B. DES PERSPECTIVES D'ÉVOLUTION À COURT TERME

Plusieurs pistes d'évolution sont actuellement étudiées par le gouvernement et la Hadopi elle-même, afin de renforcer les moyens juridiques de lutte contre le piratage.

1. Au plan national, des progrès récents pour simplifier les démarches des ayants droit

Les ayants droit se retrouvent souvent démunis face au piratage des oeuvres. Ils sont confrontés à des entreprises de taille mondiale, pas toujours prêtes à adopter une attitude coopérative, et ont des difficultés à identifier précisément les oeuvres piratées. Sur ces deux aspects, des progrès ont été effectués ces dernières années.

a) La création d'un guichet unique pour les ayants droit

Les plateformes qui hébergent des contenus audiovisuels ou musicaux sont les vecteurs majeurs du piratage en ligne. Une des tendances développées ces dernières années est la mise en place de technologies de reconnaissance de contenus qui visent à identifier les contenus protégés a priori et d'empêcher celle-ci. La difficulté, déjà identifiée par votre commission 21 ( * ) en ce qui concerne les fausses informations, est l'irresponsabilité des hébergeurs organisée par la directive « e-commerce » de 2000.

En 2016, le CNC a confié à Marc Tessier, Olivier Japiot et Emmanuel Gabla une mission destinée à améliorer l'efficacité des mécanismes de « notification et retrait », qui imposent aux plates-formes numériques de réagir promptement aux signalements des ayants droit relatifs à des contenus disponibles en ligne sans leur autorisation.

Un accord a été conclu le 19 septembre 2017 entre Google, l'Association de lutte contre la piraterie audiovisuelle (ALPA) et le CNC. Il permet la mise en place d'un guichet unique pour les ayants droit, opérationnel depuis le mois de mai 2018.

Le grand mérite de cet accord a été d'établir un c adre de dialogue régulier entre Google et les ayants droit français.

b) Une implication grandissante du CNC

La loi relative à la liberté de création, à l'architecture et au patrimoine de juillet 2016 a modifié le code de la propriété intellectuelle pour permettre au CNC d'engager des actions en cessation devant le tribunal de grande instance, ou soutenir à titre principal les actions engagées par les organisations professionnelles, en cas d'atteinte au droit d'auteur ou à un droit voisin occasionnée par le contenu d'un service de communication au public en ligne . Les ayants droit ont ainsi la possibilité de s'adosser à une structure publique dotée de capacités juridiques.

Depuis la fin de l'année 2017, le CNC s'associe ainsi systématiquement aux actions initiées par les ayants droit. Cela a été rendu possible par une évolution de la jurisprudence de la la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 5 juillet 2017 (« Allostreaming »), a ordonné le blocage de sites pirates par les fournisseurs d'accès à Internet, ainsi que leur déréférencement par les moteurs de recherche, aux frais de ces intermédiaires techniques .

2. Au niveau européen, les promesses portées par l'article 13 de la future directive sur les droits d'auteur

Les plateformes ont développé des technologies de « reconnaissance des contenus ». Ces nouveaux outils, basés sur des algorithmes, comparent « l'empreinte » d'une oeuvre avec celle des contenus mis en ligne par les internautes.

Les pratiques sont cependant peu encadrées et sont dépendantes de la bonne volonté des plateformes , qui ne font pas toujours preuve d'une grande transparence en la matière.

Les débats actuellement en cours autour de l'article 13 de la directive « droit d'auteur » montrent l'actualité du sujet, mais également les difficultés techniques, voire éthiques, sous-jacentes.

Dans sa version actuelle adoptée par le Parlement européen le 12 septembre, et en cours de discussion dans le cadre des trilogues, l'article 13 contraindrait les plateformes principales qui rendent possible de poster des contenus à contracter, par le biais de licences, avec les ayants droit . Si aucun accord n'était trouvé, la version initiale prévoyait que les plateformes devaient alors mettre en oeuvre des technologies de reconnaissance a priori permettant d'empêcher la mise en ligne de contenus protégés. La version actuellement en discussion ne va pas si loin. Elle met en place une coopération « de bonne foi » entre plateformes et ayants droit, et ne cherche plus à imposer un « blocage automatisé », qui s'apparenterait à de la censure et contreviendrait dans l'esprit avec l'absence de responsabilité des plateformes définie par la directive « e-commerce » de 2000. Les solutions techniques de filtrage restent cependant évoquées dans la présentation de la directive.

Google met en place un système de filtrage, « ContentId ». L'entreprise a rendu public son rapport « Comment Google lutte contre le piratage 22 ( * ) », qui se félicite en particulier que YouTube ait versé plus de trois milliards de dollars aux ayants droit qui ont monétisé l'utilisation de leur contenu via Content ID, et des 1,8 milliard de dollars reversés au secteur de la musique entre octobre 2017 et septembre 2018. Le rapport fait également état de plus de trois milliards de liens supprimées du moteur de recherche pour violation du droit d'auteur.

Entre autorégulation pratiquée par les plateformes, que certains qualifient de réponses opportunistes et a minima , et législation menaçant la vie privée et instaurant une censure privée, le débat sur le respect des droits d'auteur en ligne est loin d'être achevé. Votre rapporteure pour avis suivra avec beaucoup d'attention les débats en cours à Bruxelles, avec l'espoir qu'une solution adaptant enfin les droits d'auteur au XXI e siècle puisse être élaborée .

La lutte contre la contrefaçon à l'étranger

Deux approches sont retenues au niveau mondial dans la lutte contre le piratage en ligne.

Le premier axe , reposant sur l'approche dite « Follow the money » (Danemark, Espagne, États-Unis, Italie, Japon, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède), consiste à impliquer les acteurs de la publicité et du paiement en ligne pour assécher les revenus des sites massivement contrefaisants .

Cette solution fait consensus sur son utilité, bien que les modalités de mise en oeuvre et les effets de ces mesures ne soient toujours pas clairement identifiés.

Cette approche suscite également des interrogations s'agissant de la définition des critères permettant de qualifier ces sites de massivement contrefaisants.

Enfin, l'efficacité de l'approche « Follow the money » est parfois mise en cause du fait de pratiques de contournement, notamment l'utilisation d'autres moyens de paiement (monnaie virtuelle) ou encore d'autres sources de financement.

Le second axe consiste à renforcer l'office du juge en lui donnant les moyens de prévenir ou faire cesser une atteinte au droit d'auteur en enjoignant à un intermédiaire (indépendamment de toute mise en cause) de bloquer un site ou encore de le déréférencer, dès lors que l'intermédiaire est en position de prendre les dispositions permettant d'atteindre l'objectif souhaité.

Les injonctions de blocage sont prononcées soit sur saisine des ayants droit par décision du juge avec une injonction qui peut, selon les pays, être subordonnée ou non à la participation active de l'intermédiaire à l'atteinte, soit avec le concours d'une autorité publique dans la notification des demandes de retrait et les opérations de vérification auprès des plateformes (Italie, Espagne).

Ces dispositifs de blocage posent tout d'abord des questions de coût. Certaines lois prévoient qu'il incombe aux ayants droit (Suisse) ou aux FAI de les supporter (Russie). En Australie et au Royaume-Uni la jurisprudence a estimé qu'il incombait aux ayants droit de les supporter.

Ces dispositifs posent ensuite des questions d'effectivité dans le temps des mesures prononcées (sites miroirs). Les récentes décisions de blocage rendues au Royaume-Uni indiquent qu'il est désormais usuel en matière d'injonctions de blocage de permettre une actualisation des adresses IP et des URL à bloquer . Cette actualisation est mise en oeuvre par les FAI, sans repasser devant le juge, au regard des informations transmises par les ayants droit.

Source : ministère de la culture

3. Vers la future loi audiovisuelle ?

La loi audiovisuelle annoncée pour 2019 pourrait être l'occasion d'adapter le droit national à l'évolution des technologies . À ce titre, plusieurs pistes sont envisagées.

a) La lutte contre les sites « miroir »

Si la justice ordonne le blocage d'un site contrefaisant ou son déréférencement, l'application et l'effectivité de la mesure se heurtent à la capacité à reproduire très rapidement et efficacement le même site, dit « site miroir », en utilisant une autre adresse ou un autre nom de domaine. Or, dans ce cas, ces sites doivent faire l'objet d'une nouvelle décision de justice, ce qui réduit drastiquement la portée des mesures. Une réflexion est actuellement en cours pour étendre la décision de justice, suivant le principe communautaire de « l'injonction dynamique », déjà pratiquée au Royaume-Uni ( voir encadré précédent ).

b) La tenue par la Hadopi d'une liste « noire »

La Hadopi pourrait être amenée à établir une « liste noire » des sites massivement contrefaisants, ce qui nécessiterait une modification législative. Une telle mission aurait une double utilité : d'une part, faciliter pour les ayants droit la charge de la preuve dans le cadre des procédures devant le juge, et d'autre part, accompagner et renforcer les démarches d'autorégulation en matière de lutte contre la contrefaçon par l'intervention d'une autorité publique agissant sur une base transparente et objective.

c) L'amélioration de la procédure de réponse graduée

Dans leur rapport 23 ( * ) sur l'avenir de la Hadopi fait au nom de notre commission de la culture, les sénateurs Loïc Hervé et Corinne Bouchoux avaient conclu que l'efficacité de la réponse graduée dépendait grandement de la connaissance et de la crainte que les internautes avaient du mécanisme, comme le prouvait le faible taux de récidive au cours de la procédure. Si la probabilité de détection du piratage ne semble pas avoir de conséquence sur la décision de pirater, elle en réduirait néanmoins l'intensité . Pour les rapporteurs de l'époque, le maintien du piratage à un niveau élevé rend cependant « fort délicat de dresser un bilan évident de la réponse graduée, tant le mécanisme et la vision que les acteurs peuvent en avoir pâtit d'une ambiguïté de départ, sorte de « malentendu originel » entre les espoirs répressifs des titulaires de droits et le choix de ne pas (ou peu) sévir fait par la Commission de protection des droits, pour laquelle toute transmission d'un dossier au Parquet représente un échec de son action pédagogique ».

Qu'est-ce que la réponse graduée ?

La procédure, qui démarre lorsque les ayants droit saisissent la commission de protection des droits (CPD) d'un téléchargement litigieux constaté sur un réseau « peer to peer » , comporte trois étapes .

Première étape : à partir de l'adresse IP relevée dans les constatations réalisées par les titulaires de droits via un prestataire de service, la Hadopi demande communication au FAI des coordonnées de l'abonné concerné. La commission envoie alors une recommandation à l'adresse mail transmise par le fournisseur d'accès.

Depuis peu, une lettre simple de sensibilisation est envoyée avant le déclenchement de la deuxième étape, lorsque la commission est saisie d'un nouveau fait de mise en partage concernant la même oeuvre et utilisant le même logiciel ;

Deuxième étape : si la commission est saisie de faits similaires dans un délai de six mois suivant l'envoi de la première recommandation, une deuxième est envoyée par voie électronique, doublée d'une lettre recommandée ;

Troisième étape : en cas de réitération dans l'année suivant la deuxième recommandation, la commission notifie à l'abonné que les faits qui lui sont reprochés sont susceptibles de constituer une contravention de négligence caractérisée . Elle délibère sur chaque dossier et, dans la majorité des cas, renonce à transmettre les procédures au procureur de la République. Ces décisions sont motivées, le plus souvent, par l'absence de nouveau fait après l'envoi de la lettre de notification. La commission tient compte également des observations qui ont été formulées par l'abonné et des mesures prises afin d'éviter les réitérations. Si la commission décide de saisir le juge ou si elle est saisie d'une nouvelle réitération dans l'année qui suit la délibération de non-transmission, elle transmet le dossier au procureur de la République en vue d'éventuelles poursuites devant le tribunal de police.

Par ailleurs, la commission de protection des droits peut également agir sur la base d'informations transmises par le procureur de la République.

La réponse graduée mise en oeuvre par la commission de protection des droits de la Hadopi se limite aux actes de contrefaçon observés sur les réseaux « peer to peer » et ne sanctionne, à ce titre, qu'individuellement l'internaute coupable du délit de négligence caractérisée s'agissant de la sécurisation de sa connexion à Internet par laquelle le délit a été commis. Le périmètre limitatif de cet outil explique, plus que toute autre raison, ses résultats observés, au niveau macroéconomique, en matière de lutte contre le piratage.

Source : commission de la culture, de l'éducation et de la communication du Sénat

Les limites du système sont aujourd'hui bien identifiées. La visibilité des ayants droit sur la sanction est lointaine et incertaine, ce qui fragilise la procédure. En neuf ans, 2 900 dossiers ont été transmis à la justice par la commission de protection des droits, pour 900 suites et 180 condamnations , soit un taux de 6,2 %. Le caractère dissuasif de la réponse graduée est donc très faible, en raison du manque d'empressement des tribunaux à traiter la question - ce que, compte tenu de leur encombrement, nul ne songerait à leur reprocher. Le président de la Hadopi avait été interrogé à ce sujet le 20 juin dernier lors de son audition devant la commission de la culture 24 ( * ) .

À la demande du collège de la Hadopi, le 14 décembre 2017, Louis Dutheillet de Lamothe et Bethânia Gaschet ont remis un rapport sur « La procédure de réponse graduée » , qui propose différentes solutions visant à en améliorer la pertinence et l'efficacité. L'étude évoque trois possibilités d'évolution : la création d'une sanction administrative, d'une part, la possibilité d'une sanction pénale de la contravention de négligence caractérisée par le biais d'une amende forfaitaire, d'autre part, enfin une transaction pénale confiée à une autorité administrative indépendante . Cette dernière solution semblerait avoir aujourd'hui le plus de chance d'aboutir et d'être transcrite dans la loi, même si les risques juridiques ne sont pas tous écartés pour autant.

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Compte tenu de ces observations, votre rapporteure pour avis propose à la commission d'émettre un avis favorable à l'adoption des crédits du programme 334 « livre et industries culturelles » de la mission « Médias, livre et industries culturelles » du projet de loi de finances pour 2019.

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La commission de la culture, de l'éducation et de la communication a émis un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Médias, livre et industries culturelles » du projet de loi de finances pour 2019.


* 21 Une présentation très complète de ce régime figure dans le rapport de Catherine Morin-Desailly sur la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l'information : http://www.senat.fr/rap/l17-677/l17-677.html

* 22 https://france.googleblog.com/2018/11/rapport-piratage-en-ligne-2018.html (en anglais)

* 23 https://www.senat.fr/notice-rapport/2014/r14-600-notice.html

* 24 http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20180618/cult.html#toc6

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