II. LA PROGRESSION DES CRÉDITS D'ÉTUDES LAISSE ENTIER LE PROBLÈME STRUCTUREL DU FINANCEMENT DE LA BITD

Les crédits d'études amont représentent l'essentiel du programme 144. La LPM du 13 juillet 2018 a prévu leur progression de 720 M€ à 1 milliard d'euros sur la période 2019-2025. Pour 2021, ces crédits passeront à 901 M€ , soit une augmentation de 80 M€, soit près de 10 %.

Montant des crédits d`études amont en 2021

... soit une augmentation de

Ces crédits commenceront en 2021 à financer le nouveau Fonds d'innovation Défense (FID, Ex-Definnov), qui atteindra à terme 200 M€. Sa montée en puissance se fera sur 5 ans. Comme prévu, ce fonds pourra intervenir dans des tours de table d'entreprises innovantes de la défense, jusqu'à 10 % de son encours. Il est à noter que ce montant de 200 M€ serait un socle minimal, auquel pourraient venir s'ajouter la participation d'autres acteurs publics ou privés, ce qui pourrait éventuellement permettre d'envisager des tickets par opération d'un montant supérieur.

Comme Definvest, ce nouveau Fonds d'innovation Défense va dans le bon sens. Mais il ne saurait régler le fond du problème : les difficultés croissantes qui pèsent sur le financement des entreprises de la défense conduisant les plus fragiles à péricliter ou être rachetées par des acteurs étrangers.

De façon de plus en plus forte, les entreprises de la BITD font état des difficultés qu'elles rencontrent à se financer auprès du secteur bancaire, désormais quels que soient la taille de l'entreprise et son secteur d'activité (terrestre, aéronautique, naval). Cette situation, qui a été confirmée par le Délégué général pour l'armement (DGA) lors de son audition devant la commission du Sénat, a des causes multiples :

- 1°) Il convient de rappeler qu'en France, les banques sont libres de financer ou non un projet. En outre, une des difficultés majeures de ce dossier tient à la difficulté, pour les entreprises de la BITD qui rencontrent des difficultés avec leur banque, d'en faire état publiquement. Cela tient à la fois à la nécessité pour l'entreprise de préserver, malgré tout, sa relation bancaire, d'une part ; et à la tradition de discrétion naturelle des entreprises de ce secteur, d'autre part : exposer la difficulté de faire financer son activité, c'est déjà donner des détails sur cette activité, en même temps qu'adresser un message de relatif affaiblissement à d'éventuels prédateurs.

Pourtant, à défaut de signalements concrets et précis, il est difficile de rechercher des réponses institutionnelles, que ce soit auprès du Médiateur national du crédit ou de la direction générale du Trésor ;

- 2°) la « frilosité », selon les termes du DGA, si elle peut parfois relever de la sur-conformité aux règles prudentielles, peut parfois s'expliquer par une prudence fondée sur certains éléments factuels, en particulier la crainte des mécanismes de sanctions extraterritoriales américaines. De ce point de vue, l'amende américaine de 8,9 milliards d'euros infligée à BNP Paribas en 2014 a constitué un réel choc pour les banques. Le Sénat s'est déjà prononcé sur cette question des sanctions extraterritoriales américaines 3 ( * ) .

Cette question renvoie directement à celle de notre souveraineté. Une situation dans laquelle un autre Etat dicte à nos banques ce qu'elles peuvent ou non financer, et donc quels marchés notre économie peut viser reflète le manque d'autonomie des Européens vis-à-vis des Etats-Unis ;

- 3°) De plus en plus d'acteurs de la BITD sont convaincus que les réticences des banques s'expliquent aussi par une crainte de l'image associée aux marchés de l'armement, en particulier du fait de l'action dynamique d'organisations non gouvernementales (ONG) hostiles à tout commerce des armes et d'une sensibilité plus grande de l'opinion publique à ce sujet. Les réticences s'expliquent également par les risques de fraudes du destinataire final (corruption, blanchiment) ou de crimes (tortures, violations des droits humains, crimes de guerre). Il s'agit là d'une tendance qui concerne de nombreux pays européens, au-delà du seul cas français. Ainsi, il y a quelques jours, le système d'indice boursier allemand DAX a failli adopter une décision de principe d'exclusion de l'indice de toutes les entreprises du secteur de la défense 4 ( * ) . En Suisse, une votation se tenait dimanche 29 novembre 2020 sur un projet d'interdiction du financement d'entreprises de la défense par les institutions financières suisses. Elle a été rejetée essentiellement dans les cantons alémaniques mais ses promoteurs espèrent désormais que le Parlement fédéral va s'intéresser à la question.

Dans la mesure où les entreprises qui rencontrent ces difficultés sont pour l'instant peu disposées à ce que cette situation soit rendue publique, il est difficile de pondérer exactement l'influence de chacun de ces facteurs.

Au stade où nous en sommes parvenus, il devient urgent de sortir de la politique de l'autruche sur ces sujets. Pour ce faire, il faut agir dans trois directions :

1°) Il faut établir un réel dialogue, autour des représentants de l'Etat (en particulier la DG Trésor, le Médiateur national du crédit et l'Autorité de contrôle prudentiel et de régulation (ACPR)), entre les entreprises de la BITD et les banques. Il est urgent de quantifier la réalité de la difficulté, mais aussi de faire la part entre les décisions qui sont prises pour des raisons économiques (parce que le projet apparaît économiquement trop risqué à la banque), celles prises pour des raisons de conformité aux règles prudentielles (parce que la banque analyse, peut-être aussi parfois à raison, que certains projets peuvent porter un risque de sanction internationale, voire un risque pénal) et celles prises dans une forme de sur-conformité, à rebours de la solidité économique du projet et de sa conformité au droit national et international ;

2°) Il faut réussir à faire comprendre, au-delà de la communauté de défense, la relation directe entre l'existence de la BITD et la souveraineté nationale. L'argument sur la valeur ajouté de ces entreprises et les emplois qu'elles représentent, s'il correspond à une réalité qu'on ne peut sérieusement contester, ne suffit plus. Il est perçu comme un argument d'autorité, auquel on peut facilement opposer que d'autres activités industrielles seraient également créatrices d'emplois et de dynamisme sur notre territoire. Le point fondamental, sur lequel il importe de faire oeuvre de pédagogie, est surtout qu'il est impossible de rester maître de son destin si l'on n'est pas capable de fabriquer les armes dont nos forces ont besoin pour défendre notre territoire et nos intérêts.

On objectera à cela que certains pays européens n'ont pas de BITD développée. C'est exact, et cela entraîne comme conséquence une dépendance totale de leurs fournisseurs, et en particulier des Etats-Unis. Pour des raisons politiques, qui tiennent à son histoire, à sa culture et à son identité, la France ne peut se résoudre à confier à d'autres son destin ni à perdre ses savoir-faire, parfois uniques, et pour lesquels elle a investi durant des années.

Dit autrement, il importe que la BITD et, plus largement la communauté de défense, procède à un aggiornamento de sa culture de discrétion pour se tourner résolument vers l'opinion publique. L'enjeu de la BITD n'est pas, en tant que tel, de produire et de vendre des armes, mais surtout d'assurer l'autonomie stratégique de la France . Résumer l'équation au commerce des armes, c'est en quelque sorte confondre le moyen et la fin. Il s'agit là d'une terrible méprise qui, si elle n'est pas corrigée dans l'esprit de nos concitoyens, pourrait avoir à terme des conséquences irrémédiables ;

3°) la France doit se mobiliser pour défendre sa souveraineté économique, et développer une capacité à se soustraire aux sanctions extraterritoriales, aujourd'hui américaines, mais qui pourraient être le fait d'autres Etats également dans le futur. Il est du reste utile de rappeler que les pays de l'Union européenne appliquent eux-mêmes, dans certains domaines, des formes de sanctions extraterritoriales : c'est typiquement le cas avec les quatrième et cinquième directives européennes contre le blanchiment et pour la lutte contre le terrorisme. Il est clair que cet effort d'affranchissement du pouvoir extraterritorial des grandes puissances, voire d'imposition de nos propres régimes extraterritoriaux, ne peut passer que dans une action concertée au niveau de l'Union européenne. Il est donc fondamental, dans ce domaine comme dans celui de la constitution progressive d'une véritable BITD européenne, de poursuivre nos efforts pour faire converger les positions des Etats membres de l'Union.

Une part de la solution pourrait également être nationale, par exemple avec l'essor de fonds d'investissement spécialisés dans la défense, qui garantirait des logiques d'investisseurs stables et dotés d'objectifs dépassant la seule rentabilité de court-moyen terme et capables de réaliser des prises de participation majoritaires. Un des points clefs, de ce point de vue, sera l'attention portée à la préservation du caractère national des parts détenues par ces fonds, lors d'éventuelles cessions ultérieures.


* 3 Cf. Résolution du Sénat n° 22 (2018-21019) du 12 novembre 2018.

* 4 Cet exemple, de même qu'un autre porté à la connaissance des rapporteurs, démontre que le risque qui pèse sur le financement des entreprises de la BITD est global, et ne concerne pas que les PME et TPE : même les plus grands groupes peuvent être concernés, en particulier à travers le risque de rejet de transactions par les banques.

Page mise à jour le

Partager cette page