant que les réparations ne sont pas effectuées, mais représente bien une consommation des ressources de l'État. Indolore sur le coup pour le budget de l'État, cette usure constitue en réalité un passif qui s'accumule, et donc une dépense différée, car il faudra bien reconstituer ces ressources matérielles si l'on souhaite maintenir les capacités opérationnelles de nos troupes.

Il serait enfin utile d'engager une réflexion sur l'opportunité d'inclure dans le calcul du surcoût OPEX l'usure accélérée des équipements et leur remise à niveau.


* 6 Projet annuel de performance 2014 de la mission « Défense ».

* 7 L'article 4 de la loi de programmation militaire (LPM) 2014-2019, qui prévoit déjà que « la dotation annuelle au titre des opérations extérieures est fixée à 450 millions d'euros », dispose en effet qu' « en gestion, les surcoûts nets, hors titre 5 et nets des remboursements des organisations internationales, non couverts par cette dotation qui viendraient à être constatés sur le périmètre des opérations extérieures font l'objet d'un financement interministériel ».

* 8 Audition du 27 mai 2015, compte-rendu n° 66, session 2014-2015.

* 9 Audition du 21 mai 2015, compte-rendu n° 62, session 2014-2015.

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