II. LE DISPOSITIF DE LA PROPOSITION DE LOI ORGANIQUE

Pour approfondir les règles issues des lois de 2000, la proposition de loi organique envisage de prohiber le cumul entre un mandat de parlementaire et l'exercice d'une fonction exécutive dans une collectivité territoriale ou dans un EPCI (établissement public de coopération intercommunale).

Son article 1er se borne à poser le principe de l'incompatibilité entre ce mandat et l'exercice de ces fonctions.

Son article 2 fixe les modalités d'entrée en vigueur de cette incompatibilité : elle s'appliquerait « à chaque parlementaire nouvellement élu », c'est-à-dire en 2011 pour les sénateurs de la série 1, en 2014 pour les sénateurs de la série 2, et en 2012 pour les députés.

III. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION DES LOIS

1. La stabilité des arguments en faveur ou en défaveur du cumul des mandats

Au cours de ses auditions, votre rapporteur a observé que les termes du débat étaient les mêmes aujourd'hui qu'en 1985 et en 2000. En effet, les arguments développés s'articulent toujours autour des thèmes suivants :

- la disponibilité des élus ;

- l'ouverture de la vie politique et la garantie de l'accès de toutes les catégories de la population aux mandats électoraux et aux fonctions électives ;

- le statut symbolique de l'élu, et donc la « valeur » que les citoyens accordent aux mandats ;

- l'alignement sur les autres démocraties occidentales, réputées plus réticentes au cumul des mandats que la démocratie française.

• La disponibilité des élus

Les partisans d'une interdiction du cumul entre le mandat de parlementaire et l'exercice d'une fonction exécutive locale soutiennent qu'une telle interdiction permettrait, tout d'abord, de renforcer la présence des élus dans les instances dont ils dépendent . Cette opinion, qui était déjà défendue en 1998 par M. Bernard Roman 15 ( * ) , a notamment été reprise par le comité pour la réforme des institutions de la Cinquième République, présidé par M. Édouard Balladur : dans son rapport final, le comité affirmait ainsi que la prohibition du cumul entre un mandat national et des fonctions exécutives locales -y compris à la tête d'un EPCI- permettrait d'« accroître la disponibilité des parlementaires ». Cette réforme n'aurait d'ailleurs été que le premier pas vers la mise en place du mandat parlementaire unique, que le comité estimait être « la seule mesure qui corresponde vraiment aux exigences d'une démocratie parlementaire moderne ».

De la même manière, dans un rapport de 2007 sur l'émancipation de la démocratie locale 16 ( * ) , notre collègue Jean Puech estimait nécessaire que des fonctions électives impliquant une mobilisation à temps plein ne soient pas cumulées entre elles : il recommandait donc « d'éviter » le cumul entre des fonctions exécutives locales et un mandat de parlementaire.

Votre rapporteur constate toutefois qu'aucune statistique n'atteste que les parlementaires titulaires d'une fonction exécutive locale soient plus sujets à l'absentéisme que leurs collègues : l'argument de la disponibilité des élus ne semble donc pas fondé dans les faits.

Plus encore : le fait qu'un président de collectivité territoriale ou d'EPCI soit, par ailleurs, membre du Parlement, peut contribuer à renforcer la décentralisation et la coopération locale . M. Didier Maus, conseiller d'État et professeur à l'université d'Aix-Marseille III, citait ainsi l'exemple de certaines « petites » communautés de communes, dont le bon fonctionnement et la vitalité reposent sur l'autorité personnelle et politique des députés-maires ou des sénateurs-maires qui les président.

Mandats nationaux et fonctions locales peuvent donc avoir des vertus complémentaires.

L'extension des règles anti-cumul pourrait, en outre, s'avérer contre-productive dans un contexte où, pour les électeurs, la légitimité de ceux qui les représentent découle de leur présence au quotidien sur le « terrain ». Ainsi, le parlementaire frappé par l'interdiction d'exercer une fonction exécutive locale ne sera-t-il pas poussé, pour répondre aux attentes des citoyens, à être encore plus présent dans sa circonscription qu'il ne l'aurait été s'il avait été maire d'une petite commune ?

Ce risque sera d'autant plus grand que la prohibition du cumul entre un mandat parlementaire et une fonction exécutive locale pourrait créer une rivalité entre les élus locaux et les parlementaires . Tel est notamment le cas aux États-Unis, où l'interdiction de cumuler le poste de gouverneur avec le mandat de sénateur conduit fréquemment les gouverneurs à se servir de leurs fonctions comme d'un tremplin vers le Sénat, poussant les sénateurs désireux de conserver leur mandat à mener perpétuellement campagne dans leurs terres d'origine et à être peu présents dans leur assemblée.

La présente proposition de loi organique risque donc, à tout le moins, de ne pas remplir ses objectifs, voire d'aggraver les problèmes contre lesquels elle entend lutter.

• L'ouverture de la vie politique

Les opposants au cumul des mandats considèrent, en second lieu, que celui-ci empêche le renouvellement de la classe politique : M. Bernard Roman affirmait que le cumul était « contraire à [la logique] de la démocratie qui repose sur la pluralité et une certaine forme de fragmentation » et conduisait à « une représentation de type oligarchique » dans laquelle seule une catégorie de la population accédait effectivement aux mandats électoraux.

Toutefois, deux arguments démontrent que la limitation du cumul des mandats n'est pas forcément synonyme d'ouverture du champ politique.

D'une part, la prohibition du cumul pourrait transformer les députés et les sénateurs en « professionnels du Parlement » coupés des réalités locales et donc moins capables de représenter leurs électeurs. En effet, elle conduirait certainement à réserver l'exercice des mandats pour lesquels les indemnités accordées sont faibles -voire quasiment nulles- à une partie seulement du corps électoral ; en tout état de cause, elle en exclurait tous ceux qui n'ont pas la certitude de pouvoir aménager leur temps de travail librement ou de pouvoir aisément retrouver leurs conditions d'emploi antérieures à la fin de leur mandat.

D'autre part, la limitation du cumul des mandats pourrait également avoir l'effet pervers inverse, en se traduisant par un développement de la pratique des « prête-noms » , comme cela a pu être le cas par le passé : ce risque a d'ailleurs été pointé par M. Guy Carcassonne, professeur de droit public à l'université de Nanterre, lors de son audition par votre rapporteur.

• Une attente de l'opinion publique ?

Les partisans du non-cumul soutiennent également que leur position répond aux attentes des électeurs , ces derniers étant supposés être défiants face à une élite politique « cumularde » et désireux de voir leurs représentants n'exercer qu'un seul et unique mandat.

Néanmoins, cette thèse est contredite par les résultats des scrutins successifs. À cet égard, Mme Dominique Voynet remarquait, lors d'un récent débat organisé par la Délégation aux collectivités territoriales 17 ( * ) , que l'attitude des électeurs est en réalité marquée par « l'ambivalence » , voire par une certaine schizophrénie : en effet, les citoyens « votent pour les élus cumulant les mandats et répugnent au renouvellement de la classe politique [mais], dans même temps, critiquent vertement les cumuls [...] et espèrent leur limitation ».

De la même manière, M. Didier Maus rappelait que la tradition politique française sanctionne les élus les plus présents au Parlement , ceux-ci peinant souvent à se faire réélire faute d'avoir été assez présents dans leur circonscription, auprès des électeurs.

L'argument selon lequel le non-cumul répondrait à une demande citoyenne doit donc, lui aussi, être relativisé.

• La question des exemples étrangers

Enfin, la plupart des détracteurs du cumul des mandats font valoir que ce phénomène constitue une « exception française », sans exemple dans les autres démocraties occidentales.

Les statistiques démontrent effectivement que le cumul du mandat parlementaire avec une fonction exécutive locale est une réalité fréquente , tant à l'Assemblée nationale qu'au Sénat. Les chiffres communiqués par les services du ministère de l'Intérieur indiquent ainsi que :

- cinq sénateurs et six députés (soit respectivement 1,5 % et 1 %) sont présidents d'un conseil régional ;

- 30 sénateurs (8,7 %) et 19 députés (3,3 %) sont présidents d'un conseil général ;

- 50 sénateurs (15 %) et 117 députés (20 %) sont présidents d'un établissement public de coopération intercommunale ;

- 114 sénateurs (33 %) et 259 députés sont maires.

Toutefois, ces statistiques ne sont pas révélatrices d'une « exception française ». En effet, nombreux sont les parlementaires européens à être soumis à un régime juridique moins contraignant que celui de la France : tel est par exemple le cas en Suède, en Finlande, au Danemark, en Grande-Bretagne, en Irlande, ou encore en Allemagne, où aucune règle de non-cumul ne s'impose aux élus. Pour citer une expérience personnelle, votre rapporteur constate ainsi que, sur les treize parlements d'Europe que sa carrière l'a amené à visiter, seuls deux prohibaient strictement le cumul du mandat parlementaire avec d'autres mandats ou fonctions.

Il semble donc que le cumul repose sur la sociologie et la culture politiques des États , et non sur le droit.


* 15 Dans son rapport précité, M. Bernard Roman affirmait ainsi que « le cumul n'offre aux Français que des élus pressés, surmenés, sollicités de toutes parts, accablés par le poids de leurs charges, soumis à la dictature du temps [...]. Pour faire face, les cumuleurs ont deux solutions : négliger totalement l'un de leurs mandats (il s'agit souvent du mandat de parlementaire ou s'en remettre à leur administration locale. Au total, c'est alors la technocratie qui l'emporte ».

* 16 Rapport d'information n° 74 (2007-2008) de l'Observatoire de la décentralisation, « Une démocratie locale émancipée. Des élus disponibles, légitimes et respectés » : http://www.senat.fr/notice-rapport/2007/r07-074-notice.html .

* 17 La Délégation mène actuellement un travail d'information sur le cumul des mandats, dont les rapporteurs sont nos collègues Dominique Voynet et François-Noël Buffet.

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