C. LA PORTÉE DE LA JURISPRUDENCE « BABY LOUP » AU REGARD DE LA JURISPRUDENCE ANTÉRIEURE

Telle qu'analysée par votre rapporteur, la jurisprudence « Baby Loup » se démarque quelque peu de la ju risprudence traditionnelle relative à l'expression religieuse dans les structures de droit privé.

En effet, cette jurisprudence admet qu'une entreprise ou association puisse apporter certaines restrictions à la liberté d'expression confessionnelle si et seulement si elles sont fondées sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination.

Au visa de l'article L. 1121-1 du code du travail, précédemment évoqué, la jurisprudence a estimé qu'un organisme privé pouvait apporter des restrictions à la liberté d'expression religieuse dès lors qu'elles étaient justifiées par des impératifs tenant à :

- à la sécurité et à la salubrité de l'organisme ;

- à son bon fonctionnement ;

- aux contacts avec le public.

Il est utile d'indiquer que ces dernières années, de nombreuses voix se sont fait entendre pour consacrer dans la loi, en la complétant, cette jurisprudence.

Ainsi :

- le rapport « Stasi » du 11 décembre 2003 : « Au regard des difficultés que rencontrent certaines entreprises, la commission recommande qu'une disposition législative, prise après concertation avec les partenaires sociaux, permette au chef d'entreprise de réglementer les tenues vestimentaires et le port de signes religieux, pour des impératifs tenant à la sécurité, aux contacts avec la clientèle, à la paix sociale interne » ;

- la proposition de loi présentée par M. Jean Glavany du 7 févr. 2008 qui, en son article 6, vise à autoriser l'employeur, après négociation avec les partenaires sociaux, à réglementer le port de signes religieux pour « des impératifs tenant à la sécurité, aux contacts avec la clientèle, à la paix sociale à l'intérieur de l'entreprise » 2 ( * ) ;

- l'avis du Haut conseil à l'intégration (HCI) du 1 er septembre 2011 3 ( * ) qui propose que soit inséré dans le code du travail un « article autorisant les entreprises à intégrer dans leur règlement intérieur des dispositions relatives aux tenues vestimentaires, au port de signes religieux et aux pratiques religieuses dans l'entreprise (prières, restauration collective...) au nom d'impératifs tenant à la sécurité, au contact avec la clientèle ou la paix sociale interne. » ;

- la résolution n° 3397 adoptée à l'Assemblée nationale, le 31 mai 2011, sur proposition du groupe parlementaire UMP, portant sur « l'attachement au respect des principes de laïcité, fondement du pacte républicain, et de liberté religieuse. ». Cette résolution « estime souhaitable que, dans les entreprises, puisse être imposée une certaine neutralité en matière religieuse, et notamment, lorsque cela est nécessaire, un encadrement des pratiques et tenues susceptibles de nuire à un vivre ensemble harmonieux » . M. Jean-François Copé, auteur de la proposition de résolution, a précisé, au cours des débats, être favorable à « l'idée de permettre à des entreprises d'intégrer dans leur règlement intérieur des dispositions qui leur permettent de mieux gérer des revendications religieuses exprimées en leur sein » 4 ( * ) .

On notera que ces prises de position semblent aller au-delà de la simple consécration de la jurisprudence évoquée précédemment sur l'article L. 1121-1. En effet, elles renvoient toutes, implicitement ou explicitement, au critère de « paix sociale », qui ne ressort pas à l'heure actuelle de la jurisprudence et qui renvoie à la notion du « vivre-ensemble » 5 ( * ) .

Votre rapporteur estime que, si l'on peut partager le souhait d'une intervention du législateur pour encadrer l'expression religieuse dans l'entreprise, une telle initiative dépasserait toutefois l'objet de la présente proposition de loi qui vise précisément le cas spécifique de l'accueil de l'enfance.

En tout état de cause, la jurisprudence est largement établie en la matière et la loi ne ferait que clarifier, préciser ou compléter les règles, pas les créer ex nihilo .

Quels sont les contours précis de cette jurisprudence ?

Comme le souligne l'avis précité du HCI, les décisions sont nombreuses.

Ainsi, la Cour d'appel de Toulouse (juin 1997) a invoqué l'obligation de neutralité du salarié en estimant que « constitue une faute grave par méconnaissance de l'obligation de neutralité, le prosélytisme reproché à un animateur d'un centre de loisir laïc qui avait lu la Bible et distribué des prospectus en faveur de sa religion aux enfants ».

On peut également citer :

- la jurisprudence dite du « boucher de Mayotte » (arrêt de la Cour de cassation, mars 1998) ; dans cette affaire, un salarié boucher de confession musulmane demandait, après deux ans de travail, à ne plus toucher de viande de porc ; la Cour de cassation estime que « l'employeur ne commet aucune faute en demandant au salarié d'exécuter la tâche pour laquelle il a été embauché » ;

- l'arrêt de la Cour d'appel de Saint Denis de la Réunion (1997) qui a admis le licenciement pour cause réelle et sérieuse d'une salariée de confession musulmane, en contact avec la clientèle, qui refusait d'adopter la tenue conforme à l'image de marque de l'entreprise.

Toutes ces décisions admettent des restrictions à la liberté d'expression religieuse lorsqu'elles sont justifiées par la nécessité de préserver les intérêts objectifs de l'entreprise, et non par le respect de principes généraux abstraits.

Notons que cet impératif ne concerne pas spécifiquement la question de la neutralité confessionnelle.

A titre d'exemple, les juridictions traitent le voile comme n'importe quelle tenue vestimentaire susceptible de porter atteinte à l'image de marque de l'entreprise .

Ainsi la jurisprudence reconnaît-elle à l'employeur le droit de restreindre la liberté vestimentaire du salarié au motif que ce dernier doit, au regard de ses fonctions, véhiculer auprès de la clientèle une certaine image en adéquation avec celle des produits qu'il a en charge de vendre ou de représenter. De même qu'une entreprise peut prohiber le port de signes religieux, considérant que son image doit être empreinte d'une stricte neutralité confessionnelle, eu égard à la diversité des croyances de ses clients, de même, elle peut estimer que certaines tenues non religieuses sont inappropriées.

A cet égard, on peut citer l'arrêt dit « du bermuda » de mai 2003 par lequel la Cour de cassation a donné raison à l'employeur qui avait plusieurs fois mis en garde son salarié sur l'inconvenance de sa tenue , au regard du « respect des usagers ». En dépit de plusieurs avertissements, le salarié a fait preuve d'une certaine mauvaise volonté voire cherché à provoquer l'employeur en refusant obstinément de modifier sa tenue vestimentaire. Il a donc été licencié pour faute, ce que la Cour de cassation a considéré comme une sanction légale. On retrouve cette même idée dans un arrêt de la Cour d'appel de Metz (mars 2009) où la salariée, vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter, refusait obstinément de porter les vêtements de la marque du magasin dans lequel elle travaillait : la Cour d'appel a approuvé son licenciement.

Il ressort de ces analyses que la jurisprudence « Baby Loup » se démarque de la ju risprudence traditionnelle relative à l'expression religieuse dans le monde de l'entreprise ou le monde associatif.

En effet, avant cette jurisprudence « Baby Loup », une crèche privée ne pouvait pas apporter des restrictions à la liberté religieuse en invoquant le seul intérêt des enfants. Elle devait s'appuyer sur les critères objectifs de sécurité, salubrité... évoqués plus haut.

Toutefois, les représentants du gouvernement ont, lors de leur audition, relativisé la portée de la jurisprudence « Baby Loup » estimant qu'elle ne faisait que prolonger le critère, évoqué plus haut, de « contacts avec le public ». La Cour d'appel de Versailles aurait implicitement utilisé ce critère, non pas au regard de la perception que les clients doivent avoir de la structure (« image de marque »), mais au regard de la nature du public accueilli.


* 2 Texte disponible à l'adresse suivante :

http://www.assemblee-nationale.fr/13/propositions/pion0710.asp .

* 3 Cet avis, fort intéressant, a pour titre « expression religieuse et laïcité dans l'entreprise ».

* 4 Compte-rendu disponible à l'adresse suivante : http://www.assemblee-nationale.fr/13/cri/2010-2011/20110195.asp#P616_112513

* 5 Dans un article publié dans la Revue du droit du travail, M. Patrice Adam jugeait fort difficile d'interdire à l'employeur de prendre en compte les troubles réels, avérés, sur le fonctionnement de l'entreprise que provoque le port d'un signe religieux. En effet, l'employeur a des moyens d'agir sur le comportement de ses salariés les plus intolérants. Responsable du climat de l'entreprise, il doit veiller à éviter toute tension dans les rapports des salariés entre eux, et des salariés avec l'encadrement. La problématique est donc différente de celle des réactions de la clientèle. On peut toutefois noter un jugement isolé qui fait référence, sans le dire, au critère de la paix sociale : il s'agit de l'arrêt de la Cour d'appel de Basse-Terre du 6 novembre 2006 qui a validé le licenciement d'un salarié qui faisait régulièrement des « digressions ostentatoires orales sur la religion ».

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