2. L'inviolabilité du chef de l'Etat pour les actes non rattachables

Les deuxième et dernier alinéas de cet article définissent le régime de l'inviolabilité du Président de la République. A ce jour, seule l'inviolabilité parlementaire est définie dans la Constitution : prévue par l'article 26, elle interdit d'arrêter les parlementaires ou de les placer en détention provisoire ou sous contrôle judiciaire, sauf en cas de crime ou délit flagrant ou de condamnation définitive, sans l'autorisation du bureau de l'Assemblée nationale ou du Sénat. En revanche, depuis la révision constitutionnelle de 1995, les poursuites peuvent être engagées contre un parlementaire sans autorisation préalable. Il s'agit d'une immunité de procédure qui a pour effet d'encadrer les conditions dans lesquelles l'intéressé peut être mis en cause dans le cadre d'une procédure judiciaire pour des faits pour lesquels il est reconnu responsable.

S'agissant du président de la République, l'inviolabilité ne peut donc concerner que les actes détachables de la fonction, soit qu'ils aient été commis avant l'élection , soit qu'ils ne présentent pas de lien avec le mandat . La question de l'inviolabilité du chef de l'Etat n'a pas fait l'objet de dispositions explicites dans la Constitution de la Vème République et cette situation est, on le sait, à l'origine des positions divergentes du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation.

Le système proposé par la révision constitutionnelle s'inspire des principes retenus par la Cour de cassation dans son arrêt d'assemblée du 10 octobre 2001 : les faits détachables de l'exercice du mandat relèvent des juridictions de droit commun mais l'action publique est suspendue pendant la durée du mandat présidentiel. Par ailleurs, comme l'a proposé la commission Avril, le champ de l'inviolabilité a été étendu au-delà du domaine pénal pour couvrir tous les contentieux, y compris les contentieux civils et administratifs. L'immunité présente une portée temporaire mais, en contrepartie, elle revêt un caractère absolu.

Une inviolabilité complète

L'immunité concerne en effet toutes les procédures susceptibles de mettre en cause le Président de la République devant les juridictions 48 ( * ) et les autorités administratives.

En premier lieu, le chef de l'Etat ne saurait être tenu de témoigner. Il pourrait cependant, s'il le souhaite, apporter spontanément son témoignage. Ensuite, il ne saurait faire l'objet d'un acte d'information, d'instruction ou de poursuite. L' instruction vise à la fois la procédure pénale (phase au cours de laquelle le magistrat instructeur procède aux recherches tendant à identifier l'auteur de l'infraction) et la procédure civile (phase préparatoire du procès civil qui expire en principe lorsque l'affaire est en état d'être jugée). De même, les poursuites couvrent l'ensemble des voies de droit destinées à contraindre -au civil comme au pénal- une personne à exécuter ses obligations ou à se soumettre aux ordres de la loi ou de l'autorité publique. L'information n'a, quant à elle, de sens qu'en matière pénale où elle se confond avec l'instruction préparatoire 49 ( * ) .

L'Assemblée nationale, à l'initiative de son rapporteur, a adopté un amendement tendant à confirmer que le chef de l'Etat ne pourrait faire l'objet d'une quelconque « action » -c'est-à-dire toute voie de droit ouverte pour la protection judiciaire d'un droit- afin de ne laisser aucun doute sur l'extension de l'inviolabilité devant les juridictions civiles ou les autorités administratives.

Une immunité d'une durée limitée

A l'issue d'un délai d' un mois suivant la cessation des fonctions, les « instances et procédures » rendues impossibles pendant la durée du mandat pourraient être soit engagées si elles avaient été déclarées irrecevables, soit reprises si elles avaient été engagées avant l'élection puis suspendues pendant le mandat.

La notion de « procédures » paraît susceptible de recouvrer celle d'« instances ». L'« instance » désigne la suite des actes et des délais compris dans une procédure engagée devant une juridiction, de la demande en justice jusqu'au jugement -ou tout autre mode d'extinction de l'action. Elle présente une connotation plus civile que pénale, même si le code de procédure pénale ne l'ignore pas (elle est mentionnée par exemple à l'article 2-19 de ce code). Les « procédures », du moins en matière pénale, peuvent débuter avant toute demande -et même en l'absence de demande- notamment lors de l'ouverture d'une enquête de flagrance ou d'une enquête préliminaire par le parquet. Elles englobent les formalités préalables nécessaires pour soumettre une prétention au juge ainsi que les règles d'exécution des décisions.

Le délai d'un mois fixé comme point d'arrêt de l'inviolabilité répond, conformément à la proposition du rapport Avril, à des considérations liées, d'une part, à la dignité de la fonction présidentielle afin d'éviter toute précipitation inopportune, d'autre part, aux intérêts des tiers puisque les délais de prescription ou de forclusion sont également retardés d'un mois.

Pendant toute la durée du mandat, les droits des tiers sont préservés . L'impossibilité de mettre en cause le Président de la République pendant la durée de son mandat conduit en effet logiquement à suspendre les règles de prescription en matière civile comme en matière pénale 49 ( * ) sur le fondement du principe « contra non valentem agere non curit praescriptio » ( la prescription ne court pas contre celui qui ne peut valablement agir ). La jurisprudence de la Cour de cassation a ainsi reconnu comme cause de suspension de l'action publique la demande adressée à l'Assemblée dont il est membre -sous le régime antérieur à la révision constitutionnelle de 1993-tendant à exercer l'action publique à l'égard d'un membre du Parlement auteur d'un crime ou d'un délit non flagrant 50 ( * ) . L'arrêt d'assemblée de la haute juridiction du 10 octobre 2001 a également considéré que le président ne pouvant être mis en examen, cité ou renvoyé devant une juridiction pendant son mandat, la prescription était suspendue pendant cette durée.

Le principe ainsi posé vaut aussi en matière de forclusion : tous les délais légaux, conventionnels, judiciaires dans lesquels les parties lésées doivent accomplir les formalités requises, sont également suspendus.

Bien que ce principe se déduise de l'inviolabilité temporaire du chef de l'Etat, l'Assemblée nationale, a l'initiative de sa commission des lois, a souhaité l'expliciter dans la Constitution en indiquant que « tout délai de prescription ou de forclusion est suspendu ».

*

* *

Le principe d'une immunité en matière pénale ne soulève pas d'objection dans la mesure où, d'une part, des poursuites pénales apparaissent totalement incompatibles avec les missions dévolues au chef de l'Etat sous la V ème République et, d'autre part, les infractions les plus graves pourraient entraîner la destitution du Président au titre d'un « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat ».

En revanche, l'immunité du Président de la République sur le plan civil a suscité un large débat au sein de votre commission.

Plusieurs de ses membres ont douté que la mise en cause du chef de l'Etat dans des procédures civiles puisse compromettre en quelque manière sa capacité à assurer la continuité de l'Etat, dès lors en particulier que ces procédures n'impliquent ni obligation de comparaître, ni mesures restrictives ou privatives de liberté.

Ils ont fait valoir, à l'inverse, que cette immunité affecterait gravement les droits des tiers -une action ne pouvant être engagée qu'à la fin du mandat Présidentiel, soit après plusieurs années, notamment en cas de réélection.

Ces craintes appellent deux séries de réponses.

En premier lieu, comme l'avait d'ailleurs relevé la commission Avril, plusieurs dispositifs sont susceptibles de protéger les droits des tiers lésés indépendamment de la mise en cause du chef de l'Etat en matière civile.

Ainsi que le professeur Guy Carcassonne, membre de la commission Avril, l'a indiqué à votre rapporteur, le système des assurances privées dont la souscription est obligatoire pour tout particulier devrait permettre de couvrir le plus grand nombre de dommages civils susceptibles de survenir 51 ( * ) .

Il est toutefois des préjudices qui ne sont pas couverts par ces assurances.

Tel est le cas, par exemple, d'un licenciement abusif. Il serait très regrettable qu'un ancien salarié du chef de l'Etat ne puisse engager une action contre son employeur et, le cas échéant, obtenir une indemnisation. La commission Avril a proposé à cet égard un dispositif que soutient votre commission : une modification de la loi organique n° 62-1292 du 6 novembre 1962 relative à l'élection du Président de la République au suffrage universel afin de prévoir que « tous les candidats, en même temps qu'ils souscrivent une déclaration de patrimoine et prennent l'engagement d'en souscrire une nouvelle en cas d'élection, prennent aussi l'engagement, dans le même cas, de transférer sans délai à un tiers tous les contrats de travail qu'ils ont pu signer en qualité d'employeur ». Ce dispositif permettrait de traiter, pendant la durée du mandat, les contentieux prud'homaux sans, néanmoins, impliquer directement le chef de l'Etat.

Il resterait cependant certains litiges importants -divorce, succession, pensions...-qui ne pourraient trouver de réponse pendant la durée du mandat présidentiel.

Cette situation n'est pas, à l'évidence, sans inconvénients. Toutefois, ceux-ci sont limités dans le temps puisque les poursuites pourront de nouveau être engagées à la fin du mandat et que les délais de prescription ou de forclusion sont nécessairement suspendus pendant la durée du mandat.

En outre, ils doivent être considérés au regard des inconvénients plus grands encore que présenterait l'absence d'immunité, sur le plan civil, du chef de l'Etat. Le professeur Guy Carcassonne l'a relevé devant votre rapporteur, de nombreux faits susceptibles d'une qualification pénale peuvent en effet faire l'objet de demandes de dommages et intérêts devant le juge civil. Ainsi l'immunité pénale du chef de l'Etat que chacun s'accorde à estimer indispensable pourrait être aisément contournée. Quelle serait la position d'un Président qui, certes, bénéficierait de l'inviolabilité au regard de la justice pénale, mais pourrait subir un véritable harcèlement devant le juge civil, le juge commercial ou le juge administratif ?

Comme l'a souligné Maître Daniel Soulez-Larivière lors de ses échanges avec votre rapporteur, compte tenu du nombre de particuliers susceptibles de vouloir créer des difficultés au Président de la République, le risque de voir celui-ci soumis à des mises en cause de pure opportunité politique apparaît beaucoup plus grand que celui d'un chef d'Etat n'honorant pas ses engagements vis-à-vis des tiers.

Le Président de la République n'est pas un citoyen comme un autre. Sous la Vème République, un homme, seul, élu au suffrage universel direct, est chargé d'assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et la continuité de l'Etat.

La logique des dispositions constitutionnelles et de la pratique institutionnelle conduit à conférer au chef de l'Etat un statut particulier, dérogatoire du droit commun.

Une fois encore, ce n'est pas l'homme qu'il s'agit de protéger mais la fonction. Et l'immunité est d'autant plus complète que les limites en sont marquées dans le temps.

* 48 A ce titre, il faut remarquer que l'impunité concerne aussi la faute professionnelle commise dans les fonctions antérieures à l'élection. La notion de juridiction recouvre aussi les sections disciplinaires d'un ordre professionnel.

* 49 L'action en justice s'éteint, en règle générale :

- en matière civile, dans un délai de trente ans (art. 2262 du code civil) sauf en matière de responsabilité extracontractuelle où ce délai est ramené à dix ans (art. 2270-1 du code civil) ;

- en matière pénale, dans un délai de dix ans pour les crimes (art. 7 du code de procédure pénale), trois ans pour les délits (art. 8 du code de procédure pénale) et un an pour les contraventions (art. 9 du code de procédure pénale).

* 50 Chambre criminelle de la Cour de cassation, 24 juillet 1952.

* 51 Le rapport de la commission Avril mentionne à titre d'exemple des dégâts des eaux survenant dans l'appartement privé du chef de l'Etat.

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