Article 14 - Évaluation, provisionnement et constitution des actifs couvrant les charges de démantèlement des INB et les charges de gestion des combustibles usés et des déchets radioactifs

Le droit en vigueur

Contrairement à la plupart de ses partenaires 96 ( * ) , la France ne dispose pas aujourd'hui de cadre législatif spécifique aux obligations financières des exploitants nucléaires destinées à garantir le financement du démantèlement des installations et de la gestion à long terme des déchets contre les risques de défaillance de ces entreprises. Les initiatives prises relèvent aujourd'hui des exploitants eux-mêmes et de leur autorité de tutelle. C'est ainsi qu'EDF avait décidé, en 2000, la création d'un fonds exclusivement dédié aux charges de démantèlement, alimenté à hauteur de 300 millions d'euros par an.

Ce fonds était doté de 2,5 milliards d'euros fin 2004, au moment où fut inscrit dans le contrat de service public liant l'Etat et EDF l'obligation pour cette dernière de provisionner 12 milliards d'euros pour couvrir ces charges. Quelques mois plus tard, la Cour des comptes publia un rapport spécifique sur le sujet, qui sert aujourd'hui de référence 97 ( * ) . Aux termes de celui-ci, le coût du démantèlement des centrales d'EDF prévu entre 2017 et 2080 était évalué à 41 milliards d'euros, auxquels s'ajoutaient 7 milliards d'euros nécessaires à la gestion des déchets radioactifs dans l'hypothèse de leur stockage. Ce rapport visait aussi les deux autres principaux exploitants d'installations nucléaires de base que sont le CEA et AREVA. Sur la base de ce rapport, le coût prévisionnel total du démantèlement et de la gestion des déchets pour les exploitants était évalué à 68,6 milliards d'euros en valeur brute -c'est-à-dire à verser au moment des opérations-, ce qui équivaut à 37,6 milliards d'euros en valeur actualisée, c'est-à-dire la somme qu'il est nécessaire de provisionner aujourd'hui pour couvrir ces besoins 98 ( * ) .

C'est sur la base de ces évaluations, confirmées par le rapport public de la Cour des comptes en 2006, qu'un groupe de travail a été mis en place auprès du ministre délégué à l'industrie, présageant ainsi de la démarche d'évaluation en continue proposée par le projet de loi.

Le texte du projet de loi initial

Le présent article, qui comprend quatre paragraphes , établit les obligations mises à la charge des exploitants d'installations nucléaires de base permettant pour assurer qu'ils disposent des actifs nécessaires au financement des charges de long terme liées, d'une part, au démantèlement de leurs installations et, d'autre part, à la gestion des combustibles usés et des déchets radioactifs qui en sont issus.

Le paragraphe I impose à tout exploitant d'une installation nucléaire de base d'évaluer de manière prudente les charges de démantèlement de son installation ainsi que les charges de gestion des combustibles usés et des déchets radioactifs qui en sont issus.

Le paragraphe II concerne les provisions afférentes à ces charges.

Son premier alinéa impose aux exploitants, d'une part, de constituer des provisions afférentes à ces charges et, d'autre part, d'affecter à leur couverture, à titre exclusif, les actifs nécessaires.

Le deuxième alinéa de ce paragraphe prévoit une comptabilisation distincte des actifs dédiés à la couverture des provisions afférentes définies au I. Il dispose également que ces actifs doivent :

- d'une part, présenter un degré de sécurité et de liquidité suffisant pour répondre à leur objet ;

- d'autre part, avoir constamment une valeur de réalisation au moins égale au montant des provisions à la couverture desquelles ils sont affectés, à l'exclusion de celles liées au cycle d'exploitation 99 ( * ) .

Le troisième alinéa prévoit que seul l'Etat, dans l'exercice des pouvoirs dont il dispose au titre du présent article 100 ( * ) , pourra se prévaloir d'un droit sur ces actifs. Il est précisé, en particulier, qu'aucun droit ne pourra être exercé sur ces actifs sur le fondement du livre VI du code de commerce, livre relatif aux entreprises en difficulté qui organise notamment leur éventuel redressement et liquidation judiciaire. Aucun débiteur de l'entreprise ne pourra donc obtenir la réalisation de ces actifs afin de couvrir les engagements de l'entreprise vis-à-vis de lui. Ainsi, quel que soit le devenir de l'entreprise, les actifs seront toujours disponibles pour financer les charges ayant conduit à la constitution des provisions à la couverture desquelles ils sont affectés.

Le paragraphe III organise le contrôle par l'autorité administrative des obligations des exploitants.

Son premier alinéa prévoit que les exploitants transmettent tous les trois ans à l'autorité administrative un rapport décrivant l'évaluation des charges, les méthodes utilisées pour le calcul des provisions qui y sont afférentes et les choix effectués en matière de composition et de gestion des actifs les couvrant. Il est précisé que les exploitants transmettent tous les ans une note d'actualisation de ce rapport à l'autorité administrative et qu'ils l'informent sans délai de tout événement de nature à en modifier le contenu. S'y ajoute, pour les exploitants, l'obligation de communiquer à l'autorité administrative copie de tous les éléments justificatifs souhaités par celle-ci.

Le deuxième alinéa permet à l'autorité administrative de prescrire toute mesure nécessaire à la régularisation de la situation en cas d'insuffisance ou d'inadéquation dans l'évaluation des charges, le calcul des provisions ou les actifs dédiés. Il est précisé que ces mesures sont prescrites après recueil des observations de l'exploitant et qu'elles prévoient le délai dans lequel elles doivent être mises en oeuvre.

Le troisième alinéa habilite l'autorité administrative à ordonner, sous astreinte, la reconstitution des actifs nécessaires dans le cas où ses prescriptions n'auraient pas été exécutées dans le délai imparti.

Quant aux deux derniers alinéas , ils prévoient des dispositions transitoires relatives à la mise en oeuvre des obligations du présent article par les exploitants en activité à la publication de la loi.

Le quatrième alinéa prévoit ainsi que le premier des rapports triennaux prévus par le présent paragraphe est adressé à l'autorité administrative dans l'année suivant la publication de la loi. Il précise que ce premier rapport définit un plan de constitution des actifs dédiés.

Le cinquième alinéa dispose que le plan de constitution initiale des actifs dédiés est mis en oeuvre au plus tard dans les cinq ans suivant la publication de la loi.

Le paragraphe IV définit les modalités d'application de l'article.

Son premier alinéa permet l'intervention, en tant que de besoin, d'un décret pour préciser ces modalités d'application, notamment s'agissant des conditions d'évaluation des charges et de calcul des provisions.

Le second alinéa dispose que seul le premier paragraphe de l'article, relatif à l'évaluation des charges, est applicable aux installations nucléaires de base exploitées directement par l'Etat qui sont des installations militaires. Il n'y aurait, en effet, pas de sens à ce que l'Etat procède au provisionnement de ces charges et à la constitution d'actifs pour les couvrir, ces obligations ayant précisément pour objet d'éviter que ces charges ne retombent sur le contribuable en cas de disparition ou de difficulté financière de l'exploitant.

Le texte adopté par l'Assemblée nationale

L'Assemblée nationale a amendé l'article 14 du projet de loi dans le sens d'une sécurisation encore plus grande du dispositif, notamment par l'ajout d'un paragraphe III bis qui donne au Parlement un rôle majeur en termes de contrôle.

Au paragraphe I , elle a précisé que, dans le cas particulier des installations de stockage, l'évaluation des charges devait inclure celles de leur entretien et de leur surveillance en plus de celle de leur arrêt définitif. A aussi été ajouté une disposition visant à s'assurer que l'évaluation faite par les exploitants des charges de gestion de leurs combustibles usés et de leurs déchets radioactifs soient être cohérent avec celles réalisés par l'ANDRA sur le fondement du 3° de l'article L. 542-12 du code de l'environnement, tel qu'il résulte de la rédaction proposé par l'Assemblée nationale pour l'article 10 du projet de loi.

Aux paragraphes II et III , l'Assemblée nationale a adopté plusieurs amendements d'ordre rédactionnel.

Surtout, elle a inséré un paragraphe III bis instituant une commission nationale d'évaluation du financement des charges de démantèlement des installations nucléaires de base et de gestion des combustibles usés et des déchets radioactifs, chargée de contrôler l'adéquation des provisions prévues au II aux charges mentionnées au I, la gestion des actifs visés au II ainsi que la gestion des fonds de recherche et de gestion des installations créés au sein de l'ANDRA par les articles L. 542-12-1 et L. 542-12-2 du code de l'environnement 101 ( * ) .

Cette commission serait composée des présidents des commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat compétentes en matière d'énergie ou chargées des finances (ou de leur représentant) et de quatre personnalités qualifiées désignées à parité par l'Assemblée nationale et par le Sénat, auxquelles s'ajouteraient quatre personnalités qualifiées désignées par le Gouvernement. La durée du mandat de l'ensemble des personnes qualifiées serait de six ans.

Cette commission, à tout moment, adresserait au Parlement et au Gouvernement des avis sur les questions relevant de sa compétence, qui pourraient être rendus publics. Quant à sa mission d'évaluation des charges évoquée plus haut, elle donnerait lieu à un rapport remis au Parlement tous les trois ans, le premier de ces rapports devant être présenté au plus tard dans un délai de deux ans à compter de la publication de la présente loi. Il est aussi précisé que, dans l'exercice de ses missions, la commission serait assistée par la Cour des comptes.

Enfin, des règles de réserve seraient imposées aux personnalités qualifiées membres de la commission - c'est-à-dire aux non-parlementaires - et des règles de secret professionnel posées pour tous ses membres.

Le paragraphe IV n'a donné lieu, quant à lui, qu'à des modifications rédactionnelles.

Observations de votre commission

Au vu de l'importance des montants engagés et de l'éloignement de certaines des échéances mises en jeu pour ces dépenses, il est primordial de pouvoir sécuriser leur financement. Cet article définit les obligations qui incombent en la matière aux exploitants d'installations nucléaires de base et organise leur contrôle. Cela correspond à une demande forte exprimée à la fois par la Cour des comptes dans le rapport public qu'elle a publié en janvier 2005 sur ce sujet, mais aussi par la Commission européenne.

Votre commission se félicite qu'aux garanties techniques données par l'article 14 du projet de loi, l'Assemblée nationale ait ajouté des garanties de contrôle au travers de la commission nationale d'évaluation. Elle considère que le système de contrôle des financements institué par le titre III bis est particulièrement sécurisé dans la mesure où il comprend trois niveaux distincts :

- en premier lieu, les exploitants chargés de constituer les actifs dans les conditions prévues par la présente loi ;

- en deuxième lieu, l'autorité administrative chargée du contrôle des exploitants, éventuellement sanctionné par les mesures prises sur le fondement des articles 11 bis et 14 ;

- enfin, la commission nationale d'évaluation est essentiellement chargée du « contrôle du contrôle ». Le fait que la commission puisse demander communication de documents aux exploitants ne signifie aucunement que l'autorité administrative puisse être déchargée de sa responsabilité première de contrôle.

En outre, s'agissant des pouvoirs d'investigation éventuels de la commission, il ressort du texte adopté par les députés qu'elle n'en possède pas en propre, même si « la Cour des comptes peut l'assister dans l'exercice de ses missions ». En revanche, il apparaîtrait légitime qu'en cas de besoin, le travail de la commission soit prolongé par des vérifications sur pièces et sur place des rapporteurs des commissions parlementaires des finances qui y sont représentées, celles-ci pouvant le cas échéant demander à la Cour des comptes de procéder à une enquête en vertu de l'article L. 132-4 du code des juridictions financières.

Le soutien de votre commission au dispositif du texte adopté par l'Assemblée nationale repose sur cette interprétation de l'article 14.

S'agissant enfin de la question plus générale du choix entre, d'une part, la sécurisation des provisions financières au sein des comptes des exploitants nucléaires et, d'autre part, leur transfert à l'extérieur de ces comptes, votre commission estime nécessaire que le débat soit poursuivi. Toutefois, à court terme, elle considère qu'il est plus prudent d'opter pour un dispositif de fonds dédiés internes dans la mesure où l'évaluation des charges futures est encore trop incertaine pour déterminer le montant de ce qui devrait être versé par les entreprises à la structure chargée de reprendre leurs engagements. Les surcoûts très importants intervenus lors du démantèlement de la centrale de Brennilis viennent de démontrer que l'on ne dispose pas aujourd'hui de suffisamment d'expérience de ces opérations pour les évaluer de manière relativement certaine.

Votre commission vous propose d'adopter cet article sans modification.

Tableau comparatif des modes de financement du démantèlement des installations nucléaires

Pays

Responsable du démantèlement

Mécanismes de cantonnement

Financement du démantèlement

Contrôle et / ou garantie de l'Etat

Caractère libératoire pour l'exploitant

Divers

Etats-Unis

(NRC Regulations, 10 CFR §50.75)

L'exploitant conserve à sa charge les coûts de démolition des installations et de restauration du site

Les exploitants provisionnent les fonds nécessaires au démantèlement, soit par un mécanisme d'assurance ou de garantie, soit via un fonds externe sécurisé

Par les exploitants, qui ont l'obligation de sécuriser le financement de la déconstruction de leurs installations

La Nuclear Regulatory Commission (NRC) effectue un contrôle régulier des garanties apportées par les exploitants

Pas de caractère libératoire pour l'exploitant, qui demeure responsable des opérations de démantèlement et de remise en état du site

Finlande

(Loi sur l'énergie nucléaire de 1988 modifiée et décrets de 1988)

Chaque exploitant (FPH et TVO) est responsable du démantèlement des installations qu'il opère

Le fonds public externe dédié ( Nuclear Waste Management Fund ) constitué pour le financement de la gestion des déchets nucléaires a également vocation à financer le démantèlement

Contribution annuelle des exploitants sous le contrôle de l'Etat + garanties à constituer par l'exploitant en cas de démantèlement anticipé

Le ministère du Commerce et de l'Industrie contrôle la constitution et la gestion du fonds public national

Absence de caractère libératoire

La contribution annuelle est prévue pour 25 ans, mais les garanties doivent permettre d'assurer que les fonds sont immédiatement disponibles dans leur intégralité en cas de démantèlement anticipé

Belgique

(Loi du 11 avril 2003)

Les exploitants assurent le démantèlement pour le compte du fonds de démantèlement

Les fonds sont gérés par une Société de provisionnement nucléaire, la société anonyme SYNATOM

Les exploitants sont tenus de payer à SYNATOM une contribution annuelle estimée sur la base d'une durée de vie de 40 ans des centrales nucléaires

Un Comité de suivi, dont les membres sont nommés par l'Etat, contrôle l'activité de la société de provisionnement

Pas de caractère libératoire

La loi organise le transfert à SYNATOM des fonds déjà constitué par les exploitants

Espagne

(Loi de 1964 modifiée)

Une société d'Etat (ENRESA) est responsable du démantèlement et de la gestion des déchets

Fonds indépendant externe

Taxe perçue sur le chiffre d'affaire des producteurs d'électricité.

Accords contractuels entre ENRESA et les opérateurs nucléaires

Le fonds indépendant est géré par ENRESA, société publique qui assume la responsabilité technique et financière des opérations de démantèlement et de gestion des déchets

Caractère libératoire

Les producteurs espagnols n'enregistrent pas de provisions relatives aux engagements nucléaires à leur bilan

Royaume-Uni

Loi sur les sites nucléaires et les substances radioactives publiée le 24 juin 2003

Privé (exemple BE): l'exploitant est responsable du démantèlement et de la gestion des déchets

Public : les exploitants publics (BNFL et UKAEA) seront en charge des opérations de démantèlement sous le contrôle contractualisé de la NDA ( Nuclear Decommissioning Authority )

Privé : Fonds dédié externe ( Nuclear Decommissioning Fund ) géré par un Trust

Public : le Loi prévoit la création d'un fonds public, le Nuclear Decommissioning Funding Account

Privé : Fonds alimenté par les contributions versées par BE

Public : affectation au Fonds des provisions déjà constituées par BNFL, puis abondement par l'Etat

Privé : Fonds de démantèlement géré par le Nuclear Trust dans lequel l'Etat est majoritaire

Public : la NDA est un organisme public placé sous le contrôle de l'Etat

Privé : pas de caractère libératoire

Public : caractère libératoire pour les exploitants public

Il existe au Royaume-Uni une séparation très nette entre les modes de gestion privée et publique des engagements nucléaires

La Loi du 24 juin 2003 prévoit des mécanismes permettant d'étendre les dispositions au secteur privé

Allemagne

(Atomgesetz de 1959 modifié)

Projet de loi visant à officialiser l'accord de sortie du nucléaire 14/06/00

Les exploitants sont responsables du démantèlement, du stockage sur site et de l'évacuation des déchets

Provisions constituées par les exploitants (pas de fonds dédié)

Financement du démantèlement et des coûts du centre de stockage ultime par des provisions comptables constituées par les exploitants et déductible fiscalement

Pas de contrôle des pouvoirs publics sur les provisions constituées par les exploitants

Pas de caractère libératoire a priori s'agissant du démantèlement

L'accord de sortie du nucléaire fixe à 32 ans la durée de vie moyenne des centrales nucléaires à compter de leur mise en service

Source : Extrait de la thèse de doctorat de M. Guillaume de Rubercy, présentée et soutenue le 24 mars 2006 à l'Université de Paris V-René Descartes et intitulée « Recherches sur la résistible harmonisation européenne de la réglementation du démantèlement des installations nucléaires ».

* 96 Voir le tableau comparatif figurant à la fin de l'examen du présent article.

* 97 Rapport public particulier sur le démantèlement des installations nucléaires et la gestion des déchets radioactifs publié par la Cour des comptes en janvier 2005.

* 98 Ces évaluations ont été établies sur la base d'un taux d'actualisation de 3 % par an (taux de d'intérêt nominal de 5 % et taux d'inflation de 2 %).

* 99 Il convient de préciser que les provisions liées au cycle d'exploitation, dont l'exposé des motifs du projet de loi indique qu'elles seront définies par décret, correspondent, selon les informations communiquées à votre rapporteur, aux provisions afférentes aux opérations de retraitement des combustibles permettant à l'exploitant concerné (en pratique, EDF) de tirer de son combustible usé un nouveau combustible (dit combustible MOX) en utilisant des matières valorisables.

* 100 Mais non, par exemple, pour couvrir des dettes fiscales.

* 101 Respectivement par les articles 11 et 11 bis du texte issu de l'Assemblée nationale.

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