II. ÉVOLUTIONS ET PERSPECTIVES DE LA RÉMUNÉRATION

A. UN CONTENTIEUX CROISSANT ET UNE JURISPRUDENCE RICHE, MONTRANT LES LIMITES DU DISPOSITIF...

La rémunération pour copie privée fait l'objet d'une jurisprudence relativement constante de la part du Conseil d'État et de la Cour de Justice de l'Union européenne qui tend à :

- exclure du dispositif les supports permettant la copie à partir de sources illicites de l'assiette de la redevance ;

- exclure les supports dont l'usage à des fins de copie privée ne peut être présumé, notamment les supports à usage professionnel ;

- clarifier les études sur lesquelles se base la Commission de la copie privée pour établir ses barèmes.

1. CE, 11 juillet 2008, SIMAVELEC

Cet arrêt annule la décision n° 7 de la Commission, considérant que la rémunération doit compenser uniquement la copie d'oeuvres acquises licitement . La Commission ne faisant jusque-là pas de distinction dans les usages entre copie de source illicite ou licite, le Conseil d'État a estimé qu'elle méconnaissait le code de la propriété intellectuelle.

Il l'a également mise en garde contre une surévaluation du préjudice des auteurs et donc une compensation excessive : celle de la France est actuellement l'une des plus élevées d'Europe et fait craindre une distorsion de concurrence, voire le développement d'un « marché gris » (échange non autorisé par le fabricant de biens légaux). Mlle Célia Vérot, rapporteur public, a déploré que « le code de la propriété intellectuelle, qui ne cherche qu'à protéger les auteurs, ne s'intéresse pas au cas où la rémunération qui leur est versée est excessive ; seule son insuffisance est illégale. » 21 ( * )

2. CJUE, 21 octobre 2010, SGAE c/ Padawan SL

En 2010, la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) a évalué une question préjudicielle portant sur le contentieux entre la Sociedad General de Autores , société de gestion collective des droits d'auteur espagnole, et Padawan , distributeur de supports permettant la copie à usage privé.

Cet arrêt lui a permis de préciser la portée de la directive de 2001 : les professionnels ne sont pas assujettis à la redevance de la copie privée, car celle-ci doit être fondée sur un « lien nécessaire » entre le versement d'une compensation et « l'usage présumé à des fins de reproduction privée . » La présomption d'usage à des fins de copie privée est donc réfragable : elle tombe si l'assujetti apporte la preuve du contraire, par exemple en justifiant d'un usage professionnel.

En conséquence, l'assujettissement de supports « non mis à la disposition d'utilisateurs privés et manifestement réservés à des usages autres que la réalisation des copies à usage privé » est contraire à la directive.

Il faut noter qu'il n'est pas nécessaire d'établir l'usage effectif à des fins de copie privée , mais seulement de disposer de suffisamment d'éléments pour pouvoir le présumer. Le paragraphe 54 de cet arrêt le rappelle ainsi : « il n'est nullement nécessaire d'établir que [ces équipements] aient effectivement servi à réaliser des copies privées . » et son paragraphe 56 précise : « La simple capacité des équipements à réaliser des copies suffit à justifier l'application de la redevance, à condition que les dits équipements ou appareils aient été mis à la disposition [d'] utilisateurs privés. »

Le texte posait toutefois un problème d'interprétation majeur, tranché en juin 2011 par le Conseil d'État comme indiqué ci-après : si « non mis à la disposition » signifie « non proposés à la vente aux particuliers », alors la France est en situation régulière puisque les équipements professionnels ne sont pas soumis à la redevance. En revanche, si cela signifie « non vendus aux particuliers », la plupart des supports dits « hybrides » (permettant un usage privé ou commercial) qui sont assujettis ne devraient pas l'être lorsqu'ils sont achetés à des fins professionnelles.

3. CE, 17 décembre 2010, Syndicat de l'industrie des technologies de l'information (SFIB)

En 2010, le Conseil d'État a annulé les décisions n° s 8, 9 et 10 de la Commission de la copie privée, au motif que les supports amovibles hybrides entrent dans le champ de la rémunération pour copie privée alors qu'on ne peut présumer de leur usage privé ou professionnel ni de leur provenance licite ou illicite.

Dans l'arrêt Syndicat de l'industrie des technologies de l'information (SFIB) du 17 décembre 2010, le Conseil d'État a estimé en effet que la Commission ne saurait pas prendre en compte la capacité de mémoire et l'utilisation des supports « sans rechercher, pour chaque support, la part respective des usages licites ou illicites ». Or une clé USB, une carte mémoire ou un disque dur externe ne peuvent être présumés servir principalement à la copie privée à partir de sources licites.

Le Conseil d'État a ainsi sanctionné une conception « attrape-tout » 22 ( * ) de la copie privée. Il a rappelé que prendre en compte la copie de sources illicites reviendrait à légitimer la contrefaçon , en l'incluant dans les usages normaux de supports numériques.

4. CJUE, 16 juin 2011, Stichting de Thuiskopie c/ Opus Supplies Deutschland GmbH

Dans son arrêt du 16 juin 2011, Stichting de Thuiskopie c/ Opus Supplies Deutschland GmbH, la CJUE a ouvert la voie à un possible élargissement du nombre de redevables . Elle a indiqué que les commerçants électroniques extra-frontaliers peuvent être également redevables de la compensation pour copie privée, et non seulement leurs consommateurs.

Il appartient donc à chaque « juridiction nationale, en cas d'impossibilité d'assurer la perception de la compensation équitable auprès des acheteurs, d'interpréter le droit national afin de permettre la perception de cette compensation auprès d'un débiteur agissant en qualité de commerçant . »

Cette disposition pourrait ouvrir la voie à une augmentation des recettes de la rémunération pour copie privée, qui pourrait compenser le rétrécissement de son assiette suite à l'exclusion des usages illicites.

5. CE, 17 juin 2011, Canal+ Distribution et autres

Enfin, le Conseil d'État s'est saisi des recommandations de la Cour de Justice de l'Union européenne afin d'en donner sa propre interprétation.

Avec l'arrêt du 17 juin 2011, Canal+ Distribution et autres, il a tranché la question d'interprétation que posait l'arrêt Padawan : les supports « non mis à la disposition » des utilisateurs privés doivent être entendus comme les supports « non vendus aux particuliers ». Dans ce sens, la France est placée en situation d'irrégularité puisqu'elle ne différencie pas les acheteurs d'un même support . La décision n° 11 de la Commission a ainsi méconnu la directive et le code en ne prévoyant pas « la possibilité d'exonérer ceux des supports acquis, notamment à des fins professionnelles, dont les conditions d'utilisation ne permettent pas de présumer un usage de ces matériels à des fins de copie privée. »

Concernant la décision n° 11 de la Commission, le Conseil d'État déplore qu'elle n'ait pas suffisamment adapté les barèmes pour tenir compte de sa typologie des sources licites ou illicites. Il est allé jusqu'à remettre en cause l'objectivité et la fiabilité des méthodes de la Commission , mais a fondé son annulation essentiellement sur la question des usages professionnels (bien qu'elle ne fasse pas partie de la requête initiale). Il a condamné notamment les méthodes de calcul des barèmes, qui doivent être « fondées sur une étude objective des techniques et des comportements et ne peuvent reposer sur des hypothèses ou des équivalences supposées. »

A titre exceptionnel, le Conseil d'État a décidé en revanche de reporter l'effet de sa décision au nom de la jurisprudence dite « AC ! » 23 ( * ) sur la non-rétroactivité. Alors qu'en principe un acte annulé est réputé n'avoir jamais existé, dans ce cas la décision n° 11 ne sera effectivement abrogée qu'au 22 décembre 2011 . Ses conséquences justifient une telle mesure de précaution :

- premièrement, elle prive les barèmes de la rémunération pour copie privée de tout fondement juridique ;

- deuxièmement, elle permet le retour à la légalité des décisions qui avaient été annulées par la décision n° 11 et sont, par conséquent, d'autant moins conformes au droit ;

- troisièmement, elle crée un effet d'aubaine pour certains professionnels ayant engagé des contentieux en vue de demander un remboursement : sur 306 millions d'euros perçus entre le 1 er janvier 2009 et le 31 octobre 2010, environ 60 millions d'euros seraient remboursables et, en l'absence de base juridique, la totalité pourrait être contestée, alors même que ces sommes ont déjà été employées, un quart servant en particulier à financer le spectacle vivant.

Pour ces trois raisons, le Conseil d'État a estimé que le report relevait d'une « nécessité impérieuse ».

Des doutes ont été exprimés quant au devenir des décisions postérieures, n° 12 du 20 septembre 2010 et n° 13 du 12 janvier 2011 ; elles ne devraient toutefois pas être touchées par l'arrêt du 17 juin 2011, qui porte annulation d'un seul acte précis.

Enfin, cet arrêt a permis au Conseil d'État d'affirmer une différence de conception avec la CJUE . Contrairement à cette dernière, qui comprend la rémunération pour copie privée comme la compensation d'un préjudice, le Conseil d'État y voit un revenu de remplacement « globalement analogue à celui que procurerait la somme des paiements d'un droit par chaque auteur d'une copie privée s'il était possible de l'établir et de le percevoir . »


* 21 Conclusions de Mlle Célia Vérot, rapporteur du Conseil d'État sur la décision n° 298779 du 11 juillet 2008.

* 22 Antonino Troianiello, « La rémunération de la copie privée à l'épreuve de la révolution numérique » dans la Revue Lamy Droit de l'immatériel n° 73, 2011, pp. 9-14.

* 23 CE, 11 mai 2004, Association AC ! et autres : les effets d'une annulation peuvent être différés dans le temps pour des « motifs impérieux d'intérêt général ».

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