ANNEXE - SUR LA VALEUR DE LA VIE HUMAINE

(Communication d'Emmanuel Halais, maître de conférences en philosophie à l'Université de Picardie Jules Verne)

Le cas de Vincent Humbert pose, de manière dramatique, la question de la valeur de la vie humaine, c'est-à-dire aussi celle de la mort humaine. En raison de sa propre interprétation de sa situation en termes de droit, elle a provoqué une prise de conscience et une réflexion sur le thème de l'euthanasie et sur le traitement de la mort dans nos sociétés, qui constituent indéniablement un progrès dans l'évolution des mentalités. Ma propre perspective se situe un peu en retrait par rapport à ces débats. A l'arrière-plan, on trouve en effet le problème philosophique du sens de la vie : la vie humaine a-t-elle un sens ? Si tel est le cas, comment peut-on définir ce sens ? Est-il quelque chose qui peut être acquis, et donc perdu, ou est-il inhérent à la vie même ? Peut-on définir même ce que l'on entend par « vie humaine » ?

Cette question est centrale pour l'interrogation philosophique, et aussi religieuse. Elle est, comme tous les grands thèmes, à la fois susceptible d'un traitement abstrait et pointu, et donc l'affaire de spécialistes, et en même temps, ce n'est pas une affaire de spécialistes comme peuvent l'être des problèmes de physique ou de mathématiques. Elle touche en effet tout un chacun directement, parce que chacun d'entre nous est un individu humain : la « vie humaine » est ce qui nous définit, à la fois collectivement et individuellement. La question de sa valeur est donc une question qui se pose à tous, mais nous ne l'abordons pas volontiers. Elle est difficile, mais pas parce qu'elle serait technique. Elle est difficile comme est difficile à voir ce qui nous est le plus proche : il est plus aisé de voir de loin. Et elle est difficile parce qu'elle est redoutable, parce que lui donner une réponse suppose un aperçu du tout de sa propre vie, et que cet aperçu peut être effrayant, ou nous donner de nous-mêmes une image que nous n'apprécions pas. Si bien que cette question, dont j'ai dit qu'elle se situait à l'arrière-plan, y reste la plupart du temps confinée. Et comme nous avons à faire, les problèmes qui se posent à nous sont plus directement pratiques et requièrent toute notre attention.

La vie humaine est ce qui nous définit, collectivement et individuellement : voilà qui semble difficilement réfutable, qui ressemble même à une évidence. Mais dès que l'on s'attache à formuler, mettre en mots, cette évidence, des problèmes apparaissent. Vous pouvez par exemple dire que vous avez une vie humaine, cette vie qui vous est propre. Mais ce ne sera pas au sens où vous avez, par exemple, une voiture, un appartement ou des vêtements. Ces choses sont des biens que vous possédez, sur lesquels vous avez des droits, que vous pouvez acquérir, dont vous pouvez vous séparer, que vous pouvez vendre, par exemple. Mais l'on voit bien qu'inclure la vie dans les possessions suppose une extension considérable du concept de possession par rapport à ces cas courants. Pourtant, c'est bien ce type d'image, celle de la propriété, que nous utilisons quand nous disons « Eh bien, c'est ma vie, et j'en fais ce que je veux ». Quand on dit à quelqu'un que sa vie « lui appartient », nous faisons également usage de cette extension du concept, mais aussi, par exemple, quand nous parlons de « donner la vie » ou de « perdre la vie ». Nous sommes alors dans le domaine de l'image et de l'analogie. Attention : je ne veux pas dire que ces emplois sont abusifs ou incorrects, mais que nous devrions être attentifs au fait que nous les utilisons et au danger de les identifier aux cas pas nécessairement plus concrets, mais disons plus « matériels », de possession. (Un usage religieux consistant à dire que la vie nous est simplement « prêtée », en un sens ou un autre, et nous sera reprise, figure parmi ces analogies.)

Peut-être voudra-t-on dire que l'on « a » une vie humaine en un sens un peu différent, comme une caractéristique qui nous appartient, comme quand on dit que l'herbe est verte, ou que l'eau possède telle ou telle propriété. Nous dirions alors quelque chose du type : d'être né de deux parents humains, nous avons une vie humaine. C'est un état qui nous appartient, de la naissance à la mort. Mais alors, dire que l'on « a » une vie humaine ne semble pas du tout dissociable du fait de dire simplement que nous sommes des êtres humains. Et ici le concept de possession semble inapproprié : pourquoi dire que nous « possédons » ce que nous avons de toute façon ? Cela semble à peine plus crédible que de dire que l'herbe « possède » la propriété d'être verte.

Voici une autre perplexité : elle porte sur le fait que la vie humaine est ce qui nous définit collectivement et individuellement. L'être humain est ce qui nous définit, disons en tant qu'espèce : donc la vie humaine est quelque chose que nous partageons avec nos semblables. Comme l'a montré la philosophe américaine Cora Diamond, c'est une notion qui est directement morale, en ceci qu'elle recouvre ce qui est important pour nous : dans le sens que nous donnons, en particulier, à la vie et à la mort, symbolisé dans les rites ; dans le fait que nous nous donnons des noms et que nous préservons la mémoire des morts ; et dans l'idée d'une solidarité liée à un destin commun, notre destin de mortels, solidarité à laquelle est liée l'idée de compassion. Ici, j'ai parlé d'« espèce » : cependant, il faut relever que la notion d'être humain liée à la morale n'est pas biologique. La notion morale de la vie, et celle de la mort, sont différentes de leurs approches scientifiques, elles ne ressemblent pas à ce que nous apprenons dans les cours de biologie, disons, sur l'embryologie ou la mort des cellules, et davantage à ce que nous montrent les cérémonies du baptême et de l'enterrement. Ce n'est pas qu'il n'y ait pas de rapports entre les deux « jeux de langage », mais plutôt que le second n'est pas réductible au premier.

Autrement dit, et c'est là un point essentiel, la notion d'être humain est une notion culturellement forgée, elle est ce que nous en faisons, notamment dans les contrastes que nous marquons dans les rites, dans la littérature et dans l'art en général. Cela ne veut pas dire qu'elle est arbitraire (arbitraire par rapport à quoi ?) En revanche, cela veut dire que nous faisons fausse route en cherchant à fonder nos jugements moraux et nos différences morales sur des faits objectifs, croyant emprunter la démarche scientifique. Cela veut dire aussi que cette notion n'est pas inamovible mais susceptible d'évolution, elle dépend de la manière dont elle est, au fil des générations, investie d'un sens.

Cette démarche d'investissement de sens, on la retrouve également au niveau de l'individu. Le sens qu'un individu donne à sa propre vie est rarement formulable synthétiquement, et comme je l'ai dit, rares sont les situations où l'on a un aperçu du tout que constitue son existence. Mais on peut dire que ce sens est lié à la possibilité globale d'un accomplissement : celle de faire quelque chose de sa vie, de pouvoir ressentir une coïncidence entre ce que l'on fait et ce que l'on est. Cette possibilité peut prendre des formes infinies et complexes. Elle peut être liée à des relations, de couple, de famille, d'amitiés ; à différentes formes d'ambitions, professionnelles, ou de pouvoir ; à la poursuite de vocations, intellectuelles ou artistiques ; à certains regards portés sur le monde ; liée aussi au caractère de l'individu, sa sensibilité, et aux événements que le destin place sur sa route. Et ces divers éléments sont aussi en interrelation, comme les fils d'un tissu.

J'ai parlé d'investissement de sens. Je voulais dire que, tout comme la notion d'être humain dépend de la manière dont elle est (culturellement) forgée, et non pas objective au sens de faits bruts ouverts à un examen neutre ; celle de vie individuelle est reliée, simplement, à la manière (ou aux manières) dont l'individu ressent sa propre vie, ou pour le dire autrement, à la relation qu'il entretient avec sa propre vie. Ce sens lui est donc, si l'on veut, immanent. Qu'est ce que cela signifie ? Le type d'accomplissement que j'évoquais, cette possibilité, ne peuvent être adéquatement conçues, c'est-à-dire éprouvées, de l'extérieur.

Cela ne veut pas dire pour autant que ce sens est une affaire de décision, que parler d'investissement personnel de sens signifie que ce sens est une affaire de décision individuelle. Il n'y a pas une sorte d'acte par lequel vous détermineriez ce sens (quand aurait lieu cet acte, d'ailleurs ? à la naissance ? avant ? au passage à l'âge adulte ?) Et cette conception volontariste s'accorde fort peu avec le sentiment que l'on peut avoir que ce que nous avons à faire nous est imposé, ce que l'on exprime parfois en parlant de destin, ou du caractère de contrainte d'une vocation. Il n'en reste pas moins que l'individu est le seul à faire, au sens strict, l'épreuve de sa propre vie.

On peut dès lors, me semble-t-il, distinguer deux manières de poser la question du sens de la vie. Nous pouvons la poser de manière globale, i.e. quant à la vie telle qu'elle est partagée par tous les êtres humains (ou l'étendre aux animaux et aux végétaux). Si l'on pose la question de cette façon, la manière d'y répondre passe par le sentiment de l'importance qu'existe un phénomène comme la vie dans l'univers. Nous pouvons par exemple être frappés par la différence entre le règne minéral et celui des animaux ; et au sein des animaux, la différence entre ses différentes espèces et la nôtre : le caractère significatif de cette différence est marqué dans les manières dont nous réagissons, nous comportons et pensons, dans la façon, par exemple, dont nous pouvons considérer la vie humaine comme plus précieuse que la vie animale, et comme devant lui être préférée quand il y a un choix à faire (le choix ne se pose pas quand les deux éléments en balance sont la vie humaine et la matière inerte.) C'est l'exemple le plus évident, mais ce n'est pas le seul : une telle différence, ou le caractère spécifique de la vie humaine par rapport aux autres phénomènes, peut aussi être un objet de contemplation et matière à une élaboration artistique. Sous l'angle religieux, cet objet de contemplation est aussi objet de révérence, le caractère spécifique est traduit en termes de « sacré » et de « mystère ». Si nous pensons que la vie humaine est ainsi précieuse, en termes religieux ou non-religieux, nous aurons tendance à la préserver et la favoriser, telle qu'elle se manifeste dans les autres personnes et dans la notre, c'est-à-dire que nous lui accorderons une valeur qui, dans notre échelle, sera la plus élevée.

Ici, il faudrait relever qu'un tel investissement de sens n'est pas univoque : le caractère séparé de la vie par rapport aux autres phénomènes peut être marquant en un autre sens, dans ce qu'il nous montre de son caractère non pas privilégié, mais (au moins dans un premier temps) absurde ; cf. les remarques de Camus sur l'hostilité du monde minéral à notre égard, et sur le caractère gratuit de la vie, qui en découle. Même certaines perspectives religieuses, plaçant la (vraie) vie dans un au-delà, font de la vie mondaine un simple reflet de la vie divine, et en ce sens la dévalorisent - c'est évident chez les gnostiques. Ou vous pouvez, à la manière de Schopenhauer, la traiter comme une illusion. Ce sont autant de manières intellectuelles d'exprimer une ambiguïté quant à son caractère important. Mais les voies intellectuelles ne sont pas les seules : à chaque fois que nous nous montrons cruels ou même indifférents vis-à-vis des autres, nous montrons par-là même que nous n'y sommes pas sensibles.

La question du sens de la vie, de sa valeur, peut aussi se poser d'une manière plus individuelle, à la manière d'un sentiment positif ou négatif accompagnant tout ce que l'on fait et vit, selon que cette vie est investie positivement ou négativement. Ici, il faut éviter d'être trop schématique. D'une part, personne ne dispose d'un appareil de mesure qui servirait à évaluer qualitativement sa propre vie ou celle des autres, de manière objective. On ne mesure pas la qualité de la vie comme on mesure cent grammes de farine chez l'épicier. D'autre part, il n'existe rien de tel que ce « sentiment », si par là on entend quelque chose dont nous serions toujours conscients, qui nous accompagnerait en toute occasion et que nous pourrions, pour ainsi dire, consulter à loisir. Il n'en reste pas moins que notre propre vie nous renvoie un sentiment global, celui d'une qualité liée à l'adéquation plus ou moins grande, comme je le disais, entre ce que l'on fait et ce que l'on est, ou encore à un exercice de nos possibilités. C'est le sentiment, pourrait-on dire, de l'allure que notre vie a pour nous, sa couleur ou sa forme globale. Ce sentiment, de la même manière que le parcours individuel, est amené à évoluer. En cas de rupture brutale dans le cours des événements, il peut aussi changer du tout au tout. Il est peut-être plus vivement ressenti lorsqu'il est négatif. Mais ce n'est pas vrai par principe : il y a des situations, dans la pratique d'un art ou dans notre relation à l'autre, où nous savons que, pour un moment, nous sommes sur la crête de nos possibilités, et la joie nous envahit ; puis l'écart se creuse à nouveau.

Le cas de Vincent Humbert est intéressant en ceci que son récit nous sert de révélateur sur ces questions difficiles. Nous ne pouvons pas en rester à une manière abstraite de les poser. Il nous présente l'une de ces ruptures brutales dans le cours des événements que j'évoquais, nous montre un avant et un après, un sens des possibilités au plus haut degré, puis un état où ce sens est, selon lui, totalement retiré. Je ne crois pas que nous puissions établir objectivement, comme de l'extérieur, des classifications de valeur, qui montreraient que tel type de vie vaut la peine d'être vécue, et tel autre non. Pourquoi ? Cela pourrait être à cause des conséquences pratiques terribles qui pourraient découler de tels « critères objectifs », de l'idée que tels individus « méritent » de vivre et d'autres non. Et je crois que l'on peut opposer à cette manière froide de considérer les valeurs de la vie un sentiment que j'ai mis en exergue plus haut, à savoir que la vie humaine, en tant que telle, est précieuse, même si on ne peut donner les raisons de ce sentiment. Il n'en reste pas moins que dans la vie quotidienne, nous portons des évaluations sur les vies des autres et sur la notre propre. Elles vont rarement jusqu'à dire que la vie de telle ou telle personne est totalement dénuée de sens. Mais nous pensons, à tort ou à raison, que untel a eu une vie bien remplie, un autre une vie heureuse, que celui-ci a gaspillé sa vie en pure perte, qu'un autre a raté sa vocation, etc. et aussi que nous-mêmes, nous aurions du plus travailler, ou éviter tel mariage, par exemple. Quelles sont les conséquences pratiques de tels jugements ? Il me semble qu'elles sont la plupart du temps assez limitées. Soit l'évaluation porte sur des personnes déjà mortes, auquel cas la conséquence est nulle (« il a eu une vie bien remplie », « il a perdu son temps ») ; soit elle porte sur des gens que nous côtoyons, et nous pouvons leur donner des conseils, mais - à supposer même que nous soyons bien informés, et que le conseil soit judicieux - la portée limitée de tels conseils est notoire. Si l'évaluation porte sur notre propre vie, nous pouvons toujours essayer de la réformer, et nous connaissons également les difficultés inhérentes à l'exercice.

Mais Vincent Humbert demandait à sa mère, à la fois de partager le jugement qu'il portait sur sa propre vie, à savoir qu'elle était absurde, qu'elle ne valait pas (plus) du tout d'être vécue, et d'en tirer les conséquences pratiques les plus sérieuses et définitives. Et il pensait que son cas pouvait, devait, être généralisé. Quand nous lisons son récit, nous nous formons l'image d'une existence dégradée, réduite à rien, sinon à la souffrance : c'est l'image qu'il veut que nous ayons. Ce faisant, il nous force à nous interroger sur les conditions de possibilité mêmes du sens d'une vie individuelle telle que je l'ai esquissé, sur le minimum requis par ce sens, avec l'idée que, si ces conditions ne sont pas remplies, mieux vaut mourir.

Je crois qu'ici, toute notre difficulté vient de ce que nous voudrions des faits, et que de ces faits découlent une conséquence pratique : des faits discriminants quant au sens ou l'absurdité d'une existence, et une conséquence pratique de vie ou de mort. Or, il me semble clair, à la fois que ces faits n'existent pas ; et que rien ne permet de tirer logiquement de telles conséquences. Ce sont des faits, par exemple, que Vincent a eu ce terrible accident, ces blessures irréversibles, cette souffrance et c'était apparemment un fait établi qu'il n'y avait guère d'amélioration possible de son état physique. C'est un fait également qu'il avait recouvré toute sa conscience. Et c'est une question importante que de savoir si l'on peut mesurer, en un sens ou un autre, la douleur. En revanche, si le sens ou, en l'occurrence, l'absurdité d'une existence peuvent être rendus compréhensibles pour autrui par la transmission de tels faits, ils ne se réduisent pas à ces faits, ne sont pas rendus explicables par eux : le processus, la maturation aboutissant au verdict que son existence ne vaut pas la peine, le pas supplémentaire de la décision de la suppression de sa vie, relèvent de la subjectivité, du rapport exclusif de l'individu à lui-même, et ne sont rendus accessibles que par l'empathie et un effort positif de l'imagination.

Dès lors, nous ne pouvons également comprendre le courage et l'amour extraordinaires qui ont été nécessaires à Marie Humbert pour abréger les souffrances de son fils que par un exercice similaire de l'empathie et de l'imagination. Or nos capacités sont limitées parce qu'elles ne couvrent pas habituellement des cas aussi extrêmes et dramatiques. Le récit nous force, contre notre gré, à nous demander ce que nous ferions, placés dans de telles situations, que ce soit celle du fils ou celle de la mère. Il me semble que, pour des raisons que j'ai au moins partiellement indiquées, il est difficile, sinon impossible, de répondre à cette question. En revanche, il est tout à fait possible de comprendre à la fois la conséquence que Vincent Humbert avait tiré lui-même d'une vie qu'il voyait comme dénuée de sens, et son inquiétude quant au sort que la justice humaine réserverait à sa mère.

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