2. La révision constitutionnelle de 2003 : l'ouverture de la voie de la collectivité unique

Après la volonté, concrétisée par le vote de la loi du 19 mars 1946, d'être assimilé au droit commun dans le domaine institutionnel comme dans l'application des lois et règlements, à égalité avec les citoyens de métropole, un mouvement engagé à partir de la fin des années 1990 sous l'impulsion des élus des Antilles et de Guyane, brisant une forme de tabou autour de la départementalisation, a remis la question institutionnelle au centre du débat des départements d'outre-mer, qui semblait dominé jusque là par les questions économiques et sociales en raison des insuffisances de développement et des retards que cinquante ans de départementalisation n'avaient pas encore permis de complètement rattraper, même si le niveau de vie dans les départements d'outre-mer demeure très élevé par rapport à leur environnement régional.

a) La fin des « statuts uniformes » outre-mer

La déclaration de Basse-Terre est souvent présentée comme le point de départ officiel du renouveau de la question institutionnelle dans les Antilles et en Guyane. Réunis à Basse-Terre le 1 er décembre 1999, les présidents des trois conseils régionaux de Guadeloupe, de Guyane et de Martinique - notre collègue Lucette Michaux, M. Antoine Karam et notre collègue député Alfred Marie-Jeanne -, au-delà de leurs divergences politiques, ont proposé « une modification législative voire constitutionnelle, visant à créer un statut nouveau de région d'outre-mer doté d'un régime fiscal et social spécial (...), dans le cadre de la République française d'une part, et de l'Union européenne d'autre part ». Cette demande d'évolution institutionnelle reposait sur le constat partagé d'une situation économique et sociale dégradée que le cadre institutionnel et ses contraintes ne parvenaient pas à améliorer. La finalité de cette évolution institutionnelle, qui avait vocation à donner plus de maîtrise et plus de responsabilités aux collectivités, était le développement économique et le progrès social des populations.

Préalablement à la déclaration de Basse-Terre, notre collègue Claude Lise et notre ancien collègue député Michel Tamaya avaient remis, en janvier 1999, un rapport 8 ( * ) au Premier ministre de l'époque, partant du même constat de la profonde dégradation économique et sociale pour conclure à une demande de plus grande reconnaissance de l'outre-mer par la métropole et à la nécessité « d'exercer une influence accrue sur leur propre destinée mais aussi de voir leur identité davantage reconnue ». Le Premier ministre avait demandé à nos collègues de réfléchir aux évolutions institutionnelles des quatre départements d'outre-mer, liant celles-ci à la question économique et sociale. Ils ont proposé d'approfondir la décentralisation tout en prenant en compte la situation spécifique de chaque collectivité et en laissant ouvertes toutes les possibilités d'évolution institutionnelle. Il indiquait en particulier que « le transfert de compétences accrues aux collectivités territoriales, qui les exerceront chacune en fonction des besoins et des aspirations locales, entraînera nécessairement une différenciation entre chacun de nos départements ». Ce rapport marquait ainsi l'affirmation d'un possible « différentialisme institutionnel » dans les collectivités relevant de l'article 73 de la Constitution.

Ce rapport inspira en partie la loi n° 2000-1207 du 13 décembre 2000 d'orientation pour l'outre-mer (LOOM), laquelle comportait entres autres plusieurs dispositions en matière institutionnelle : l'accroissement substantiel des compétences des départements et des régions d'outre-mer en matière de coopération régionale, consultation par le Gouvernement des départements et des régions d'outre-mer sur les projets de loi, d'ordonnance ou de décret les concernant, ainsi que sur les projets d'actes européens, attribution aux départements d'outre-mer d'un pouvoir de proposition en vue de modifier des dispositions législatives et réglementaires 9 ( * ) , attribution aux régions d'outre-mer de nouvelles compétences (routes nationales, gestion des ressources marines et exploitation des ressources minières marines notamment), pour ne citer que les principales.

Enfin, la loi d'orientation pour l'outre-mer a créé le congrès des élus départementaux et régionaux, instance nouvelle rassemblant les conseillers régionaux et généraux ainsi que, avec voix consultative, les parlementaires. Cette instance a pour vocation de délibérer « de toute proposition d'évolution institutionnelle, de toute proposition relative à de nouveaux transferts de compétences de l'État vers le département et la région concernés, ainsi que de toute modification de la répartition des compétences entre ces collectivités locales » 10 ( * ) . Depuis 2000, c'est le congrès qui a permis aux élus de débattre et de présenter des demandes nouvelles d'évolution institutionnelle.

Le 11 mars 2000, lors d'un discours demeuré célèbre, prononcé plus de cinquante ans après la départementalisation de 1946, au palais des congrès de Madiana, en Martinique, Jacques Chirac, alors Président de la République, reconnut le principe du « différentialisme statutaire » et la possibilité de larges évolutions institutionnelles pour les départements d'outre-mer :

« L'institution départementale, fondée sur l'assimilation, et qui a longtemps été synonyme de progrès et de dignité, a, probablement, atteint ses limites. (...) Ma conviction est que les statuts uniformes ont vécu et que chaque collectivité d'outre-mer doit pouvoir désormais, si elle le souhaite, évoluer vers un statut différencié, en quelque sorte, un statut sur mesure. »

Le 18 mai 2001, lors d'un discours également fondateur, prononcé au théâtre du Champ fleuri, à Saint-Pierre de la Réunion, le Président de la République développa les principes exposés à Madiana un an plus tôt :

« Tout au long de l'année écoulée, les institutions de l'outre-mer ont été au centre des discussions, notamment en raison de la préparation de la loi d'orientation voulue par le gouvernement. (...)

« Discussions sur les institutions elles-mêmes, c'est-à-dire les structures politiques les mieux en mesure de favoriser un développement harmonieux de l'outre-mer. Quelle que soit la diversité des approches et des sensibilités, nous pouvons aujourd'hui nous accorder sur quatre grands principes.

« Le premier de ces principes, c'est la délégation de compétences. Les caractéristiques propres à l'outre-mer justifient une politique ambitieuse de transfert de responsabilités, que ce soit en matière de coopération régionale, nous l'avons vu, ou dans le domaine de l'aménagement du territoire, des transports, de la culture, de l'action économique et sociale. C'est à la fois une question d'efficacité et de démocratie. Le statut constitutionnel de l'Outre-mer, l'éloignement des centres de décisions nationaux, la diversité de vos traditions culturelles, les difficultés économiques très spécifiques que vous rencontrez en raison de votre isolement géographique, les particularités de votre environnement international : tous ces facteurs se conjuguent pour justifier, pour exiger, que soient dévolus aux collectivités d'outre-mer, des pouvoirs plus larges répondant à leur volonté de prendre leurs responsabilités.

« Le deuxième principe, c'est celui du droit à l'originalité de chacun de vos territoires. Je l'ai déjà indiqué l'an dernier, à Madiana : l'heure des statuts uniformes est passée . Il n'y a plus aujourd'hui de formule unique qui réponde efficacement aux attentes variées des différentes collectivités d'outre-mer. Chacune d'entre elles doit être libre de définir, au sein de la République, le régime le plus conforme à ses aspirations et à ses besoins, sans se voir opposer un cadre rigide et identique.

« L'organisation départementale et régionale conserve toutes ses vertus lorsqu'elle est mise au service d'un projet de développement cohérent. Beaucoup de Réunionnais y sont très attachés. Les départements et les régions d'outre-mer forment en effet un espace de solidarité aux qualités éprouvées. Ils répondront d'autant mieux aux nécessités de demain que les possibilités d'adaptation, que la Constitution leur autorise déjà, seront élargies dans le prolongement du nouveau dispositif communautaire en faveur des régions ultrapériphériques.

« Mais à côté de l'organisation départementale et régionale, nous devons avoir à coeur de laisser chaque collectivité bénéficier, avec l'accord de sa population, du statut le plus favorable à ses intérêts, le mieux adapté à ses particularités, à ses traditions et à son avenir.

« Troisième principe, essentiel à mes yeux : quelle que soit la forme d'organisation retenue, elle doit permettre la poursuite du développement économique et social, le maintien des acquis sociaux, l'affirmation pleine et entière de la solidarité nationale et communautaire. Je suis opposé à tout ce qui s'apparenterait à un désengagement de la métropole, à tout ce qui remettrait subrepticement en cause les liens de l'outre-mer et de l'Union européenne. En optant pour cette voie, on irait à l'encontre de ce qui doit être notre ambition : donner à chaque collectivité les meilleures chances, lui ouvrir les plus larges perspectives d'avenir.

« Enfin, quatrième principe, chaque territoire ne peut choisir son évolution institutionnelle que dans le respect des principes de notre Constitution, sur lesquels on ne saurait transiger. Je pense bien sûr à l'unité de la République, dont je suis le garant. Je pense aux exigences démocratiques, qui impliquent que toute réforme statutaire soit soumise impérativement à l'approbation préalable des populations concernées. Je pense enfin aux engagements internationaux de la France, notamment dans le domaine des droits de l'homme, plus particulièrement des libertés publiques et du droit du travail, auxquels nous ne saurions déroger.

« Telles sont les orientations qui peuvent guider notre réflexion institutionnelle. Elles devront, le moment venu, prendre corps, de façon globale et cohérente, dans notre ordre juridique, afin de donner à l'outre-mer les moyens d'exprimer pleinement sa spécificité au sein des institutions de la République. Elles supposent naturellement que la rédaction du titre XII de notre Constitution, relatif aux collectivités territoriales, soit aménagée. Je suis pour ma part favorable à cette révision.

« Ces réformes ne sont toutefois pas une fin en soi. Elles ne prendront tout leur sens que si elles servent un projet collectif économique et social ambitieux. »

Plus que la diversité des statuts en tant que telle, c'est la diversité des trajectoires statutaires et institutionnelles elles-mêmes qui a été légitimée, dans une perspective dynamique et plus un cadre statique, pour prendre en compte l'évolution des aspirations des populations ultramarines et de leurs élus et la réalité de la situation singulière de chaque collectivité.

Dans l'exacte continuité de ces discours fondateurs, l'actuel Président de la République, lors du premier conseil interministériel de l'outre-mer, le 6 novembre 2009, affirma que « l'unité de la République n'est pas l'uniformité de ses institutions », quelques semaines avant la consultation des populations de Guyane et de Martinique sur leur avenir institutionnel. Il fallut ainsi dix ans pour que les principes de Madiana, déjà précédés de nombreuses réflexions de la part des élus « domiens », trouvent à se concrétiser pour la première fois, avec le projet de collectivité unique en Guyane et en Martinique.

b) La révision constitutionnelle du 28 mars 2003

Le volet ultramarin de la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 a été préparé dans ce contexte d'appel général à des possibilités d'évolution institutionnelle. Tout en respectant la summa divisio entre l'article 73 et l'article 74 de la Constitution, entre d'un côté l'assimilation dans le droit commun, l'identité législative, avec possibilité d'adaptations, et de l'autre la spécialité législative, avec la possibilité d'exercer de larges compétences nouvelles, cette révision constitutionnelle a largement ouvert le champ des possibles et a organisé de véritables trajectoires institutionnelles et statutaires.

Un nouvel article 72-3 a reconnu dans la Constitution les populations d'outre-mer au sein du peuple français, tout en citant nommément chacune des terres françaises d'outre-mer.

Un nouvel article 72-4 a institué la possibilité d'un passage de l'un à l'autre des régimes définis par les articles 73 et 74, sous la condition que le consentement des électeurs de la collectivité intéressée ait été recueilli. Tout passage d'un régime à l'autre est décidé par une loi organique 11 ( * ) . Le même article prévoit aussi la possibilité de « consulter les électeurs d'une collectivité territoriale située outre-mer sur une question relative à son organisation, à ses compétences ou à son régime législatif ».

L'article 73 a été entièrement réécrit, tout en rappelant dans son premier alinéa le principe de l'identité législative et son corollaire le principe d'adaptation :

« Dans les départements et les régions d'outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit. Ils peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités. »

L'article 73 permet également que les collectivités qu'il régit soient habilitées à adapter elles-mêmes les lois et règlements dans leurs domaines de compétences ou à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire 12 ( * ) , dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi 13 ( * ) , sauf dans une liste de matières relevant des compétences régaliennes de l'État et à la condition que ne soient pas en cause les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti.

L'article 73 autorise, dans son dernier alinéa, « la création par la loi d'une collectivité se substituant à un département et une région d'outre-mer ou l'institution d'une assemblée délibérante unique pour ces deux collectivités », à la condition que le consentement des électeurs de la collectivité intéressée ait été recueilli dans les formes prévues au second alinéa de l'article 72-4. Cette disposition constitutionnelle nouvelle a ouvert la voie à la collectivité unique, vingt ans après la censure par le Conseil constitutionnel de la formule d'assemblée unique du conseil général et régional.

Alors que les mentalités politiques avaient évolué, tant en métropole que dans les départements d'outre-mer, cette révision permit de surmonter la décision du Conseil constitutionnel du 2 décembre 1982, qui avait imposé la création des régions monodépartementales d'outre-mer.


* 8 Les départements d'outre-mer aujourd'hui : la voie de la responsabilité , rapport au Premier ministre. Le rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/994001524/index.shtml

* 9 Ce pouvoir de proposition avait été accordé aux régions d'outre-mer par la loi du 31 décembre 1982 précitée.

* 10 Article L. 5915-1 du code général des collectivités territoriales. Par la loi n° 2001-503 du 12 juin 2001 portant habilitation du Gouvernement à prendre, par ordonnances, les mesures législatives nécessaires à l'actualisation et à l'adaptation du droit applicable outre-mer, les dispositions relatives au congrès n'ont plus été applicables à la Réunion, manifestant ainsi le strict attachement de la Réunion au droit commun et l'hostilité à toute évolution institutionnelle.

* 11 C'est ce qui a été fait pour Mayotte, par la loi organique n° 2009-969 du 3 août 2009 relative à l'évolution institutionnelle de la Nouvelle-Calédonie et à la départementalisation de Mayotte, qui a créé dans le code général des collectivités territoriales un article à cet effet :

« Art. L.O. 3446-1. - A compter de la première réunion suivant le renouvellement de son assemblée délibérante en 2011, la collectivité départementale de Mayotte est érigée en une collectivité régie par l'article 73 de la Constitution, qui prend le nom de « Département de Mayotte » et exerce les compétences dévolues aux départements d'outre-mer et aux régions d'outre-mer. »

* 12 Ce second type d'habilitation n'est pas applicable à la Réunion.

* 13 Ainsi que du domaine du règlement depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.

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