II. LES CRITIQUES FORMULÉES PAR LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION

La proposition de résolution émet cinq réserves fondamentales à l'égard du texte de la future directive.

1. Un dispositif inégalement protecteur

La proposition de résolution reproche à la directive d'introduire une confusion entre discrimination et inégalité de traitement. Or, ces deux concepts sont, selon elle, clairement distincts :

- la discrimination est l'intention de nuire à une personne en raison d'une ou plusieurs de ses caractéristiques : son âge, son handicap, son sexe, son orientation sexuelle, son origine ethnique réelle ou supposée ;

- l'inégalité de traitement est un constat empirique : une ou des personnes sont moins bien traitées que d'autres placées dans une situation identique.

Une inégalité de traitement peut donc se produire sans constituer une discrimination. La proposition de résolution le démontre grâce à l'exemple suivant : si un régime d'assurance maladie applique le même taux de cotisation à tous les salariés adhérents mais ne rembourse certains frais dentaires qu'aux salariés à temps complet, il applique une inégalité de traitement entre ces salariés et les autres. On ne peut pas cependant la qualifier de discrimination : le régime ne cherche pas à défavoriser les salariés à temps partiel en raison de leurs caractéristiques personnelles particulières 4 ( * ) puisqu'ils seront tous également victimes de l'inégalité de traitement.

Cet exemple révèle que le présupposé de la directive, selon lequel l'égalité de traitement est respectée si aucune discrimination ne se produit, est faux : une personne peut bien subir une inégalité de traitement sans être pour autant victime d'une discrimination.

Pour protéger la totalité des citoyens, il est donc nécessaire de poser un principe d'égalité de traitement que chacun peut invoquer, quelle que soit sa situation personnelle. Or, en n'interdisant qu'un nombre limité de discriminations, la proposition de directive reste peu protectrice, car destinée à un nombre restreint de personnes, et injuste, car face à la même inégalité, elle ne protégera que certaines personnes et pas d'autres.

2. Une démarche communautariste

Selon la proposition de résolution, la lutte contre les discriminations peut théoriquement emprunter au moins deux voies juridiques : celle de l'universalisme ou celle du communautarisme, chacune défendant une certaine conception de la société, comme le montre l'exemple suivant.

Lorsqu'une personne utilise un service public, si elle estime qu'elle n'est pas traitée de la même manière que les autres, elle peut faire cesser l'injustice de deux façons. Soit elle choisit d'insister sur ses différences (origine, orientation sexuelle, convictions religieuses...) et considère que celles-ci sont la cause de la discrimination dont elle se dit victime. Soit elle ne se prévaut pas de ces différences et fait valoir le principe d'égalité devant le service public, en vertu duquel les citoyens placés dans une situation identique doivent être traités de la même manière.

Les deux démarches aboutissent certes au même résultat, mais l'état d'esprit qui les sous-tend et ses effets sur les rapports sociaux sont totalement opposés. D'un côté, le droit insiste sur les différences et conduit les personnes à se positionner en victimes, de l'autre, il encourage à s'appuyer sur un principe commun et favorise une posture positive et constructive. Derrière cette question juridique se profile une interrogation de fond : dans le combat contre les discriminations, veut-on inciter au repli sur soi, à l'excitation des identités particulières, ou veut-on faire valoir des valeurs et des principes communs ?

La proposition de résolution considère que la future directive relève d'une inspiration communautariste qui transparaîtrait au moins sur deux points : l'absence d'un principe général d'égalité de traitement et la définition de la discrimination indirecte.

L'absence d'un principe général d'égalité de traitement obligerait les citoyens de l'Union à emprunter la voie communautariste. En effet, en l'absence d'un tel principe, il n'est pas possible, pour combattre une discrimination que l'on endure, de faire valoir sa qualité de citoyen égal à tous les autres. Il faut obligatoirement rentrer dans la logique de la directive : présumer que l'inégalité que l'on subit est une discrimination due à une spécificité personnelle et la faire valoir devant les tribunaux

La définition de la discrimination indirecte révèlerait plus clairement encore l'influence communautariste. Les auteurs de la proposition de directive estiment en effet qu'elle mènera inévitablement à la création juridique de communautés. Ils prennent l'exemple suivant à l'appui de leur démonstration.

Le vendredi est le jour saint des musulmans, traditionnellement consacré à la prière. L'ouverture des services de la sécurité sociale du lundi au vendredi entraîne pour eux « un désavantage particulier » par rapport au reste de la population : le vendredi devant être dédié à certaines activités religieuses, ils n'ont en réalité accès à ces services que quatre jours par semaine, alors que les non-musulmans le peuvent pendant cinq jours. Une « disposition ou une pratique apparemment neutre » (les jours d'ouverture de la sécurité sociale) entraînent donc bien « un désavantage particulier » « pour des personnes ayant une religion donnée » . Selon les termes de la future directive, les personnes de confession musulmane seraient donc victimes d'une discrimination indirecte de la part de la sécurité sociale en France et fondées à revendiquer des mesures qui leur soient spécifiques (demander une modification des jours d'accueil des services sociaux par exemple).

Selon la proposition de résolution, cette conception de la société débouche sur des situations inextricables susceptibles d'alimenter les rivalités entre communautés. Plus encore, elle contredit la conception française de la République, qui ne reconnaît que les citoyens égaux devant la loi et non les communautés. Au-delà de cet aspect juridique, c'est un modèle de société qui est en jeu : soit l'on considère que les personnes se définissent d'abord par leur capacité à apprendre et à raisonner, et qu'à ce titre elles sont égales en dignité et en droits et forment une société d'égaux, quelles que soient leur origine et leurs caractéristiques personnelles ; soit l'on estime qu'une personne se définit d'abord par son origine et ses caractéristiques personnelles qui lui donnent des droits particuliers, et qu'à ce titre elle appartient à une des communautés inégales en droits qui forment la société. Ce choix n'est pas neutre.

3. Le risque d'entraîner des procès d'intention

La proposition de directive soutient que les définitions posées à l'article 2 de la directive sont particulièrement vagues. Les auteurs reprennent, sur ce point, les reproches qui avaient été adressés aux directives à transposer par la loi du 27 mai 2008.

Ils signalent ainsi que, dans la définition de la discrimination directe , l'emploi du conditionnel « ne le serait » soulève des difficultés : comment considérer qu'une personne est moins bien traitée qu'une autre qui n'existe pas et qu'il faut donc imaginer ? Cette définition pourrait donner lieu à des condamnations fondées sur des hypothèses invérifiables : comment prouver qu'il n'y a pas eu de discrimination si des éléments de comparaison objectifs n'existent pas ?

Selon, cette fois, la définition de la discrimination indirecte , une personne pourrait être condamnée pour avoir instauré « une disposition, un critère, une pratique » qui ne crée pas de discriminations mais qui est, selon le juge, « susceptible » de le faire.

La définition du harcèlement suscite également des interrogations. Elle repose sur la notion de « comportement indésirable » alors que le désir, est encore loin d'être une notion juridique. On peut légitimement se demander s'il est rigoureux de faire reposer le droit sur un terme aussi vague et une réalité aussi insaisissable et complexe.

Selon les auteurs de la proposition de résolution, des définitions aussi contestables ouvriraient la porte aux procès d'intention. Elles conduiraient à juger non pas la réalité mais une fiction ou une évolution possible de la réalité, que le juge doit deviner.

Cette situation est d'autant plus inquiétante que la directive, dans son article 8, inverse la charge de la preuve 5 ( * ) : c'est au défendeur de prouver qu'il n'y pas discrimination. Comment le pourrait-il si l'accusation est fondée sur des suppositions ?

4. Un mécanisme inefficace dans la lutte contre les discriminations à l'égard des personnes handicapées

En application de l'article 4 de la proposition de directive, les entreprises privées ou les organismes publics, quels que soient leur taille ou leur chiffre d'affaires, qui exercent dans les champs couverts par la directive, devront entreprendre des « aménagements raisonnables » afin de rendre possible l'accès ou le travail des personnes handicapées.

Cependant, aucune définition de l'aménagement raisonnable n'est donnée. C'est donc à chaque entreprise et à chaque organisme public concernés qu'il reviendra d'apprécier si les aménagements à entreprendre pour faciliter le travail ou l'accès des personnes handicapées sont raisonnables et ne représentent pas une charge disproportionnée.

Les auteurs de la proposition de résolution contestent cette manière de lutter contre les discriminations dont sont victimes les personnes handicapées, non pas sur l'objectif poursuivi, bien évidemment, mais sur les modalités mises en oeuvre pour y parvenir. Ils considèrent en effet que le texte laissera aux entreprises la charge d'estimer elles-mêmes ce qu'elles doivent faire pour permettre l'égalité de traitement des personnes handicapées.

Or, c'est au législateur qu'il appartient de définir les obligations auxquelles les entreprises et les services publics doivent se soumettre.

En évitant de poser de telles normes, le législateur communautaire se défausse sur la société civile en jouant sur la culpabilité : chaque organisme doit faire le nécessaire, qui n'est défini nulle part, pour faciliter le travail et l'accès des personnes handicapées. S'il ne le fait pas, il se rend coupable de discrimination envers elles.

Ce n'est pas ainsi qu'a procédé la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Celle-ci fixe en effet un certain nombre d'exigences claires qui visent à permettre l'égalité de traitement des personnes handicapées. Par exemple, en matière d'habitat, son article 41-1 pose des normes architecturales pour les nouveaux logements afin de les rendre accessibles aux personnes handicapées. Une telle législation définit explicitement les obligations des entreprises et des organismes publics. Elle crée la sécurité juridique indispensable à la promotion de l'égalité de traitement des personnes handicapées.

Pour toutes ces raisons, les auteurs de la proposition de résolution s'interrogent sur la conformité de la proposition de directive, sur ce point, au principe de subsidiarité . En effet, le concept très flou d' « aménagement raisonnable » traduit bien la gêne du législateur communautaire : comme il ne souhaite pas définir d'obligations trop précises, considérant sans doute que le niveau de ces obligations dépend aussi du niveau de richesse d'un pays, il recourt à une notion vague qui laisse une marge d'appréciation à chaque Etat membre. Cependant, en procédant ainsi, il place l'ensemble des législations nationales sous l'autorité du juge communautaire, auquel il reviendra en dernier ressort d'apprécier si telle ou telle norme est « raisonnable ».

La Communauté européenne ne peut donc agir dans ce domaine qu'au prix d'une forte insécurité juridique. En ce sens, il n'est pas du tout assuré que son action soit plus efficace que celle des Etats membres et qu'elle soit donc conforme au principe de subsidiarité.


Le principe de subsidiarité

Le principe de subsidiarité consiste à réserver à l'échelon supérieur uniquement ce qu'il peut effectuer plus efficacement que l'échelon inférieur. Appliqué à la Communauté européenne, il signifie que celle-ci ne doit légiférer que dans la mesure où son action sera plus efficace que celle des Etats membres.

Le principe de subsidiarité a été introduit dans le droit communautaire par le traité de Maastricht. L'article 5 dispose en effet que « dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n'intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l'action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les Etats membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l'action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire ».

Le principe de subsidiarité ne s'applique qu'aux questions relevant d'une compétence partagée entre la Communauté et les Etats membres. Il ne concerne pas les domaines relevant de la compétence exclusive de la Communauté (la politique agricole commune par exemple), ni ceux qui sont de la seule compétence des Etats (par exemple le droit de la nationalité).

5. Une ambiguïté dans la définition du droit d'accès à la procréation médicalement assistée

Au-delà des considérations générales sur l'économie de la future directive, il est un point particulier de son dispositif qui a retenu l'attention des auteurs de la proposition de résolution.

Le projet interdit la discrimination fondée sur l'orientation sexuelle dans le domaine de la protection sociale, dont font partie la sécurité sociale et les soins de santé. En France, la procréation médicalement assistée (PMA) relève de la sécurité sociale qui en assure la prise en charge dans des conditions précisément définies. Notamment, la PMA n'est pas ouverte aux couples homosexuels.

Cette spécificité du droit français ne devrait pas poser de difficulté au regard du risque de constitution d'une discrimination car le point 2 de l'article 3 de la directive dispose que « la présente directive est sans préjudice des législations nationales relatives à l'état matrimonial ou familial et aux droits en matière de procréation ». Le champ de l'adoption et de la PMA est donc explicitement écarté.

Cependant, le commentaire introductif présenté par la Commission européenne à l'appui de cette disposition entretient une ambiguïté que signalent les auteurs de la proposition de résolution. La Commission rappelle, certes, que les questions concernant l'état matrimonial ou familial, y compris l'adoption ou la PMA, ne relèvent pas du champ d'application de la directive. Elle précise que « les Etats membres demeurent libres de décider ou non de l'institution et de la reconnaissance de partenariats officiellement enregistrés » . Mais elle ajoute aussitôt que « toutefois, dès lors que le droit interne reconnaît de telles relations comme étant comparables au mariage, le principe de l'égalité de traitement s'applique ». Cette interprétation de la proposition de directive, directement inspirée d'un arrêt récent de la Cour de justice des communautés européennes 6 ( * ) , laisse entendre que l'interdiction de l'accès à la PMA pour les couples homosexuels liés par un Pacs pourrait être considérée comme discriminatoire.

Or, il n'est pas contestable, quelle que soit l'opinion de chacun, que l'accès à la PMA pour les couples homosexuels est un sujet qui ne doit relever que du choix du Parlement disposant de la légitimité démocratique nécessaire pour prendre position.

* 4 A moins qu'ils ne soient tous d'une orientation sexuelle ou d'une confession religieuse, auquel cas la discrimination serait évidemment caractérisée !

* 5 Toutes les directives européennes procèdent à cette inversion, au motif que les éléments prouvant l'existence d'une discrimination ne sont pas, la plupart du temps, en possession de la victime présumée.

* 6 Affaire C-267/06 Tadao Maruko contre Versorgungsanstalt der deutschen Bühnen. Dans cet arrêt, la CJCE a précisé son interprétation de la directive 2000/78 sur l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail. Selon la Cour, le refus d'attribuer une pension de veuvage à un « partenaire de vie » (le partenariat de vie allemand étant réservé aux partenaires de même sexe), peut constituer une discrimination directe fondée sur l'orientation sexuelle. La CJCE a en effet estimé que, même si la pension de veuvage est une prestation relevant de l'état civil et que l'état civil est une compétence des Etats membres exclue explicitement du champ d'application de la directive par son 22 ème considérant, « les Etats membres doivent, dans l'exercice de ladite compétence, respecter le droit communautaire, notamment les dispositions relatives au principe de non-discrimination » (point 59).

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