C. LES CONTENTIEUX DES AUTRES MESURES ADMINISTRATIVES

Enfin, les autres mesures administratives prises dans le cadre de l'état d'urgence ont, à la connaissance de votre rapporteur, donné lieu à trois ordonnances de suspension de la part du juge des référés.

Ont ainsi été suspendues :

- une interdiction de fréquenter tout lieu de culte 69 ( * ) ;

- une fermeture administrative provisoire d'un restaurant 70 ( * ) , dont le propriétaire était par ailleurs assigné à résidence, cette décision ayant été elle-aussi suspendue. Saisi en appel des deux affaires, le Conseil d'Etat 71 ( * ) a confirmé la suspension de la fermeture administrative du restaurant mais a annulé la décision de suspension de l'assignation à résidence ;

- une fermeture d'un établissement dénommé Bosna Market 72 ( * ) .

Il convient enfin de relever que le Conseil d'État, à nouveau saisi par la Ligue des droits de l'homme, a décidé 73 ( * ) de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité sur l'article 8 de la loi du 3 avril 1955, le requérant soutenant, à l'appui de sa requête en annulation du décret du 14 novembre 2015, que « le législateur ne pouvait prévoir un dispositif d'interdiction administrative de réunion dans le cadre de l'état d'urgence sans l'assortir de garanties appropriées au regard notamment des exigences tenant à la protection du droit d'expression collective des idées et des opinions ».

Article 8 de la loi du 3 avril 1955

Le ministre de l'intérieur, pour l'ensemble du territoire où est institué l'état d'urgence, et le préfet, dans le département, peuvent ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature dans les zones déterminées par le décret prévu à l'article 2.

Peuvent être également interdites, à titre général ou particulier, les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre.

Le Conseil d'État a considéré que ce moyen soulevait une question nouvelle fondant la transmission de la question au Conseil constitutionnel.

D. LA DEMANDE TENDANT À METTRE FIN À L'ÉTAT D'URGENCE

Enfin, le juge des référés du Conseil d'État a été saisi, les 19 et 26 janvier 2016, d'une demande formulée par la Ligue des droits de l'homme tendant à suspendre l'état d'urgence ou, à défaut, d'ordonner au Président de la République d'y mettre fin.

Dans son ordonnance rendue le 27 janvier dernier 74 ( * ) , le juge des référés a tout d'abord écarté la possibilité de suspendre la mise en oeuvre du décret du 14 novembre 2015 déclarant l'état d'urgence dans la mesure où l'application de l'état d'urgence ne résulte plus de ce texte réglementaire mais de la loi de prorogation du 20 novembre 2015 précitée. Dès lors, seule une question prioritaire de constitutionnalité, dont le Conseil d'État n'était pas saisi, aurait pu avoir pour objet d'écarter l'application d'une loi en contestant sa conformité à la Constitution.

S'agissant de la demande d'injonction au Président de la République de mettre fin à l'état d'urgence, le juge des référés, à l'instar de la position retenue par le Conseil d'État en 2005 75 ( * ) et en 2006 76 ( * ) à l'occasion de contentieux similaires, a rappelé que le Président de la République disposait d'un « large pouvoir d'appréciation » pour faire ou non usage de la faculté que lui donne la loi du 20 novembre 2015 de mettre fin de façon anticipée à l'état d'urgence. Toutefois, il estime que « le silence de la loi sur les conditions de mise en oeuvre de cette faculté ne saurait être interprété, eu égard à la circonstance qu'un régime de pouvoirs exceptionnels a des effets qui, dans un État de droit, sont par nature limités dans le temps et dans l'espace, comme faisant échapper sa décision à tout contrôle de la part du juge de la légalité ».

Sur le fond, le juge des référés du Conseil d'Etat considère que le péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public ayant justifié, le 13 novembre 2015, la déclaration d'état d'urgence « n'a pas disparu ». Il souligne que, « même s'ils ont été de moindre ampleur que ceux du 13 novembre, des attentats se sont répétés depuis cette date à l'étranger comme sur le territoire national et que plusieurs tentatives d'attentat visant la France ont été déjouées ». Il relève ensuite que « la France est engagée, aux côtés d'autres pays, dans des opérations militaires extérieures de grande envergure qui visent à frapper les bases à partir desquelles les opérations terroristes sont préparées, organisées et financées ». Enfin, il note que « les mesures qui ont été arrêtées, sous le contrôle du juge administratif, ont permis d'atteindre des résultats significatifs ».

L'ordonnance rejette par conséquent la requête au motif que le Président de la République, en s'abstenant de prendre un décret mettant fin à l'état d'urgence, « n'a pas porté atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale » justifiant que le juge des référés fasse usage de son pouvoir d'injonction.

*

* *

À l'issue de ce panorama de la jurisprudence occasionnée par les mesures prises au cours des douze premières semaines d'application de l'état d'urgence, votre rapporteur tient à souligner que si l'état d'urgence constitue bel et bien un régime juridique exceptionnel par les prérogatives étendues qu'il offre à l'autorité administrative, il ne constitue aucunement un régime arbitraire dénué de voies de recours. La légalité de toutes les mesures de police administrative peut en effet être contestée devant la juridiction administrative, laquelle peut être amenée à statuer dans des délais très brefs avec la procédure dite du référé-liberté. Les suspensions ordonnées par différents juges des référés démontrent pour leur part l'efficacité de cette procédure.

Ce bilan démontre, s'il en était besoin, que la juridiction administrative constitue une véritable autorité juridictionnelle, soucieuse du respect des droits et libertés fondamentales.

Les modalités de son intervention présentent cependant une différence fondamentale avec le fonctionnement de l'autorité judiciaire puisque ses décisions sont systématiquement postérieures à celles de l'administration. Or, l'existence d'un recours juridictionnel exclusivement postérieur à l'exécution de la mesure soulève des interrogations quant à l'efficacité du contrôle opéré par le juge administratif sur les perquisitions administratives, qui constituent, sur le plan quantitatif, l'essentiel des décisions prises par l'autorité administrative.

Enfin, votre rapporteur note que, dans les trois mois qui auront suivi la déclaration d'état d'urgence 77 ( * ) , le Conseil constitutionnel se sera prononcé sur la conformité à la Constitution de trois dispositifs (assignations à résidence, perquisitions administratives et interdictions de réunion et de manifestation) de la loi du 3 avril 1955 figurant parmi les plus attentatoires aux libertés publiques du régime de l'état d'urgence.

En tout état de cause, il est certain que les trois décisions du Conseil constitutionnel viendront enrichir la réflexion de votre commission quand elle sera saisie du projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, dont l'un des objets est d'établir un fondement constitutionnel au régime de l'état d'urgence.


* 69 Juge des référés du tribunal administratif de Nice, ordonnance n° 1504743 du 3 décembre 2015.

* 70 Juge des référés du tribunal administratif de Nice, ordonnance n° 1504932 du 18 décembre 2015.

* 71 Juge des référés du Conseil d'État, ordonnances n os 395620 et 395621 du 6 janvier 2016.

* 72 Juge des référés du tribunal administratif de Grenoble, ordonnance n° 1507833 du 11 janvier 2016.

* 73 Conseil d'État, décision n° 395091 du 15 janvier 2016.

* 74 Juge des référés du Conseil d'État, ordonnance n° 396220 du 27 janvier 2016.

* 75 Juge des référés du Conseil d'État, ordonnance n° 286835 du 14 novembre 2005.

* 76 Conseil d'État, décision de l'assemblée du contentieux n° 286834 et 287218 du 24 mars 2006 (arrêt Rolin et Boisvert).

* 77 Les audiences publiques sur les deux QPC en instance relatives à l'état d'urgence étant programmées pour le 11 février prochain, les décisions du Conseil constitutionnel devraient être connues avant la fin du mois de février.

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