B. APRÈS DE DIFFICILES NÉGOCIATIONS, LA DIRECTIVE D'EXÉCUTION SUR LE DÉTACHEMENT RÉPOND AUX ATTENTES FRANCAISES

1. Un débat initialement défavorable à la position française
a) La position initiale des autres Etats membres

Les abus constatés lors du détachement de travailleurs ces dernières années ont conduit la Commission européenne à présenter le 21 mars 2012 une proposition de directive d'exécution de la directive 96/71/CE. L'objectif de ce texte est d'intégrer les principaux enseignements de la jurisprudence de la Cour tout en améliorant la prévention et la lutte des abus.

Cinq priorités étaient ainsi dégagées : une meilleure caractérisation des situations de détachement, l'amélioration de l'information à l'égard des salariés et des employeurs, le renforcement de la coopération administrative entre les Etats membres, la garantie donnée aux autorités nationales de pouvoir contrôler les situations de détachement, et la sanction des irrégularités.

Deux articles de la proposition de directive ont constitué une pierre d'achoppement durant les négociations.

D'une part, l' article 9 prévoyait une liste fermée des mesures de contrôle que peut mettre en place un Etat membre. Seules trois mesures étaient initialement admises : l'obligation pour l'entreprise de déclarer le détachement auprès des autorités nationales compétentes, au plus tard au début de la prestation ; l'obligation de désigner, pendant la durée de la prestation, un correspondant dans le pays d'accueil ; l'obligation de fournir et de conserver pendant la durée du détachement les documents de droit du travail essentiel (contrat de travail, fiches de paie, relevés d'heure...).

D'autre part, l' article 12 instituait un mécanisme de responsabilité solidaire du donneur d'ordre uniquement à l'égard de son sous-traitant direct dans le domaine de la construction lorsque celui-ci ne rémunère pas ses salariés. Les autres secteurs et les autres niveaux de sous-traitance n'étaient pas visés par la mouture originale de la proposition de directive.

Ces deux articles ont suscité un blocage lors des négociations. La France, l'Allemagne, la Belgique, l'Espagne, la Finlande et les Pays-Bas s'opposaient à la version initiale de l'article 9. Quant à la rédaction de l'article 12, elle suscitait l'opposition de Paris, Bruxelles et Rome, tandis que certains Etats refusaient le principe même d'une solidarité financière obligatoire.

b) Le texte aurait constitué une régression en droit français

De fait, la proposition de directive présentée par la Commission n'était pas satisfaisante pour les autorités françaises.

Le fait de retenir, à l'article 9, une liste fermée de documents exigibles lors d'un contrôle aurait amoindri les pouvoirs actuels des services dans le cadre de leurs opérations menées à l'égard des entreprises prestataires étrangères intervenant en France. En outre, ce choix apparaissait comme contradictoire avec la philosophie de la proposition de directive, qui vise à renforcer l'effectivité des règles de détachement.

En outre, la rédaction initiale de l'article 12 aurait peut-être nécessité une réforme des mécanismes de solidarité financière existants, qui s'appliquent obligatoirement à tous les secteurs d'activité, quel que soit l'échelon qu'occupe le prestataire étranger dans la chaîne de sous-traitance et son lieu d'établissement.

2. La mobilisation des pouvoirs publics français a permis d'obtenir un accord politique globalement satisfaisant le 9 décembre 2013
a) La position du gouvernement français a été soutenue par le Sénat et l'Assemblée nationale

Le 18 avril 2013, la commission des affaires européennes du Sénat a rendu public le rapport d'information de notre collègue Eric Bocquet sur les normes européennes en matière de détachement des travailleurs.

Ce rapport, après avoir présenté un état des lieux de la question du détachement des salariés, proposait une résolution européenne qui soutenait très largement la position française dans les négociations en cours sur la proposition de directive 10 ( * ) .

Adoptée à l'unanimité en commission des affaires européennes le 18 avril 2013, puis à l'unanimité des présents le 16 octobre dernier en séance publique au Sénat, la résolution européenne du Sénat :

- a préconisé une « liste ouverte de mesures de contrôle qui permette aux Etats de s'adapter rapidement à des pratiques frauduleuses de plus en plus complexes » ;

- a suggéré que « la clause de responsabilité du donneur d'ordre soit étendue à tous les secteurs d'activité et à l'ensemble de la chaîne de sous-traitance ».

La résolution du Sénat aborde d'autres sujets, comme la nécessité d'harmoniser les formulaires de détachements au sein des Etats membres, de limiter la chaîne de sous-traitance à trois échelons, ou encore de porter à un mois le délai de réponse entre les services administratifs des différents Etats membres.

Un rapport d'information a également été publié le 29 mai 2013, au nom de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale, par les députés Gilles Savary, Chantal Guittet et Michel Piron. Il était assorti d'une proposition de résolution européenne sur la proposition de directive relative à l'exécution de la directive sur le détachement des travailleurs 11 ( * ) .

A travers cette proposition de résolution, qui a été examinée et adoptée à l'unanimité en commission des affaires sociales le 26 juin 2013, puis adoptée définitivement par l'Assemblée nationale le 11 juillet 2013 12 ( * ) , les députés :

- ont estimé « indispensable que soit édictée une liste ouverte des mesures de contrôle que peut imposer l'Etat membre d'accueil à une entreprise étrangère détachant des travailleurs sur son territoire » et ils ont invité « le Gouvernement à ne pas voter en faveur de la proposition de directive si cette liste devait demeurer fermée à l'issue des négociations au niveau de l'Union » ;

- ont également considéré que la responsabilité conjointe et solidaire devait être « étendue à l'ensemble des sous-traitants et à l'ensemble des secteurs d'activité, exception faite du secteur agricole du fait de sa faible capacité administrative à procéder à des vérifications aussi complexes pour des opérations limitées dans le temps ». Par ailleurs, ils ont appelé à la mise en place de « procédures de coopération entre Etats membres rapides, sincères, efficaces et de bonne qualité ». Faute de quoi, le Gouvernement ne devait pas voter en faveur de la proposition de directive.

D'autres préconisations sont comprises dans la résolution européenne de l'Assemblée nationale, comme la création d'une agence européenne de contrôle du travail mobile, l'instauration d'une carte électronique sécurisée du travailleur européen, le renforcement des prérogatives des syndicats pour défendre les droits des salariés détachés lésés, ou encore la mise en place d'une « liste noire d'entreprises et de prestataires de services indélicats ».

b) Un accord politique globalement satisfaisant

Grâce à la mobilisation du Gouvernement français, à l'engagement du Parlement et au ralliement de certains Etats comme la Pologne, le conseil « Emploi, politique sociale, santé et consommateurs » (Epsco), qui réunit quatre fois par an les ministres compétents des Etats membres sur ces sujets, a permis de trouver le 9 décembre 2013 un compromis acceptable pour notre pays sur les articles 9 et 12.

Cet accord a été repris dans la directive d'exécution adoptée le 16 avril 2014 par le Parlement européen 13 ( * ) .

(1) L'article 9 : une liste ouverte de contrôle

Cet article comprend finalement une liste indicative ouverte de mesures de contrôle et de formalités administratives, qui peut être aménagée par les Etats mais dans le strict cadre des règles fixées par la directive 96/71/CE.

Les mesures de contrôle que peuvent imposer les Etats membres
en matière de détachement de travailleurs selon la directive d'exécution
adoptée le 16 avril 2014 par le Parlement européen

En premier lieu, la directive autorise un Etat membre à rendre obligatoire une déclaration préalable de détachement , au plus tard au début de la prestation de services. Elle doit contenir les informations nécessaires pour permettre des contrôles factuels sur le lieu de travail, comme l'identité du prestataire de services, le nombre prévu de travailleurs détachés clairement identifiables ; les coordonnées du ou des correspondants sur le territoire de l'Etat d'origine, la durée et les dates prévues du détachement, l'adresse ou les adresses des lieux de travail et la nature des services justifiant le détachement.

Cette déclaration est similaire à celle qui a été mise en place en France.

En deuxième lieu, l'employeur doit conserver ou fournir , sur support papier ou en format électronique les documents suivants :

- le contrat de travail ou tout document équivalent, et/ou en conserver des copies 14 ( * ) ;

- les fiches de paie, les relevés d'heures indiquant le début, la fin et la durée du temps de travail journalier, ainsi que les preuves du paiement des salaires.

Tous ces documents doivent être conservés pendant la durée du détachement en un lieu accessible et clairement identifié du territoire de l'Etat d'accueil, comme le lieu de travail ou le site de construction ou encore, pour les travailleurs mobiles du secteur des transports, la base d'opération ou le véhicule avec lequel le service est fourni.

L'employeur peut se voir obligé de fournir une traduction de ces documents dans la langue officielle de l'Etat d'accueil.

Les services de contrôle de l'Etat d'origine sont autorisés à exiger ces documents postérieurement à la réalisation de la prestation mais dans un délai raisonnable.

Par ailleurs, l'Etat d'accueil peut obliger le prestataire étranger à désigner un correspondant national , afin d'assurer la liaison avec les autorités compétentes nationales et, si nécessaire, de transmettre et recevoir des documents ou des avis.

Le prestataire peut être également obligé de désigner, pour la durée de la prestation des services, une personne de contact chargée, avec les partenaires sociaux, d'engager des négociations collectives au sein de l'Etat membre d'accueil. Cette personne peut être une autre personne que le correspondant national. Non tenue d'être présente dans l'Etat membre d'accueil, elle doit néanmoins être disponible sur demande motivée et raisonnable.

Les autorités nationales peuvent prévoir d'autres mesures que celles listées à l'article 9 si des circonstances ou des éléments nouveaux apparaissent, à condition toutefois qu'elles soient « justifiées et proportionnées, conformément au droit de l'Union », qu'elles s'appliquent également aux entreprises établies dans l'Etat d'origine, et sous réserve d'en informer 15 ( * ) la Commission européenne et les entreprises prestataires.

(2) L'article 12 : la responsabilité solidaire du donneur d'ordre élargie sur option

Le paragraphe 2 de l'article 12 de la directive oblige les Etats membres, à instituer une responsabilité financière solidaire du donneur d'ordre à l'égard de son sous-traitant direct dans le secteur de la construction (qui est défini à l'annexe de la directive 96/71/CE). Ce mécanisme de solidarité financière, non discriminatoire et proportionnée, ne vise que les rémunérations nettes impayées correspondant aux taux de salaire minimal et/ou aux cotisations qui doivent être versées à des fonds ou institutions gérés conjointement par les partenaires sociaux. Le donneur d'ordre sera donc responsabilisé vis-à-vis des manquements de son sous-traitant, quels que soient la nationalité du prestataire européen et le lieu de la prestation dans l'Union.

Le paragraphe 4 de l'article 12 de la directive autorise les Etats membres, dans le respect du droit de l'Union et de manière non discriminatoire et proportionnée, à instituer également des règles plus strictes en matière de responsabilité dans le droit national en ce qui concerne l'étendue et la portée de la responsabilité en cas de sous-traitance, et à les appliquer à d'autres domaines que la construction .

Le paragraphe 5 autorise les Etats à exonérer de leur responsabilité les donneurs d'ordre qui ont assuré leurs obligations avec diligence .

Les Etats membres doivent informer la Commission européenne des mesures prises sur le fondement de l'article 12 de la directive.

Les autres mesures de la directive d'exécution
adoptée le 16 avril 2014 par le Parlement européen

Chaque Etat membre doit désigner, conformément au droit et/ou aux pratiques nationales, une ou plusieurs autorités compétentes pour répondre aux sollicitations des autorités requérantes (article 3).

La directive énumère de manière seulement indicative les critères permettant de caractériser les situations de détachement (article 4).

Cet article présente ainsi cinq critères pour évaluer si une entreprise exerce une « activité substantielle » dans le pays d'origine, parmi lesquels figurent le lieu de recrutement des travailleurs détachés et le lieu d'où ils sont détachés ; le droit applicable aux contrats conclus par l'entreprise avec ses salariés et avec ses clients ; le lieu où l'entreprise exerce l'essentiel de son activité commerciale et où elle emploie du personnel administratif ; ou encore le nombre de contrats exécutés et/ou le montant du chiffre d'affaires réalisé dans l'Etat d'origine.

L'article 4 définit parallèlement sept critères pour apprécier la réalité d'un détachement de salarié et notamment la durée limitée du détachement dans un autre Etat membre, la reprise par le salarié de son activité normale à l'issue du détachement, la nature des activités du salarié, la prise en charge par l'employeur du voyage, de la nourriture et de l'hébergement ; l'absence de salarié détaché pour occuper de manière pérenne l'emploi à l'étranger.

Chaque Etat membre doit également mettre en place gratuitement un site internet national officiel unique , afin d'informer les employeurs et les travailleurs détachés des conditions de travail et d'emploi applicables sur leur territoire, et de présenter les procédures à suivre pour porter plainte (article 5).

Des délais précis sont fixés pour la transmission d'informations entre Etats membres : deux jours ouvrables pour les cas urgents, et vingt-cinq jours dans les autres cas (article 6). En cas de problèmes persistants dans l'échange d'informations ou de refus permanent d'un Etat de fournir les informations, la Commission prend les mesures appropriées.

Il revient par principe à l'inspection du travail de l'Etat d'accueil de vérifier la légalité d'un détachement sur son territoire (article 7), ce qui n'interdit pas une coopération et une communication avec les services compétents du pays d'origine. Les mécanismes de coopération administrative et d'assistance mutuelle sont d'ailleurs mis en avant (article 8), tandis que la directive encourage les services de contrôle à développer des plans d'intervention fondés sur une « analyse des risques » , afin d'identifier les secteurs d'activités dans lesquels le recours aux travailleurs détachés est particulièrement fréquent (article 10).

Chaque Etat devra mettre en place des mécanismes permettant à un travailleur détaché de porter plainte directement contre son employeur et d'engager une procédure judiciaire ou administrative si ses droits ne sont pas respectés (article 11). Les syndicats , les associations et les organisations concernées pourront engager une procédure judiciaire ou administrative pour défendre les droits d'un salarié détaché, avec son approbation. Surtout, cet article oblige les Etats membres à mettre en place des mécanismes garantissant que les travailleurs détachés puissent récupérer toute rémunération nette impayée, tout arriéré ou toute taxe ou cotisation sociale indûment retenue sur leur salaire, ainsi que toute somme d'un montant excessif prélevé par l'employeur pour leur hébergement .

Les articles 13 à 20, regroupés au sein du chapitre VI, définissent les conditions d'exécution transfrontalières des amendes et des sanctions administratives dont sont redevables les prestataires de services d'un autre Etat membre, en cas de non-respect des règles applicables en matière de détachement dans l'Etat d'accueil.

Parmi les articles du chapitre final, l'article 23 fixe un délai de transposition de deux ans à partir de la publication de la directive au journal officiel de l'Union européenne, tandis que l'article 24 institue une clause de réexamen de la directive par la commission, trois ans après sa publication, et qui portera en particulier sur les articles 4, 9, 12 et le chapitre VI.


* 10 Cf. le rapport d'information n° 527, 2012-2013, « le travailleur détaché : un salarié low cost ? Les normes européennes en matière de détachement des travailleurs », fait au nom de la commission des affaires européennes du Sénat par M. Eric Bocquet, le 18 avril 2013, p. 40.

* 11 Cf. le rapport d'information n° 1087, 2012-2013, sur la proposition de directive relative à l'exécution de la directive sur le détachement des travailleurs, fait au nom de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale, présenté par M. Gilles Savary, Mme Chantal Guittet et M. Michel Piron, le 29 mai 2013, pp. 43-46.

* 12 L'article 151-7 du Règlement de l'Assemblée nationale prévoit que si aucune demande n'est soumise à la conférence des présidents ou si celle-ci rejette la demande ou ne statue pas sur cette dernière avant l'expiration du délai de quinze jours francs précité, le texte adopté ou considéré comme adopté par la commission permanente saisie au fond est considéré comme définitif.

* 13 Résolution législative du Parlement européen du 16 avril 2014 sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l'exécution de la directive 96/71/CE concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de services.

* 14 En vertu de l'article 4 de la directive 91/533/CEE du Conseil, du 14 octobre 1991, relative à l'obligation de l'employeur d'informer le travailleur des conditions applicables au contrat ou à la relation de travail, si la durée du travail hors de l'Etat d'origine excède un mois, le contrat de travail ou la lettre d'engagement du travailleur doit indiquer la durée du travail exercé à l'étranger, la devise servant au paiement de la rémunération et, le cas échéant, les avantages en espèces et en nature liés à l'expatriation ainsi que les conditions de rapatriement du travailleur.

* 15 Suite à l'intervention du Parlement européen, les autorités nationales devront simplement communiquer, et non notifier, ces mesures complémentaires à la Commission européenne et aux autres Etats membres.

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