B. LA QUASI-GRATUITÉ DES FRAIS DE LIVRAISON, ENTORSE À L'ESPRIT DE LA LOI ENCADRANT LE PRIX DU LIVRE, A RÉDUIT L'INTENSITÉ CONCURRENTIELLE DU MARCHÉ DE LA VENTE EN LIGNE DE LIVRES

1. Les règles actuelles en matière de tarification des livres sont principalement issues de la loi de 1981 et de celle de 2014
a) La loi « Lang » de 1981 sur le prix unique du livre...

Jusqu'en 1981, les libraires étaient libres de vendre les livres avec des remises, voire avec des majorations. La pérennité des libraires indépendants s'est par conséquent trouvée menacée par l'essor des grandes surfaces culturelles dans les années 1970, qui pratiquaient une politique offensive de promotions importantes sur les livres.

La loi du 10 août 1981 6 ( * ) , adoptée par le Parlement à l'unanimité, a introduit une exception à ce principe de libre fixation des prix : le prix de vente est désormais fixé par l'éditeur, et non par le détaillant, excluant ainsi toute concurrence par les prix entre les différents points de vente.

La loi prévoit toutefois trois dérogations principales :

• chaque détaillant peut proposer un rabais jusqu'à 5 % à ses clients ;

• pour certains organismes ou opérateurs (bibliothèques, établissements d'enseignement, de formation ou de recherche, collectivités territoriales, syndicats, comités d'entreprise), le rabais peut atteindre 9 % ;

• les « soldes de livre », chaque détaillant pouvant fixer librement le prix des livres lorsqu'ils sont publiés depuis plus de deux ans et que leur dernier approvisionnement remonte à plus de six mois.

b) ...s'est révélée inadaptée au commerce en ligne de livres, conduisant le législateur à modifier en 2014 la loi de 1981

Si les dispositions de la loi de 1981 sont claires dans leur esprit et simples dans leur mise en oeuvre, la crainte d'un impact néfaste de la révolution numérique sur le secteur des librairies a rendu nécessaire son évolution.

L'arrivée d'acteurs majeurs comme Amazon a en effet suscité des craintes de deux ordres :

• économique, cette nouvelle concurrence pouvant entraîner une potentielle disparition progressive des librairies indépendantes (à l'instar de ce qu'il s'est passé pour les disquaires) ;

• culturel, les algorithmes utilisés par ces acteurs étant à l'origine d'une uniformisation et d'une standardisation des contenus proposés aux lecteurs, préjudiciable au pluralisme des idées et à la diversité des oeuvres conseillées.

Les critiques relatives à une distorsion de concurrence entre les acteurs numériques et les libraires indépendants portaient principalement sur le fait que les premiers proposaient à la fois le rabais de 5 % sur le prix des livres et la gratuité des frais de livraison (argument commercial majeur). Le consommateur pouvait donc commander sans se déplacer, et pour un prix plus avantageux.

En outre, des acteurs comme Amazon étaient en mesure de supporter cette gratuité des frais de livraison pour deux raisons principales. Premièrement, leur force de frappe financière, qui leur permet d'encaisser d'éventuelles pertes en la matière, afin de gagner des parts de marché et de fidéliser le client. En particulier, Amazon compense la baisse de rentabilité générée par cette gratuité par d'autres activités économiques et par une optimisation de sa fiscalité. Deuxièmement, des accords préférentiels passés avec des acteurs comme La Poste et ses concurrents (notamment pour les livraisons en zone rurale) leur permettant de s'acquitter de tarifs de livraison plus bas.

À l'inverse, les libraires indépendants souhaitant développer les livraisons en ligne étaient - et sont toujours - dans l'obligation de s'acquitter de tarifs de livraison d'un montant élevé, dissuadant le consommateur de passer par leur canal (ces coûts ne pouvant être absorbés par la marge, déjà faible, de ces structures, ils sont bien souvent répercutés sur le client). Le coût d'un livre expédié par un libraire indépendant peut en effet être renchéri d'un montant compris en moyenne entre 3 et 10 euros, selon les pratiques retenues par les librairies (tarif augmentant avec la valeur de la commande ou, au contraire, diminuant ; quasi-gratuité au-delà d'un seuil d'achat, etc.).

La loi du 8 juillet 2014 7 ( * ) , issue d'une initiative des députés UMP et adoptée à nouveau à l'unanimité du Parlement, a tenté d'encadrer les modalités tarifaires de la vente de livres à distance, au travers de deux leviers :

• le rabais de 5 % ne peut désormais être proposé que dans l'hypothèse où le livre expédié est retiré dans un commerce de vente au détail de livres ( click & collect ). Autrement dit, la Fnac ou une librairie indépendante peut l'appliquer, mais pas Amazon (qui expédie directement chez le client ou en point relais). Tout au plus une décote à hauteur de 5 % du prix de vente peut-elle être appliquée sur le tarif du service de livraison ;

• le service de livraison ne peut plus être proposé gratuitement à titre gratuit.

2. Les grands acteurs ont choisi de contourner l'esprit de la loi en proposant des frais de livraison à un centime d'euro ou des abonnements premium

La loi de 2014 a interdit la gratuité des frais de livraison, mais n'a pas fixé de seuil plancher. Dès le lendemain de son adoption, les principales plateformes (Fnac, Amazon,...) ont donc mis en place deux types de pratique commerciale :

• elles ont proposé une livraison à un centime d'euro 8 ( * ) ;

• elles ont proposé des abonnements à 49 € (Amazon Prime, Fnac Plus) ouvrant droit à la gratuité des frais de livraison (le centime d'euro n'est plus facturé) et, dans le cas de la Fnac, au rabais de 5 % si le client vient récupérer en magasin le livre commandé.

Si le législateur a pu alors être critiqué pour ne pas avoir anticipé un tel contournement de l'esprit de loi, il convient de rappeler qu'il en avait tout à fait conscience au moment de l'adoption de loi, comme en témoignent les débats parlementaires. Le rapporteur de la proposition de loi arguait alors que l'interdiction de la gratuité avait tout d'abord un effet symbolique fort, même si le consommateur ne devait payer qu'un centime d'euro.

Le rapport de l'Assemblée nationale 9 ( * ) sur l'évaluation de cette loi note par ailleurs que la loi a pu faire émerger une forme « d'esprit militant » parmi les libraires et leurs clients, décidés à ne plus privilégier la livraison à domicile au détriment des commerces physiques. Ensuite, la modification des tarifs des frais de livraison a empêché les pure players comme Amazon d'afficher la gratuité des frais de port comme argument commercial.

Il n'en reste pas moins vrai que la distorsion de concurrence entre plateformes et détaillants n'a pas disparu, les libraires indépendants ne pouvant s'aligner sur la pratique de frais facturés à 1 centime d'euro. En outre, les consommateurs n'ont bien souvent pas perçu de différence de prix suite à la suppression du rabais de 5 %, puisque ce dernier était invisible des pages de recherche d'Amazon et n'apparaissait qu'au moment de la consultation de son panier par le client.

Enfin, la facturation à un centime d'euro a même pu donner le sentiment au consommateur qu'il réalisait une bonne affaire, ce montant dérisoire étant par définition bien moindre que le coût réel pour l'entreprise : « la faveur consentie par l'entreprise a ainsi pu apparaître plus nettement au consommateur que du temps où la gratuité était de mise 10 ( * ) ».

Sans surprise, la loi a également eu pour conséquence une augmentation des résultats d'Amazon, l'interdiction du rabais de 5 % s'étant logiquement traduite par une hausse des prix.

Il est à noter par ailleurs que la position de ces deux acteurs principaux vis-à-vis de la quasi-gratuité des frais de livraison diverge : s'il s'agit, à n'en pas douter, d'une pratique commerciale assumée par Amazon 11 ( * ) , il semble que la Fnac ait été contrainte de s'aligner dans une optique défensive, afin d'éviter de perdre des clients dans ses magasins physiques.

En effet, il ressort des auditions de la rapporteure que, toutes choses égales par ailleurs, l'intérêt de la Fnac est plutôt de rendre la livraison à domicile moins attractive que l'achat en magasin ou que l'achat sur internet avec retrait en magasin, car ces canaux de vente ont l'avantage d'inciter le client à augmenter son panier moyen en flânant dans les rayons. Sans mouvement initial d'Amazon, il est donc probable que la Fnac n'aurait pas opté pour cette quasi-gratuité des frais de livraison, qui valorise aux yeux du consommateur l'option « livraison à domicile », au détriment des magasins.

La prise en charge par l'État des frais de livraison des libraires
pendant le deuxième confinement a entraîné une hausse de leurs ventes en ligne

Afin d'encourager le développement des ventes en ligne des librairies, par ailleurs fermées administrativement durant le deuxième confinement, l'État a mis en place un dispositif de prise en charge de leurs frais d'envoi de livres durant cette période.

Ce faisant, les libraires ont été en mesure de proposer à leurs clients un tarif égal au minimum légal, soit un centime d'euro, comme le font les grands acteurs sur internet depuis 2014.

Pour ce faire, les libraires devaient déposer auprès de l'Agence de Services et de Paiement (ASP) une demande de remboursement des coûts d'expédition des commandes enregistrées à compter du 5 novembre. En parallèle, afin de diminuer l'avance de trésorerie et d'encourager les libraires à opter pour la livraison rapide, La Poste a mis en place une remise sur son offre « Proxicourses Librairies », à 2 euros au lieu de 4,5 euros.


* 6 Loi n° 81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre.

* 7 Loi n° 2014-779 du 8 juillet 2014 encadrant les conditions de la vente à distance des livres et habilitant le Gouvernement à modifier par ordonnance les dispositions du code de la propriété intellectuelle relatives au contrat d'édition.

* 8 Début mai 2021, les conditions d'Amazon pour une livraison standard étaient les suivantes : 0,01 € pour une commande contenant uniquement des livres sans achat minimum ; 2,79 € par envoi pour une commande inférieure à 25 € contenant des articles multimédias autres que des livres (musique, DVD, logiciels et jeux vidéo) ; 3,99 € par envoi pour une commande inférieure à 25 € contenant d'autres articles ; gratuité pour une commande supérieure à 25 € sans livre ; 0,01 € par envoi pour une commande supérieure à 25 € contenant au moins un livre.

* 9 Rapport d'information déposé par la commission des affaires culturelles et de l'éducation sur l'évaluation de la loi n° 2014-779 du 8 juillet 2014 encadrant les conditions de la vente à distance des livres (...).

* 10 Ibid.

* 11 En atteste notamment le fait que la quasi-gratuité des frais d'envoi, sans minimum d'achat, n'est pas généralisée à tous les produits vendus par Amazon.

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