B. DES DÉLAIS DE PRESCRIPTION DÉROGATOIRES TOUJOURS INADAPTÉS À LA RÉALITÉ DE CERTAINS TRAUMATISMES

1. Des délais de prescription dérogatoires applicables aux violences sexuelles commises sur des mineurs

La prescription est « un mode général d'extinction de l'action publique par l'effet de l'écoulement d'un certain temps depuis le jour de la commission de l'infraction » 11 ( * ) . C'est, en quelque sorte, une forme de « droit à l'oubli » : à l'expiration du délai de prescription, l'action publique est éteinte et plus aucune poursuite n'est possible contre les participants à l'infraction. L'écoulement du délai de prescription n'interdit toutefois pas d'évoquer les faits concernés ou de les prendre en compte, une fois qu'ils ont été contradictoirement débattus, pour apprécier les éléments constitutifs d'autres infractions pour lesquelles la prescription n'est pas acquise 12 ( * ) .

Plusieurs arguments plaident en faveur de l'existence d'un régime de prescription : la paix et la tranquillité publique commanderaient, après un certain délai, d'oublier l'infraction et non d'en raviver le souvenir ; la prescription a aussi parfois été regardée comme la contrepartie de l'inquiétude dans laquelle vit l'auteur des faits aussi longtemps qu'il échappe à la poursuite et à la punition ; elle peut également être considérée comme la sanction de la négligence de la société à exercer l'action publique ou à exécuter la peine 13 ( * ) . Enfin, le dépérissement des preuves est souvent présenté comme l'une de ses justifications les plus solides 14 ( * ) .

Si elle ne repose sur aucun fondement constitutionnel, comme l'a jugé la chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 4 décembre 2012, la prescription s'applique en droit français à toutes les infractions, même les plus graves, à l'exception des crimes contre l'humanité (voir infra ).

La prescription en droit comparé

Les informations recueillies en 2007 par la mission d'information de votre commission des lois sur les régimes de prescription en matière civile et pénale avaient montré que la grande majorité de nos partenaires de l'Union européenne admettent dans leur droit le principe de la prescription de l'action publique :

« Sans doute distingue-t-on traditionnellement les droits romano-germaniques, qui prévoient la prescription de l'action publique, de la common law qui en principe l'exclut. Cette distinction doit cependant être nuancée : le droit anglais, en effet, reconnaît traditionnellement que la procédure relative aux infractions les moins graves -jugées par une magistrates' court composée de juges non professionnels- doit être engagée dans un délai de six mois à compter du jour de la commission de l'infraction. Au-delà de ce délai, l'action est prescrite. Par ailleurs, même pour les infractions plus graves, il existe des délais de prescription prévus par des textes particuliers ou par la jurisprudence -le juge gardant toujours la faculté d'écarter des poursuites qu'il estime trop tardives.

« Dans les pays continentaux, le champ de l'imprescriptibilité est borné aux crimes contre l'humanité ainsi que, dans certains droits (Allemagne, Pays-Bas) aux infractions d'une exceptionnelle gravité.

« Pour le reste, la durée des délais de prescription de l'action publique est proportionnelle à l'échelle des peines. Le délai le plus long est de trente ans (en Allemagne et en Suisse pour les faits punissables de la réclusion criminelle à perpétuité).

« Dans un grand nombre de pays, se manifeste une tendance à l'allongement des délais de prescription de l'action publique. Ainsi, en Espagne, le nouveau code pénal de 1995 a porté le délai de prescription pour les infractions passibles de quinze ans d'emprisonnement de quinze à vingt ans. En 2003, une nouvelle réforme a prolongé cette évolution en faisant passer de cinq à dix ans le délai de prescription pour les délits punissables d'une peine de prison comprise entre cinq et dix ans.

« De même, aux Pays-Bas, le délai de prescription de l'action publique pour les infractions passibles d'une peine de prison de plus de dix ans est passé de quinze à vingt ans au 1 er janvier 2006.

« En outre, à l'instar du dispositif français, plusieurs pays reportent le point de départ du délai de prescription à la majorité de la victime (Allemagne, Espagne).

« Enfin, les droits européens consacrent également l'interruption de la prescription (liée aux différents actes de la procédure) qui a pour conséquence, en principe, de faire courir de nouveau le délai pour la totalité de sa durée initiale ».

Source : « Pour un droit de la prescription moderne et cohérent », rapport d'information n° 338 (2006-2007) de M. Jean-Jacques Hyest, président, et de MM. Hugues Portelli et Richard Yung, rapporteurs, fait au nom de la commission des lois du Sénat, juin 2007.

En droit français, le délai de prescription de l'action publique varie en fonction de la gravité de l'infraction : il est en principe de dix ans en matière de crimes, de trois ans pour les délits et d'un an pour les contraventions.

Ce principe général connaître toutefois des exceptions.

D'une part, il existe, en matière délictuelle, des délais de prescription plus courts que le délai de droit commun de trois ans : la plupart des délits de presse se prescrivent par trois mois , à l'exception de certains délits jugés particulièrement graves (provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale, contestation des crimes contre l'humanité, etc.), qui se prescrivent par un an 15 ( * ) . Par ailleurs, afin de garantir la sécurité des résultats électoraux, le législateur a fixé à six mois le délai de prescription de certaines infractions au code électoral 16 ( * ) .

D'autre part, des délais plus longs ont été instaurés pour certaines infractions considérées comme causant un trouble particulièrement grave à l'ordre public :

- d'une part, les génocides et crimes contre l'humanité sont imprescriptibles depuis la loi n° 64-1236 du 26 décembre 1964 17 ( * ) ;

- d'autre part, un certain nombre d'infractions perturbant particulièrement la paix sociale se prescrivent par trente ans ou vingt ans : tel est notamment le cas en matière de crimes et délits de guerre 18 ( * ) , de terrorisme 19 ( * ) , de trafic de stupéfiants 20 ( * ) , d'eugénisme et de clonage reproductif 21 ( * ) et, depuis l'entrée en vigueur de la loi n° 2013-711 du 5 août 2013, de disparition forcée 22 ( * ) .

De même, afin de tenir compte des difficultés particulières rencontrées par les mineurs pour dénoncer les faits de viols ou d'abus sexuels dont ils sont victimes, le législateur a progressivement allongé le délai de prescription applicable à certains crimes et délits commis sur des mineurs (articles 7 et 8 du code de procédure pénale).

Depuis l'adoption de la loi n° 89-487 du 10 juillet 1989, six modifications législatives sont intervenues (voir encadré), au terme desquelles le délai de prescription de l'action publique des crimes de meurtre ou d'assassinat d'un mineur précédé ou accompagné d'un viol, de tortures ou d'actes de barbarie, de meurtre ou d'assassinat commis avec tortures ou actes de barbarie, de tortures ou d'actes de barbarie, des meurtres ou assassinats commis en état de récidive légale ainsi que des viols, lorsqu'ils sont commis contre des mineurs, a été porté à vingt ans .

Il en est de même en cas de violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente, ainsi qu'en cas de violences ayant entraîné une incapacité totale de travail (ITT) de plus de huit jours, d'agression sexuelle aggravée et d'atteinte sexuelle sur un mineur de moins de quinze ans aggravée.

Le délai de prescription des autres agressions sexuelles et atteintes sexuelles contre des mineurs, de traite des êtres humains ainsi que des infractions de proxénétisme, de recours à la prostitution d'un mineur ou de corruption de mineur a quant à lui été porté à dix ans .

Dans tous les cas, ces délais ne commencent à courir qu'à partir de la majorité de la victime , soit, pour les faits de viols et d'agressions sexuelles aggravés, jusqu'à ce que la victime atteigne l'âge de 38 ans .

Les réformes successives du droit de la prescription applicable
à certains crimes et délits commis contre des mineurs :

- la loi n° 89-487 du 10 juillet 1989 a prévu la réouverture du délai de prescription à la majorité de la victime mineure, lorsque le crime a été commis par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par une personne ayant autorité sur elle ;

- la loi n° 95-116 du 4 février 1995 a étendu cette solution aux délits ;

- la loi n° 98-468 du 17 juin 1998 a prévu le report du point de départ de la prescription à la majorité de la victime pour tous les crimes commis contre les mineurs, quel qu'en soit l'auteur, et pour certains délits limitativement énumérés (violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente, violences ayant entraîné une ITT inférieure, égale ou supérieure à huit jours ou n'ayant entraîné aucune ITT, violences habituelles ayant entraîné ou n'ayant pas entraîné d'ITT, administration de substances nuisibles, proxénétisme, corruption de mineurs, atteintes sexuelles) ;

- la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 y a ajouté la traite des êtres humains et la soumission à des conditions de travail ou d'hébergement incompatibles avec la dignité ;

- la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 a réduit le champ d'application du report du point de départ de la prescription aux crimes et délits visés par l'article 706-47 du code de procédure pénale ;

- enfin, la loi n° 2006-399 du 4 avril 2006 a ajouté les violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente avec circonstances aggravantes à la liste des infractions pour lesquelles le point de départ est reporté.

Ces modifications successives ont été critiquées par une partie de la doctrine, qui a fait valoir que les multiples remaniements des textes relatifs à la prescription des crimes et délits commis contre les mineurs rendaient très délicate la détermination des règles applicables.

Source : Bernard Challe, « Action publique : Prescription », Jurisclasseur procédure pénale, § 28.

2. Des délais inadaptés aux victimes souffrant d'amnésie traumatique

En l'état du droit, les victimes majeures de viols ou d'agressions sexuelles disposent respectivement de dix ans ou de trois ans après les faits pour porter plainte.

En revanche, les victimes mineures de tels faits ont la possibilité de le faire jusqu'à l'âge de 38 ans.

Comme l'indiquait une circulaire datée du 14 mai 2004, il s'agissait pour le législateur de maintenir la possibilité d'engager des poursuites alors que la victime - notamment de faits d'inceste - a atteint une période de sa vie où sa maturité et son évolution (notamment lorsqu'elle a fondé une famille) lui permettent enfin de dénoncer des faits jusque-là indicibles.

De fait, l'emprise exercée par l'auteur des faits, le sentiment de culpabilité dont souffre la victime, la complicité de l'entourage et le dénigrement systématique de la parole de l'enfant sont autant d'obstacles à la parole de la victime.

De façon plus générale, le sentiment de honte et d'humiliation qui touche toutes victimes de violences sexuelles constitue un obstacle majeur à la dénonciation des faits et explique en partie la faiblesse du taux de plainte .

Toutefois, comme l'a expliqué à votre rapporteur Mme Violaine Guérin, présidente de l'association Stop aux violences sexuelles, il est nécessaire d'établir une distinction entre les obstacles à la parole de la victime , d'une part, et le phénomène d'amnésie traumatique dont souffrent certaines victimes à la suite d'un choc émotionnel profond, d'autre part.

Ce mécanisme, qui est établi sur le plan médical, conduit la personne, soumise à un stress extrême, à occulter, pendant une période variable, le souvenir des faits subis. La mémoire est en quelque sorte « stockée » dans le corps de la victime, qui présente alors un risque plus important de développer certaines pathologies (cancers, pathologies auto-immunes, maladies cardio-vasculaires, etc.). Ce phénomène de dissociation favorise les conduites addictives et accroît les risques suicidaires.

Ce n'est que plusieurs années plus tard, à l'occasion d'une prise en charge psychothérapeutique adaptée, que la victime peut reprendre conscience des violences subies, de façon souvent brutale et douloureuse. Selon un témoignage reçu par votre rapporteur, « on revit l'agression une deuxième fois dans sa chair ».

Pour M. Louis Jehel, psychiatre, ancien responsable de l'unité de psychotraumatologie de l'hôpital Tenon, cette « conscientisation » des faits subis dans l'enfance peut intervenir tardivement, aux alentours de 40 ans , alors que le délai de prescription est écoulé.


* 11 Bernard Challe, « Action publique : Prescription », Jurisclasseur procédure pénale, § 1.

* 12 Chambre criminelle de la Cour de cassation, 19 septembre 1996.

* 13 La prescription de l'action publique, qui fait obstacle à l'exercice des poursuites au terme d'un certain délai, doit être distinguée de la prescription de la peine, destinée à éteindre les peines restées inexécutées, en tout ou partie, par l'effet de l'écoulement du temps depuis la décision de condamnation.

* 14 Voir « Pour un droit de la prescription moderne et cohérent », rapport d'information n°338 (2006-2007) de M. Jean-Jacques Hyest, président, et de MM. Hugues Portelli et Richard Yung, rapporteurs, fait au nom de la commission des lois du Sénat, juin 2007, pages 12 et suivantes. Ce rapport peut être consulté à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/r06-338/r06-338.html

* 15 Articles 65 et 65-3 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

* 16 Article L. 114 du code électoral.

* 17 Article 213-5 du code pénal.

* 18 Article 462-10 du code pénal.

* 19 Article 706-25-1 du code de procédure pénale.

* 20 Article 706-31 du code de procédure pénale.

* 21 Article 215-4 du code pénal.

* 22 Article 221-18 du code pénal.

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