B. UNE RESPONSABILITÉ ÉMINENTE POUR LA REPRÉSENTATION NATIONALE

1. L'initiative du législateur, justifiée et nécessaire

Loin de déposséder le Parlement de ses prérogatives au profit du pouvoir juridictionnel comme certains ont parfois pu le craindre, la Charte de l'environnement apparaît au contraire comme une forte incitation pour le législateur à intervenir dans le domaine de l'environnement.

La compétence du législateur qui se déduisait implicitement jusqu'à présent des compétences qui lui sont reconnues en vertu de l'article 34 serait avec l'adoption de la révision constitutionnelle, doublement consacrée :

- d'une part, par les références explicites contenues dans la Charte à l'intervention d'une loi ;

- d'autre part, par l'extension à la « préservation de l'environnement » du domaine pour lequel la loi fixe les principes fondamentaux.

Il incombe en conséquence au Parlement de mettre en oeuvre les principes et droits posés dans la Charte afin de les rendre effectivement applicables .

En outre, comme l'a rappelé le professeur Michel Prieur lors de son audition par votre rapporteur, le législateur peut intervenir pour préciser les conditions d'application d'un principe sans que la Constitution le prévoit expressément. Ainsi, le Conseil constitutionnel a estimé qu'il appartenait au législateur de fixer les modalités de mise en oeuvre du 8 ème alinéa du préambule de 1946 (participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail et à la gestion des entreprises) alors que ce dernier ne renvoyait pas à la loi 21 ( * ) .

De même, dans un autre domaine, le législateur est intervenu récemment pour préciser les conditions d'application du principe de laïcité, jusqu'alors directement invocable mais déterminé par des règles purement jurisprudentielles.

Ainsi, comme l'a d'ailleurs confirmé le Garde des sceaux lors de son audition devant votre commission, le caractère directement invocable du principe de précaution n'interdit pas au législateur d'en déterminer les modalités d'exercice. Si l'intervention du législateur ne constitue pas un préalable nécessaire, elle demeure donc toujours possible.

L'intervention du législateur n'est pas seulement mieux fondée en droit, elle apparaît aussi nécessaire pour donner des éléments d'interprétation plus précis au juge ordinaire. Le juge administratif, rappelons-le, impose au pouvoir réglementaire, même en l'absence de loi, le respect des principes généraux du droit résultant notamment du préambule de la Constitution 22 ( * ) . Sans doute, ainsi que l'a observé M. Michel Prieur, il conditionne traditionnellement, en l'absence de loi, l'applicabilité des dispositions constitutionnelles à leur degré de précision, mais il n'hésite pas néanmoins à conférer une application directe à certains principes 23 ( * ) .

En revanche, si une loi est intervenue pour déterminer les modalités d'application d'un principe constitutionnel, le juge, saisi par voie d'exception de l'inconstitutionnalité de la mesure d'application, refuse en vertu de la théorie dite de la « loi-écran » de procéder au contrôle de constitutionnalité.

Ainsi, faute pour le Parlement d'exercer sa compétence, le juge sera conduit lui-même à fixer l'interprétation des dispositions contenues dans la Charte de l'environnement. Or, en l'état du droit de l'environnement, caractérisé par la prédominance des sources réglementaires, il pourrait contrôler un grand nombre de normes au regard des principes posés par la Charte de l'environnement. Ces règlements continueront en effet à s'appliquer tant qu'une loi n'est pas intervenue.

L'intervention du législateur dans le domaine de l'environnement serait-elle soumise à un contrôle plus contraignant du Conseil constitutionnel comme certains ont pu le craindre ?

L'élargissement du champ des dispositions au regard desquelles le Conseil constitutionnel assure son contrôle ne devrait pas modifier la portée de ce contrôle dont le Conseil a lui-même fixé les limites :

- s'agissant des conditions de mise en oeuvre des principes constitutionnels, le Conseil constitutionnel ne se reconnaît pas un « pouvoir d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement » selon une formule employée régulièrement dans sa jurisprudence 24 ( * ) ;

- s'agissant de la conciliation entre différents principes de valeur constitutionnelle, le Conseil constitutionnel limite son contrôle à l'erreur manifeste 25 ( * ) .

Par ailleurs, la marge d'action du législateur n'est pas limitée par un « effet cliquet » qui le contraindrait à ne pouvoir revenir sur un droit déjà reconnu en matière d'environnement. Une telle contrainte a parfois été déduite de la décision n° 93-325 DC du Conseil constitutionnel du 13 août 1993 relative au droit d'asile : « S'agissant d'un droit fondamental (...), la loi ne peut en réglementer les conditions qu'en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec d'autres règles de principe de valeur constitutionnelle ».

Précisément, l'objectif de conciliation avec d'autres principes constitutionnels peut conduire le législateur à aménager différemment tel ou tel principe reconnu dans la Charte sous la réserve rappelée précédemment qu'il ne le prive pas de garantie légale.

2. Un cadre d'interprétation pour le juge

La constitutionnalisation du droit de l'environnement risque-t-elle comme certains le redoutent de multiplier les sources de contentieux et donc d'étendre à l'excès le pouvoir d'appréciation des juges ?

Les contentieux, il faut le souligner, existent déjà, et la Charte de l'environnement, plutôt que d'en favoriser le développement, devrait permettre de clarifier l'application de la règle de droit par le juge.

La constitutionnalisation des principes de l'environnement devrait permettre de les unifier et de les clarifier en leur donnant une base juridique incontestable au sommet de la hiérarchie des normes. L'application de ces droits sera en outre éclairée par le législateur et le juge constitutionnel dont les décisions s'imposent à l'ensemble des juridictions françaises.

Enfin, la constitutionnalisation de la Charte de l'environnement favorise incontestablement la cohérence de l'ordre juridique interne . En effet, le droit français reconnaît la primauté de la Constitution sur les normes internationales sur le fondement de l'article 54 de la Constitution aux termes duquel « si le Conseil constitutionnel (...) a déclaré qu'un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l'autorisation de ratifier ou d'approuver l'engagement international en cause ne peut intervenir qu'après révision de la Constitution ». En d'autres termes, en l'absence de révision, un accord international ne pourrait produire d'effet 26 ( * ) . Ainsi, tandis que le Conseil d'Etat peut écarter l'application d'une loi qui ne serait pas conforme à une disposition du droit communautaire voire à une jurisprudence de la Cour des Communautés européennes, il s'y refuserait en revanche si cette loi appliquait la Constitution.

La mise en oeuvre du principe de précaution, seule disposition de la Charte qui soit d'application directe, a soulevé des inquiétudes. Il convient d'abord de rappeler que la loi comme la jurisprudence du Conseil constitutionnel pourront, de même que pour les autres principes de valeur constitutionnelle, clarifier et préciser les conditions de mise en oeuvre de l'article 5 de la Charte. Ensuite, ce principe fixe une obligation de moyens (procédures d'évaluation et adoption de mesures provisoires et proportionnées) et non de résultats. Il fait l'objet, selon une jurisprudence constante du Conseil d'Etat, d'un contrôle restreint . En d'autres termes, dans le contentieux de la légalité, le juge s'il vérifie le respect des procédures se borne, sur le fond des mesures prises, au contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation . Dans le contentieux de la responsabilité administrative -seule à devoir être envisagée car le déclenchement du principe incombe aux autorités publiques - il exige la faute lourde s'agissant des dommages liés aux mesures adoptées. Enfin, aucune responsabilité pénale ne saurait être déduite de l'article 5 dans la mesure, d'une part, où le principe de légalité des infractions et des peines suppose l'établissement d'une incrimination spécifique par une loi particulière et, d'autre part, où la définition des incriminations actuelles du code pénal (notamment l'article L. 121-3) n'est pas compatible avec l'hypothèse d'un risque incertain , condition de mise en oeuvre du principe de précaution.

S'agissant des procédures d'urgence, seul un moyen tiré de la méconnaissance du principe de précaution pourrait être invoqué dans la procédure du référé-suspension , créée par la loi du 30 juin 2000 et régie par l'article L. 521-1 du code de justice administrative. Il ne devrait pas l'être dans la procédure de référé-liberté, car selon le Garde des sceaux, les droits reconnus par la Charte n'entrent pas dans la catégorie des libertés publiques 27 ( * ) .

*

* *

Le destin de l'humanité est lié, de manière indissoluble, au sort de la planète. En portant des atteintes graves et répétées à l'environnement, l'homme oeuvre à sa perte ; sans doute, le sentiment de puissance technique conjugué à l'obsession du court terme ne permettent pas toujours d'en prendre une juste conscience. Néanmoins, les signaux alarmants se multiplient aujourd'hui et les effets du réchauffement climatique, de la déforestation ou encore de la désertification rappellent à l'homme sa profonde vulnérabilité.

Dans ce domaine, notre génération engage sa responsabilité à l'égard des générations à venir. Quel monde souhaitons-nous laisser à nos enfants ?

La Charte de l'environnement nous oblige aussi, et peut-être surtout, vis à vis de ceux qui vont nous suivre.

Dans ce contexte, la promotion du droit à l'environnement au rang de droit garanti par notre Constitution présente une double signification : d'abord, elle reconnaît qu'un « environnement équilibré et respectueux de la santé » est un élément essentiel de l'épanouissement de l'homme au même titre que les autres droits fondamentaux ; ensuite elle engage également à promouvoir et défendre ce droit. Elle implique en d'autres termes des principes d'action, déclinés par la Charte de l'environnement sous la forme des devoirs de prévention et de réparation, du principe de précaution et du droit de participation.

Par leur importance et leur portée universelle, les droits proclamés par la Charte de l'environnement ont toute leur place aux côtés de ceux posés par la Déclaration de 1789 et par le préambule de 1946.

Votre commission estime, par ailleurs, que les améliorations significatives apportées par l'Assemblée nationale à la rédaction du projet de loi constitutionnelle ainsi que les éclaircissements fournis par le Garde des sceaux au cours de son audition répondent aux préoccupations qui ont pu s'exprimer, en particulier, à propos du principe de précaution.

Au regard des enjeux essentiels soulevés par la protection de l'environnement et du rôle exemplaire que notre pays peut jouer dans ce domaine, elle propose d'adopter le projet de loi constitutionnelle sans modification .

* 21 Conseil constitutionnel, décision n° 77-79 DC du 5 juillet 1977.

* 22 Conseil d'Etat, 26 juin 1959, Syndicat général des ingénieurs-conseils.

* 23 Par exemple l'alinéa 19 du préambule de la Constitution de 1946 relatif aux conditions nécessaires au développement de la famille - Conseil d'Etat, 8 décembre 1978, GISTI.

* 24 Voir par exemple le considérant 10 de la décision n° 86-218 DC du 18 novembre 1986 « découpage électoral ».

* 25 Cf. par exemple la décision n° 132 DC du 16 janvier 1982 relative à la loi de nationalisation, considérant 20.

* 26 La suprématie effective de la Constitution a été reconnue par l'arrêt d'Assemblée du Conseil d'Etat du 30 octobre 1998, Sarran et Levacher et par l'arrêt de l'assemblée plénière de la Cour de cassation du 2 juin 2000, Mlle Fraisse.

* 27 Le Conseil d'Etat a cependant considéré que le droit d'accès aux documents administratifs était une des garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques au vu de l'article 34 de la Constitution de 1958 - CE, 29 avril 2002, Ullmann.

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