Rapport n° 590 (2015-2016) de M. Philippe DOMINATI , fait au nom de la commission des finances, déposé le 11 mai 2016

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N° 590

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016

Enregistré à la Présidence du Sénat le 11 mai 2016

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des finances (1) sur la proposition de loi de M. Éric BOCQUET et plusieurs de ses collègues tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale ,

Par M. Philippe DOMINATI,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : Mme Michèle André , présidente ; M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général ; Mme Marie-France Beaufils, MM. Yvon Collin, Vincent Delahaye, Mmes Fabienne Keller, Marie-Hélène Des Esgaulx, MM. André Gattolin, Charles Guené, Francis Delattre, Georges Patient, Richard Yung , vice-présidents ; MM. Michel Berson, Philippe Dallier, Dominique de Legge, François Marc , secrétaires ; MM. Philippe Adnot, François Baroin, Éric Bocquet, Yannick Botrel, Jean-Claude Boulard, Michel Bouvard, Michel Canevet, Vincent Capo-Canellas, Thierry Carcenac, Jacques Chiron, Serge Dassault, Bernard Delcros, Éric Doligé, Philippe Dominati, Vincent Eblé, Thierry Foucaud, Jacques Genest, Didier Guillaume, Alain Houpert, Jean-François Husson, Roger Karoutchi, Bernard Lalande, Marc Laménie, Nuihau Laurey, Antoine Lefèvre, Gérard Longuet, Hervé Marseille, François Patriat, Daniel Raoul, Claude Raynal, Jean-Claude Requier, Maurice Vincent, Jean Pierre Vogel .

Voir les numéros :

Sénat :

402 et 591 (2015-2016)

LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DES FINANCES

Réunie le mercredi 11 mai 2016, sous la présidence de Mme Michèle André, présidente, la commission a examiné le rapport de Philippe Dominati sur la proposition de loi n° 402 (2015-2016) d'Éric Bocquet et plusieurs de ses collègues tendant à assurer la transparence financière et sociale des entreprises à vocation internationale.

La proposition de loi soumise au Sénat par M. Éric Bocquet et les autres membres du groupe communiste, républicain et citoyen (CRC) vise à soumettre les entreprises à vocation internationale à une obligation de déclarations d'activités publiques.

La commission des finances a suivi son rapporteur pour considérer que, si la lutte contre le phénomène d'optimisation fiscale constitue une priorité, la publicité des déclarations d'activités présente des risques pour la compétitivité de nos entreprises et qu'une action coordonnée au niveau européen doit être privilégiée.

Pour ces raisons, votre commission des finances n'a pas adopté cette proposition de loi .

EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Les sénateurs du groupe communiste, républicain et citoyen (CRC) ont déposé le 15 février 2016 la proposition de loi n° 402 tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale .

À la suite des travaux et commissions d'enquête conduits depuis la crise financière de 2008 et dans le contexte de la sensibilisation de l'opinion publique, les auteurs de la proposition de loi veulent renforcer les moyens d'action de la lutte contre les stratégies d'optimisation fiscale . Considérant l'ampleur du phénomène, les membres du groupe CRC estiment que la fraude fiscale constitue un enjeu à traiter préalablement à une réforme des prélèvements fiscaux.

Partant du constat que les montages fiscaux seraient principalement le fait des plus grandes entreprises , développant une activité inscrite à l'échelle de l'économie mondialisée, ils proposent de prolonger le processus de transparence financière internationale en soumettant les plus importants conglomérats industriels et commerciaux à des règles de publicité concernant leur présence et leur activité sur leurs différents sites et implantations . Selon eux, ces déclarations d'activités pays par pays, sur le modèle de l'obligation à laquelle les établissements bancaires sont déjà assujettis, permettraient d' identifier les stratégies fiscales offensives , tout en renforçant la concurrence entre acteurs économiques. Basées sur un contenu propre et poursuivant un objectif distinct , ces déclarations d'activités publiques compléteraient les déclarations à destination des administrations fiscales dans le dispositif de lutte contre l'optimisation fiscale des grandes entreprises.

L'article 1 er de la proposition de loi propose donc de soumettre les entreprises engagées dans la concurrence internationale et dépassant certains seuils à des déclarations publiques d'activités pays par pays afin de comparer la localisation des bénéfices et celle de leur imposition.

L'article 2 renforce la portée de cet outil en donnant faculté à toute personne morale ou physique de solliciter le tribunal de commerce compétent pour la publication des comptes des entreprises concernées.

I. LA LUTTE CONTRE LES STRATÉGIES D'OPTIMISATION FISCALE DES GRANDES ENTREPRISES POURRAIT ÊTRE COMPLÉTÉE PAR DES DÉCLARATIONS D'ACTIVITÉS PAYS PAR PAYS PUBLIQUES

A. LA CRISE FINANCIÈRE A SUSCITÉ UNE PRISE DE CONSCIENCE DES COÛTS DE L'OPTIMISATION FISCALE AINSI QU'UNE VOLONTÉ D'AGIR DE FAÇON COORDONNÉE

1. La mise à jour de stratégies globales à la suite de la crise financière...

La crise financière provoquée par la faillite de la banque américaine Lehman Brothers le 15 septembre 2008 s'est étendue à l'ensemble des économies avancées. Portant à l'origine sur l'exposition des agents privés, elle a ensuite mis sous tension les finances publiques , fortement sollicitées pour garantir la pérennité des banques et établissements financiers ainsi que la stabilité du système financier.

La transformation progressive de la crise financière en une crise des dettes souveraines, particulièrement dans le contexte spécifique de l'union économique et monétaire, a fortement contraint le cadre de la politique économique, avec des mesures budgétaires restrictives . Le taux de prélèvements obligatoires a fortement augmenté, passant en France de 42,5 % en 2010 à 44,9 % en 2014 1 ( * ) .

Au-delà de la hausse des prélèvements obligatoires, une réflexion d'ensemble a été conduite sur la répartition de l'effort de contribution publique entre les différents agents économiques. En particulier, les conditions d'assujettissement de certaines grandes entreprises internationales à l'impôt sur les sociétés a fait l'objet d'enquêtes, mettant en lumière les stratégies suivies par certaines d'entre elles pour contourner l'imposition .

Ces stratégies, souvent désignées sous le terme d'optimisation, voire d'évasion fiscale, se révèlent complexes à appréhender , dans la mesure où elles identifient les failles des législations fiscales nationales et des accords entre pays pour minorer le montant de leur imposition. La recherche d'une moindre imposition par les agents économiques constitue un sujet identifié de longue date, bien documenté par la théorie économique. Avant même l'essor de la mondialisation, le fait de « voter avec ses pieds » , selon l'expression de l'économiste américain Charles Tiebout, prévalait entre entités territoriales d'un même État. La concentration des flottes de voitures de location dans certains départements français est aussi une illustration de l'influence des choix politiques sur les décisions économiques des entreprises.

Toutefois, l'accélération de la mondialisation, l'essor du secteur tertiaire caractérisé par une plus grande mobilité, et la définition de stratégies fiscales globales par des firmes multinationales ont constitué une nouveauté . L'intégration croissante des économies a facilité, pour certaines entreprises multinationales, le contournement des règles fiscales internationales en vigueur depuis près d'un siècle. Ces entreprises ont recours à des techniques de « planification fiscale agressive » , qui exploitent les failles des législations fiscales nationales et des accords bilatéraux d'élimination des doubles impositions - qui se transforment en accords de double non-imposition -, et tirent parti du manque de transparence et de coordination entre les administrations. Ces montages fiscaux complexes conduisent à une décorrélation entre la localisation des bénéfices et celle de leur imposition. Si le phénomène s'étend à la plupart des secteurs économiques, certains champs d'activités, particulièrement dynamiques, y ont plus facilement recours, à l'instar des groupes tertiaires, du numérique en particulier, ou de l'industrie pharmaceutique , en raison de la difficulté d'identifier les bénéfices et de la place des redevances. Profitant des interstices des règles fiscales et des stratégies non coopératives de certains États, ces phénomènes à la frontière de la légalité se révèlent particulièrement difficiles à appréhender pour les administrations fiscales , confrontées au manque de données propres à la comptabilité interne de l'entreprise et aux comportements de certains pays ayant fait de leur faible niveau d'imposition un axe de développement économique.

2. ...a entraîné une prise de conscience de l'ampleur et des coûts du phénomène

L'optimisation fiscale des grandes entreprises internationales entraine trois coûts principaux .

En premier lieu, elle entraîne une déperdition des recettes fiscales des États dans lesquels une partie de l'activité d'une entreprise échappe à l'imposition. Selon l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le manque à gagner pour les États pourrait être compris entre 4 % et 10 % des recettes totales de l'impôt sur les sociétés, soit 100 à 240 milliards de dollars par an à l'échelle mondiale . À l'échelle de l'Union européenne, le Parlement européen a chiffré les pertes à environ 50 à 70 milliards d'euros par an .

En deuxième lieu, elle suscite un coût pour l'ensemble de l'économie en réduisant les relais de croissance économique. L'érosion des bases fiscales incite à augmenter les taux pour obtenir un produit équivalent. L'optimisation fiscale de certaines grandes entreprises reporte par conséquent la charge sur les autres acteurs économiques, entreprises d'une part et ménages d'autre part. Elle fausse en partie la concurrence entre entreprises , certaines d'entre elles ne développent pas de telles stratégies, soit par comportement vertueux soit par incapacité. Le 12 avril 2016, le commissaire européen à la stabilité financière, aux services financiers et à l'Union du marché des capitaux, Jonathan Hill, soulignait ainsi qu' « en recourant à des montages fiscaux complexes, certaines multinationales parviennent à payer près d'une tiers d'impôts en moins que les entreprises qui n'exercent leurs activités que dans un seul pays » 2 ( * ) .

En troisième lieu, elle contrevient à l'un des fondements du contrat social , tel qu'érigé par l'article 13 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen consacrant le principe d'égalité devant l'impôt . Outre son coût économique, le phénomène s'étend à la cohésion de nos sociétés démocratiques.

3. La réflexion internationale conduite sous l'égide de l'OCDE après l'impulsion du G20...

Réunis à Londres le 2 avril 2009 avec l'objectif de renforcer la coordination dans la réponse à la crise économique, les dirigeants du G20 se sont entendus sur la nécessité de lutter contre les paradis fiscaux. L'appréhension des disparités fiscales à travers le monde a alors changé de perspective, pour être désormais abordée comme l'une des causes de la crise mondiale . Lors du sommet de Pittsburgh des 24 et 25 septembre 2009, les principales puissances économiques du monde se sont accordées sur la définition d'un « cadre pour une croissance forte, durable et équilibrée » . La lutte contre les paradis fiscaux est intégrée dans cette stratégie globale.

Lors du sommet de Saint-Pétersbourg en septembre 2013, les dirigeants du G20 ont confirmé la lutte contre l'érosion des bases fiscales et le transfert de bénéfices ( Base Erosion and Profit Shifting - « BEPS ») comme priorité politique de premier plan. Le G20 a ainsi confié à l'OCDE la tâche d'élaborer de nouveaux standards internationaux en matière de fiscalité . Après un travail de deux ans mobilisant près de soixante pays développés et en voie de développement, les quinze « actions » du projet BEPS ont été présentées en octobre 2015 et « endossées » par le G20 au sommet d'Antalya le 16 novembre 2015 . Ces « actions » constituent un ensemble de recommandations et de bonnes pratiques conçues pour être transposées dans les législations nationales, le droit européen et les conventions fiscales internationales.

En particulier, l'action 13 traite des montages fiscaux d'optimisation et propose d'introduire une documentation des prix de transfert et une déclaration pays par pays. La déclaration pays par pays standardisée , présentant la politique des multinationales en matière de prix de transfert, leur chiffre d'affaires, leur bénéfice, leur impôt sur les sociétés et d'autres informations, a pour objectif d'améliorer la qualité des informations à disposition des administrations fiscales. Il est prévu que ces données demeurent confidentielles , mais les administrations fiscales concernées procèderaient à un échange automatique de ces déclarations pays par pays.

De façon sous-jacente, le projet BEPS participe d'une réflexion plus générale l'évolution de la fiscalité et la territorialité de l'impôt. Les réflexions conduites dans le cadre du projet BEPS visent à appréhender fiscalement les nouveaux secteurs de l'économie numérique , qui présentent des caractéristiques spécifiques et différentes des secteurs d'activités traditionnels . La volonté d'obtenir une prise fiscale sur les entreprises du numérique, majoritairement américaines, conduit à une révolution de l'appréhension de la valeur taxable, privilégiant la consommation à la conception et à la production. Une extension de ce raisonnement dans le secteur industriel pourrait entrainer des risques , en remettant en question l'importance de la conception et de la production dans la création de valeur. Cet enjeu est d'autant plus fort que les pôles de consommation se trouvent désormais dans les pays émergents , en Asie notamment, alors que la recherche et la conception demeurent encore dans les pays avancés, entrainant des risques à long terme pour les finances publiques nationales.

4. ...a donné lieu à des traductions juridiques européennes et nationales
a) Une première proposition de la Commission européenne le 28 janvier 2016

L'Union européenne, et en particulier le couple franco-allemand, ont fortement contribué à impulser la dynamique au niveau international. Avant sa proposition du 12 avril 2016, l e 28 janvier 2016, la Commission européenne a présenté un premier paquet de mesures contre l'évasion fiscale des entreprises, articulé autour de trois piliers, visant notamment à transcrire les actions du projet BEPS dans le droit de l'Union européenne.

La Commission européenne a proposé une directive sur la lutte contre l'évasion fiscale prévoyant des mesures juridiquement contraignantes pour briser les mécanismes d'évasion fiscale les plus répandus 3 ( * ) . Sa recommandation sur les conventions fiscales indique aux États membres les meilleurs moyens de protéger leurs conventions fiscales contre les pratiques abusives, d'une manière qui soit conforme au droit de l'Union européenne.

Jugeant la transparence sur les impôts que paient les entreprises essentielle pour repérer les pratiques de planification fiscale agressive des grandes entreprises et assurer une concurrence fiscale loyale, la Commission européenne a également présenté un projet de révision de la directive sur la coopération administrative 4 ( * ) . En vertu des règles proposées, les autorités nationales échangeraient des informations fiscales sur les activités des multinationales, pays par pays . Tous les États membres disposeraient ainsi d'informations essentielles pour détecter les risques d'évasion fiscale et mieux cibler leurs contrôles fiscaux.

Consciente que l'évasion fiscale et la concurrence fiscale dommageable revêtent une dimension mondiale, la Commission européenne a également présenté une communication sur une stratégie extérieure pour une imposition effective 5 ( * ) . Son objectif est de renforcer la coopération avec les partenaires internationaux dans la lutte contre l'évasion fiscale , d'améliorer les mesures de l'Union européenne visant à promouvoir la justice fiscale à l'échelle mondiale conformément aux normes internationales et de définir une approche commune face aux menaces extérieures d'évasion fiscale. Ce dispositif permettra de garantir des conditions équitables pour toutes les entreprises et tous les pays.

b) Une transposition anticipée de l'action 13 du projet BEPS par la France

La France a anticipé les recommandations de l'action 13 du projet BEPS dès la loi de finances initiale pour 2016 , dont l'article 121 introduit les déclarations d'activité pays par pays à destination des administrations fiscales pour les entreprises établies en France réalisant un chiffre d'affaires annuel consolidé supérieur ou égal à 750 millions d'euros. Il crée dans le code général des impôts un article 223 quinquies C imposant une « déclaration comportant la répartition pays par pays des bénéfices du groupe et des agrégats économiques, comptables et fiscaux, ainsi que des informations sur la localisation et l'activité des entités le constituant » devant être déposée, dans les douze mois suivant la clôture de son exercice, par deux types de personnes morales :

- la personne morale ayant son siège en France qui établit des comptes consolidés, détient ou contrôle, directement ou indirectement, une ou plusieurs entités juridiques établies hors de France ou y dispose de succursales, réalise un chiffre d'affaires annuel, hors taxes, consolidé, supérieur ou égal à 750 millions d'euros et n'est pas détenue par une ou des entités juridiques situées en France et tenues au dépôt de cette déclaration, ou établies hors de France et tenues au dépôt d'une déclaration similaire en application d'une réglementation étrangère ;

- la personne morale établie en France dès lors qu'elle est contrôlée directement ou indirectement par une personne morale établie dans un État ou territoire n'ayant pas adopté une réglementation rendant obligatoire la souscription d'une déclaration et répondant aux critères mentionnés précédemment et qu'elle a été désignée par le groupe à cette fin ou qu'elle ne peut démontrer qu'une autre entité du groupe a été désignée à cette fin.

L'article 223 quinquies C prévoit que la déclaration peut, sous condition de réciprocité, faire l'objet d'un échange avec d'autres États . Le défaut de dépôt de cette déclaration entraine l'application d'une amende qui ne peut excéder 100 000 euros.

La liste précisant les informations contenues dans la déclaration fait l'objet d'un décret. Selon la direction de la législation fiscale, ce décret est en cours de finalisation et devrait être prochainement publié. Dans son contenu, il reprendra les précisions apportées par le standard de l'OCDE tel que défini dans son rapport sur l'action 13. L'échéance déclarative interviendra à partir de fin 2017.

Résumé des différentes initiatives de déclarations d'activités

Déclarations à destination des administrations fiscales

Octobre 2015 : Action 13 du projet BEPS de l'OCDE ;

28 janvier 2016 : Transcription soumise par la Commission européenne par la proposition de révision de la directive sur la lutte contre l'évasion fiscale ;

Décembre 2015 : Transcription anticipée par la France par l'article 121 de la loi de finances initiale pour 2016, introduisant l'article 223 quinquies C dans le code général des impôts.

Déclarations rendues publiques

Juin 2015 : Amendement introduit au Parlement européen par le groupe Les Verts et rejeté lors de la discussion de la directive relative aux droits des actionnaires ;

Novembre 2015 : Deux sous-amendements déposés par le Groupe Europe-Écologie les Verts et rejetés par l'Assemblée nationale lors de la discussion sur l'article 121 du projet de loi de finances initiale pour 2016 visant à rendre publiques les déclarations à destination des administrations fiscales ;

Décembre 2015 : Trois amendements déposés dans le cadre de la discussion sur le projet de loi de finances rectificative pour 2015 et votés par l'Assemblée nationale contre l'avis du Gouvernement. Ils visaient à introduire la publication d'informations pays par pays pour certaines entreprises. Le Sénat a ensuite rejeté cette disposition, adoptée de nouveau en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale, avant d'être supprimée en seconde délibération à l'initiative du Gouvernement ;

Février 2016 : Proposition de loi tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale, déposée par le groupe CRC au Sénat ;

12 avril 2016 : Proposition de la Commission européenne visant à introduire des déclarations d'activités publiques pour certaines entreprises.

Source : Commission des finances du Sénat

À l'occasion de la discussion de ces dispositions en séance publique à l'Assemblée nationale, deux sous-amendements déposés par le Groupe Europe-Écologie les Verts et non adoptés visaient à rendre publiques les déclarations d'activités pays par pays et à ne pas réserver leur diffusion aux administrations fiscales. Également, dans le cadre des discussions sur le projet de loi de finances rectificative pour 2015, trois amendements en faveur de la publication d'informations pays par pays pour les sociétés cotées, ainsi que celles dépassant 40 millions d'euros de chiffre d'affaires, avaient été adoptés le 4 décembre 2015 à l'Assemblée nationale contre l'avis du Gouvernement . Rejetée par le Sénat le 11 décembre 2015, puis adoptée de nouveau en nouvelle lecture à l'Assemblée nationale, cette disposition a finalement été supprimée en seconde délibération à l'Assemblée nationale le 16 décembre 2015 à l'initiative du Gouvernement .

c) Le contrôle du Conseil constitutionnel sur la publicité des déclarations d'activités pays par pays

C'est dans ce contexte que, saisi d'un recours formé à l'encontre de l'article 121 de la loi de finances pour 2016 sur le fondement du principe d'égalité d'une part et du principe de liberté d'entreprendre d'autre part, le Conseil constitutionnel a pris en compte les débats autour de la publicité des déclarations . En particulier, les requérants considéraient que la liberté d'entreprendre était méconnue dès lors que les sociétés seraient contraintes de divulguer des informations stratégiques pouvant être transmises à des États étrangers sans qu'il soit garanti que ces États respecteront le caractère confidentiel de ces informations.

Dans sa décision n° 2015-725 du 29 décembre 2015, le Conseil a écarté le grief en relevant « que les dispositions contestées se bornent à imposer à certaines sociétés de transmettre à l'administration des informations relatives à leur implantation et des indicateurs économiques, comptables et fiscaux de leur activité ; que ces éléments , s'ils peuvent être échangés avec les États ou territoires ayant conclu un accord en ce sens avec la France, ne peuvent être rendus publics » . Bien que la loi ne l'indique pas expressément, le Conseil constitutionnel a, dans le cadre de son contrôle, relevé que les informations transmises ne peuvent être rendues publiques . Dans ses observations devant le Conseil constitutionnel, le Gouvernement avait fait valoir que la confidentialité attachée au contenu des déclarations pays par pays qui seront échangées entre les États concernés est garantie par la convention multilatérale concernant l'assistance administrative mutuelle en matière fiscale, dont l'article 22 prévoit un mécanisme de protection de la confidentialité des informations échangées.

Par cette décision, le Conseil constitutionnel a entendu fixer une limite à l'extension des déclarations d'activités , dans leur contenu et leur diffusion. À ce stade, une incertitude juridique existe sur la constitutionnalité d'un dispositif national de publicité des déclarations .

B. LA PUBLICITÉ EST CONSIDÉRÉE COMME UN OUTIL COMPLÉMENTAIRE DE LUTTE CONTRE LES STRATÉGIES D'OPTIMISATION FISCALE

1. Une publicité des déclarations déjà prévue pour certains secteurs d'activités

La publicité des déclarations d'activités pays par pays constitue une proposition ancienne , portée depuis une dizaine d'années par certaines organisations non gouvernementales, dans la lignée des travaux de Richard Murphy du Tax Justice Network . Pour ses partisans, elle permettrait de prendre un double relais , face à la difficulté à la fois de faire évoluer la législation nationale de certains États non coopératifs et, pour l'administration fiscale, d'avoir une prise juridique sur des stratégies s'intégrant dans les failles du droit fiscal. Les administrations fiscales peuvent parfois hésiter à poursuivre une entreprise en justice pour non-respect de ses obligations fiscales, une telle action étant longue, complexe et à l'issue incertaine, la frontière de la légalité étant difficile à évaluer en la matière.

Le rôle conféré à la publicité des déclarations par ses partisans repose sur le poids de la société civile et de l'espace public . Alors que les actions conduites au niveau politique et administratif se heurtent encore à certains obstacles, l'utilisation de l'espace public au travers du processus « nommer et pointer du doigt » participerait d'une réponse adaptée au phénomène d'optimisation fiscale d'entreprises mondialisées. À l'appui de cette conception, la plupart des découvertes concernant de tels montages fiscaux ces dernières années est issue de travaux de la société civile, organisations non gouvernementales ou consortium de journalistes d'investigation. Ces enquêtes sont réalisées à une échelle supranationale, suggérant que l'espace public pertinent pour l'utilisation effective de la publicité dépasse le cadre traditionnel de l'État. Toutefois, les risques inhérents à un emballement médiatique et à une mauvaise interprétation des données doivent être pris en compte.

Récemment, ces revendications anciennes ont été reprises par certains États , dans le cadre d'un mouvement plus généralisé d'extension de la transparence dans les démocraties occidentales. Des traductions juridiques ont même été votées , à l'initiative notamment de la France, conduisant à soumettre à des déclarations publiques d'activité deux secteurs d'activités spécifiques .

Dans le cadre du renforcement des obligations prudentielles encadrant l'activité des banques et des établissements financiers en réponse à la crise financière de 2008, la directive CRD IV du 26 juin 2013 a introduit une déclaration publique d'activité pour les entreprises du secteur bancaire . La publicité de ces déclarations n'était pas prévue dans le projet initial de la Commission européenne, mais a été introduite par voie d'amendement au Parlement européen.

La France a particulièrement contribué au vote de la publicité, ouvrant la voie par l'adoption de la loi n° 2013-672 de séparation et de régulation des activités bancaires du 26 juillet 2013. Son article 7 modifie l'article 511-45 du code monétaire et financier, qui prévoit désormais que les banques « publient une fois par an, en annexe à leurs comptes annuels ou, le cas échéant, à leurs comptes annuels consolidés ou dans leur rapport de gestion, des informations sur leurs implantations et leurs activités (...) dans chaque État ou territoire » , en particulier le produit net bancaire, les effectifs, le bénéfice et le montant des impôts. L'exercice 2014 a donné lieu à une première expérience de déclaration en France uniquement, sous une forme simplifiée, l'exigence européenne n'entrant en vigueur que pour l'exercice 2015. Selon la direction générale du Trésor et l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, qui en assure le suivi, les premiers retours d'expérience ne font état d'aucune difficulté particulière, même si le dispositif demeure récent et non stabilisé à ce stade.

Par ailleurs, le chapitre X de la directive 2013/34/UE du 26 juin 2013 relative aux états financiers annuels, aux états financiers consolidés et aux rapports y afférents de certaines formes d'entreprises prévoit une obligation de déclaration publique pays par pays pour les entreprises du secteur minier, pétrolier, gazier ou forestier . Cette obligation a été transposée en droit français par l'article 12 de la loi n° 2014-1662 du 30 décembre 2014 portant diverses dispositions d'adaptation de la législation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière. Elle est applicable pour l'exercice 2015, de sorte que les premières déclarations sont en cours de publication. Quelques trente entreprises seraient concernées en France par cette obligation. Toutefois, tant le manque de recul que la spécificité des données exigées et du but poursuivi limitent les enseignements à tirer de ces dispositions.

2. Une réflexion autour de sa possible extension et du contenu des données à rendre publiques

À la suite de ces dispositifs de publication mis en oeuvre dans deux secteurs d'activités, un mouvement appelant à l'extension de la publicité des déclarations a été récemment renforcé par de nouvelles informations concernant les territoires à fiscalité avantageuse. Déjà, le 10 avril 2013, dans le contexte des discussions sur la transparence des activités des banques, le président de la République François Hollande déclarait : « Les banques françaises devront rendre publique, chaque année, la liste de toutes leurs filiales, partout dans le monde, et pays par pays. Elles devront indiquer la nature de leurs activités. (...) L'ensemble de ces informations seront publiques et à la disposition de tous. Je veux que cette obligation soit également appliquée au niveau de l'Union européenne et, demain, étendue aux grandes entreprises ». Lors de la présentation du paquet de mesures contre l'évasion fiscale le 28 janvier 2016, le commissaire européen aux affaires économiques et financières, à la fiscalité et à l'Union douanière Pierre Moscovici a indiqué, à propos de la publicité des déclarations d'activité des grandes entreprises : « je peux vous dire que cela verra le jour, car ça me parait aller tout simplement dans le sens de l'histoire. Et on ne résiste pas à ce vent-là » .

Dans ce contexte, les entreprises tendent à considérer la fiscalité comme un élément constitutif de la réputation et de la communication qu'elles entendent promouvoir. Les enquêtes concernant les politiques fiscales des grands groupes se multiplient : une enquête conduite par le cabinet KPMG en 2014 mettait en évidence que, pour 40 % des entreprises ayant un chiffre d'affaires de plus de 10 milliards de dollars, leur fiscalité a fait l'objet d'un traitement médiatique au cours des douze derniers mois 6 ( * ) . Certaines entreprises soutiennent une évolution des règles fiscales internationales afin de garantir les conditions d'une concurrence effective . Entendue par la commission des finances du Sénat le 1 er juillet 2015, Catherine Henton, directrice fiscale du groupe Sanofi, déclarait : « nous sommes convaincus chez Sanofi-Aventis que la publication des données n'est qu'une question de temps - peut-être est-ce préférable, et il vaut mieux s'y préparer ».

Pour autant, dans la mesure où les déclarations publiques d'activités s'inscrivent dans une perspective différente des déclarations à destination des administrations fiscales prévues par l'action 13 du projet BEPS, transcrites en droit français et en cours de transcription en droit européen, se pose la question de leur contenu . L'objectif et le public de destination étant différents , la liste des informations ne saurait être identique. Prenant en compte les travaux en cours de l'OCDE et à la suite des déclarations publiques sectorielles récemment introduites, la Commission européenne a engagé, en juin 2015, une analyse d'impact évaluant la possibilité d'une plus grande transparence en matière d'impôts sur les bénéfices des sociétés . Cette analyse s'intéresse notamment au rapport coût-avantage entrainé par la publication selon les données considérées , résumé dans le tableau ci-dessous.

Rapport coût-avantage entrainé par la publication des données

Source : Analyse d'impact de la Commission européenne évaluant la possibilité d'une plus grande transparence en matière d'impôts sur les bénéfices des sociétés publiée le 12 avril 2016

Les principales conclusions de cette étude soulignent que les données portant sur les ventes, les achats, les prix de transferts ne peuvent pas être dévoilées au public sans risque. Le problème porte sur la révélation indirecte des taux de marge , qui suscite des risques pour les entreprises concernées. L'exemple-type est celui d'une filiale opérant sur un seul produit dans un pays : la divulgation des chiffres de ventes et d'achats dans ce pays dévoilerait le taux de marge réalisé sur ce marché, suscitant un risque vis-à-vis de ses concurrents. L'analyse d'impact de la Commission européenne fournit deux enseignements :

- d'une part, les risques inhérents à la publication de certaines données sont doubles : ils portent à la fois sur le dévoilement de la stratégie globale de l'entreprise et sur l a possibilité d'une mauvaise interprétation des informations soumises au public ;

- d'autre part, le nécessaire équilibre entre avantages et coûts de la publication des déclarations suppose d'atteindre un certain seuil d'entreprises soumises à cette obligation.

S'appuyant sur cette analyse d'impact et dans un contexte marqué par une nouvelle enquête d'un consortium de journalistes d'investigation, la Commission européenne a présenté, le 12 avril 2016, une proposition de révision de la directive 2013/34/UE relative à la communication, par certaines entreprises et succursales, d'informations relatives à l'impôt sur les bénéfices, allant au-delà du champ couvert par le projet BEPS et visant à introduire des déclarations d'activité spécifiques rendues publiques .

3. La proposition de la Commission européenne concernant la publicité de déclarations d'activités pour les grandes entreprises internationales

La proposition de la Commission européenne du 12 avril 2016 s'inscrit dans le double contexte de réflexion autour de la publicité des déclarations d'activités , étayée par l'analyse d'impact, e t d'enquête issue des Panama papers , concernant l'évasion fiscale des particuliers par le biais de sociétés écrans au Panama.

Le texte, porté par le commissaire européen Jonathan Hill, a pour finalité de résoudre les distorsions de concurrence qui nuisent au marché unique. Il se fonde sur l'article 50 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), conduisant à l'a pplication de la majorité qualifiée au Conseil et non de la règle de l'unanimité, en vigueur pour la fiscalité. La proposition obligerait les entreprises multinationales qui exercent leurs activités dans l'Union et dont le chiffre d'affaires global dépasse 750 millions d'euros par an à publier des informations clés, pays par pays, sur le lieu où elles réalisent leurs bénéfices et celui où elles paient leurs impôts dans l'Union . Les mêmes règles s'appliqueraient aux multinationales non européennes exerçant des activités en Europe . Aucun seuil de nombre d'employés n'est prévu, ce qui permet d'inclure certaines entreprises du secteur tertiaire, et notamment du numérique. La présentation des déclarations d'activités varierait selon trois groupes de pays :

- les données relatives aux pays de l'Union européenne seraient présentées pays par pays ;

- les données relatives aux pays hors-Union européenne seraient présentées de façon agrégée , sans distinction selon les pays ;

- une exception à ce principe est prévue pour les pays figurant dans la future « liste noire » commune des juridictions non-coopératives , encore en projet. Cette exception a été introduite de façon tardive par la Commission dans la proposition de révision de la directive, dans le sillage des révélations de Panama papers . La Commission entend convaincre dans les six prochains mois les États membres de s'accorder sur des critères de choix communs définissant des pays et territoires non-coopératifs. Le déploiement de la liste se ferait en trois étapes, avec l'objectif d'une publication effective début 2019.

Le seuil retenu pour l'assujettissement des entreprises à la déclaration publique d'activités pays par pays reprend celui défini par l'OCDE pour l'action 13 du projet BEPS et confirmé par les conclusions de l'analyse d'impact menée au second semestre 2015 par les services de la Commission. Il participe en ce sens d'une volonté d'assurer une certaine sécurité juridique au profit des entreprises, avec un seuil désormais intégré par celles-ci, et n'entrainant pas de nouvelles obligations dès lors qu'elles sont déjà appelées à établir de telles déclarations au profit des administrations fiscales.

Le principal sujet d'interrogations a plutôt porté sur le contenu des informations publiées . Dès lors que l'objectif visé est différent de celui des déclarations à destination des administrations fiscales, il importait d'établir un corpus de données conciliant bonne utilisation par la société civile et maintien de la compétitivité des entreprises . En s'appuyant sur les enseignements de l'analyse d'impact, la proposition retient sept lignes, contre douze pour les déclarations envoyées aux administrations fiscales . Les éléments relatifs aux échanges intragroupes n'y figurent pas , dans la mesure où leur publication conduirait à divulguer la stratégie de l'entreprise. Les montants des actifs, des achats-ventes et des subventions ne seraient pas publiés. Le contenu de la déclaration aspire à une certaine simplicité d'appréhension tout en rendant possible le calcul du taux effectif d'imposition, ce qui constitue le coeur du dispositif et permet à la société civile de se saisir d'éventuelles discordances dans la localisation des bénéfices et de l'imposition.

Contenu des différentes déclarations prévues, selon leur destination

Source : Commission des finances du Sénat, à partir des textes publiés

Source : Commission des finances du Sénat, à partir des textes publiés

À ce stade et au-delà des débats entre acteurs sur le contenu des informations prévues, certaines lacunes de la proposition de la Commission européenne peuvent être mises en évidence . La principale réside dans la présentation de données agrégées pour les activités des entreprises dans les pays hors-Union européenne . La portée de l'exception introduite dans un second temps pour les pays figurant sur la liste noire commune demeure très incertaine, tant en termes de délais d'entrée en vigueur que concernant le contenu même de la liste. Les États membres ne disposent en effet pas des mêmes degrés d'appréhension des pays non coopératifs, et il sera incontestablement coûteux politiquement d'inclure un territoire dans la liste. Dans ces conditions, la publication d'informations agrégées pour les pays hors-Union européenne pourrait conduire à englober des activités réelles et des activités résultant d'un montage fiscal.

Malgré tout, cette proposition traduit une résolution forte de l'Union européenne dans la lutte contre l'optimisation fiscale des grandes entreprises et sous-tend une volonté d'influer sur les négociations conduites au niveau international . En incluant les entreprises non-européennes ayant une entité ou une activité au sein du marché unique, l'Union européenne exerce au mieux sa capacité d'influence, suivant une stratégie offensive. Si les deux premières puissances économiques mondiales ne sont pas en faveur d'une publication des déclarations d'activités, des entreprises états-uniennes et chinoises pourraient ainsi être concernées par cette obligation introduite au niveau européen.

Le fait d'englober des entreprises étrangères permet de rallier à la proposition certains États membres qui s'interrogeaient sur la possible perte de compétitivité résultant de la publication pour les entreprises européennes. La France soutient l'introduction de ce dispositif au niveau européen 7 ( * ) ; le Royaume-Uni s'y est montré favorable plus récemment, mais de façon résolue comme en témoigne le courrier envoyé par le chancelier de l'échiquier George Osborne avant la réunion du conseil Ecofin des 22 et 23 avril 2016. Les premières réunions techniques sur la proposition ont eu lieu fin avril. Certains États membres ont fait part de leurs inquiétudes sur le volet public des déclarations d'activités, à l'instar de l'Autriche ou de la Suède, s'inscrivant à la suite de la position ambiguë de l'Allemagne . L'inquiétude principale de Berlin portait sur le seuil retenu, afin de préserver son Mittelstand et de ne pas nuire à la compétitivité de ses entreprises de taille intermédiaire qui constituent son principal moteur économique. Agissant de concert avec la France en faveur d'une action résolue contre l'évasion fiscale aux niveaux international et européen entre administrations fiscales, l'Allemagne demeure partagée sur la publicité des déclarations.

Malgré ces incertitudes, les représentants de la direction générale du Trésor ont témoigné de leur optimisme sur la capacité d'avancer rapidement sur ce projet de révision de directive , éventuellement dès la fin de l'année 2016. En effet, l'application de la majorité qualifiée rend nécessaire la réunion d'une minorité de blocage pour s'opposer au texte.

II. LES DISPOSITIONS DE LA PROPOSITION DE LOI

A. LE DISPOSITIF PROPOSÉ : INTRODUIRE UNE DÉCLARATION D'ACTIVITÉ PUBLIQUE POUR CERTAINES ENTREPRISES À VOCATION INTERNATIONALE

L'exposé des motifs de la proposition de loi insiste sur la prise de conscience par l'opinion publique des stratégies d'évasion fiscale et sur la volonté de « faire évoluer la législation en vigueur comme à faire de la lutte contre les montages fiscaux contrevenant à la loi l'une des priorités (...) de l'action publique » .

Les auteurs de la proposition de loi soulignent les limites actuelles de l'action du parquet face à ces phénomènes d'ampleur, et présentent la lutte contre l'optimisation fiscale comme un obstacle à lever sur « la voie d'une juste réforme de nos prélèvements fiscaux et sociaux » . Inscrivant leur proposition « dans le processus de transparence financière internationale actuellement en développement » et dans le sillage des obligations déjà mises en oeuvre pour les banques, les auteurs de la proposition de loi veulent appliquer « aux plus importants conglomérats industriels et commerciaux des règles de publicité quant à leur présence et leur activité sur leurs différents sites et implantations ». Ce dispositif permettrait selon eux « d'identifier une bonne partie des problèmes qui demeurent en matière de transparence financière et fiscale » tout en renforçant les conditions d'une « concurrence libre et non faussée entre entreprises ».

Le dispositif de la proposition de loi s'articule autour de deux articles.

L'article 1 er vise à compléter l'article L. 232-23 du code de commerce afin d' assujettir à la publication d'informations sur leurs implantations dans chaque État ou territoire les sociétés cotées et les sociétés dépassant deux des trois critères suivants : un bilan de 20 millions d'euros, un chiffre d'affaires net de 40 millions d'euros et un nombre moyen de salariés au cours de l'exercice de 250.

La déclaration d'activité proposée comprend huit informations : cinq correspondent à la liste retenue par la proposition de la Commission européenne du 12 avril 2016, et trois jusqu'alors réservées aux déclarations à destination des administrations fiscales . La liste proposée est la suivante :

- informations communes avec la proposition de la Commission européenne : nature des activités, chiffre d'affaires, nombre de salariés, résultat d'exploitation avant impôt, impôts payés sur le résultat ;

- informations supplémentaires : valeur des actifs et coût annuel de leur conservation, ventes et achats, subventions publiques reçues.

L'article 2 a pour but de garantir l'effectivité de la publication des informations , en ce qu'il introduit la possibilité, pour toute personne physique ou morale ayant intérêt à agir, de former un recours auprès du tribunal de commerce compétent pour la publication des comptes de l'entreprise concernée.

B. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION DES FINANCES

Si votre rapporteur , à l'instar des auteurs de la proposition de loi, considère que la lutte contre l'optimisation fiscale des grandes entreprises internationales doit être renforcée , il estime toutefois qu'il convient de ne pas adopter ces deux articles pour des raisons techniques d'une part et des raisons d'opportunité d'autre part.

En premier lieu, tant les conditions de seuil retenues, que les informations contenues dans la déclaration exposeraient nos entreprises à des contraintes supplémentaires et risquées . En particulier, le seuil de 40 millions d'euros conduirait à assujettir plu s de 5 000 entreprises, représentant 5,2 millions d'employés 8 ( * ) , à cette obligation et à englober des entreprises de taille intermédiaire, souvent dépourvues de moyens humains suffisants pour produire de telles déclarations et pour répondre à de possibles phénomènes d'emballement médiatique éventuellement générés par une mauvaise interprétation des données publiées. Ces entreprises opèrent souvent sur un nombre de produit restreint, les exposant d'autant plus au risque de divulgation implicite des taux de marge. Par exemple, pour une entreprise du secteur de l'équipement automobile, publier des informations sur son activité dans un marché où, cherchant à s'implanter, elle adopte une position offensive, reviendrait à dévoiler son taux de marge. Ces entreprises représentent le coeur de l'emploi et de l'activité économique de notre pays . Il rompt avec le seuil communément défini dans le cadre du projet BEPS de l'OCDE et repris par la Commission européenne de 750 millions d'euros de chiffre d'affaires, d'ailleurs envisagé comme une première expérience avant une possible extension. Le projet BEPS prévoit en effet une clause de revoyure en 2020.

Votre rapporteur considère également que certaines informations dont la publication est prévue par la proposition de loi touchent à la stratégie propre de l'entreprise. En particulier, la publication des données relatives aux ventes et achats entrainerait la divulgation implicite des taux de marge auprès des concurrents . Sur ce point, votre rapporteur rappelle que le secret est aussi indissociable du « monde des affaires ».

En second lieu, à l'appui de la décision du Conseil constitutionnel du 29 décembre 2015, votre rapporteur rappelle les incertitudes juridiques entourant l'introduction d'un dispositif de déclarations publiques par une norme nationale. Une action coordonnée au niveau européen, voire international, devrait être privilégiée , d'autant que le rapport coût-avantage d'une telle mesure n'atteint un point d'équilibre que lorsqu'un les entreprises d'un certain nombre de pays y sont soumises . L'efficacité d'un dispositif uniquement national du point de vue de la lutte contre les stratégies fiscales des grandes entreprises et de l'augmentation des bases d'impôt sur les sociétés demeure très incertaine . De plus, votre rapporteur souligne que le recul des premières déclarations publiques sectorielles mises en oeuvre dans le secteur financier et dans les industries extractives fait défaut .

Surtout, un changement majeur du contexte est intervenu depuis le dépôt de la proposition de loi, le 15 février 2016, avec la proposition de la Commission européenne rendue publique le 12 avril 2016 . Votre rapporteur considère qu'une action européenne est plus pertinente pour agir sur des stratégies opérées au niveau mondial par le recours à la société civile. Comme les récentes informations d'un consortium international de journalistes l'illustrent, l'espace public pertinent pour appréhender ces phénomènes dépasse le cadre national . Transparency international privilégie en ce sens une mesure européenne.

Dans ces conditions, votre rapporteur estime préférable de laisser sa chance à la proposition européenne plutôt que de la forcer par une mesure nationale qui pourrait se révéler contreproductive pour deux raisons. D'une part, de par ses modalités différentes, elle entrainerait une instabilité juridique préjudiciable au climat économique, remettant notamment en cause le seuil de 750 millions d'euros de chiffre d'affaires désormais intégré par les acteurs économiques. D'autre part, alors même que la voix de la France ne pourrait porter avec force dès lors qu'elle ne respecterait pas certains engagements européens par ailleurs, une mesure nationale pourrait renforcer l'opposition de certains États membres encore hésitants sur la question de la publicité des déclarations d'activités. La position de l'Allemagne sur le volet public des déclarations demeure incertaine , mais l'introduction en France d'un nouveau seuil nettement plus faible pourrait renforcer son opposition, en lien avec sa volonté de protéger son Mittelstand .

Votre rapporteur souligne le problème de réciprocité entrainé par l'extension des déclarations d'activités . Quatrième pays au monde de par la localisation de sièges des grandes entreprises multinationales , premier en Europe, la France est fortement concernée par l'extension des déclarations d'activités pays par pays, fiscales comme publiques. Notre pays divulguerait de fait un nombre d'informations plus important que d'autres pays .

EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 11 mai 2016, sous la présidence de Mme Michèle André, présidente, la commission a examiné le rapport de Philippe Dominati sur la proposition de loi n° 402 (2015-2016) d'Éric Bocquet et plusieurs de ses collègues tendant à assurer la transparence financière et sociale des entreprises à vocation internationale.

M. Philippe Dominati , rapporteur . - La proposition de loi déposée par Éric Bocquet et ses collègues du groupe communiste, républicain et citoyen vise à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale.

Cette proposition s'inscrit dans le cadre d'une actualité marquée par des révélations et dans un contexte de réflexion internationale autour de la lutte contre les phénomènes d'évasion et d'optimisation fiscales.

Les récentes découvertes ont confirmé l'ampleur du phénomène et de ses coûts, à la fois pour les recettes fiscales, mais aussi pour le fonctionnement économique et démocratique de nos sociétés. À l'échelle de l'Union européenne, l'estimation du manque à gagner est comprise entre 50 et 70 milliards d'euros par an. Les différences d'imposition sur les bénéfices qui en résultent contribuent de surcroit à fausser les conditions d'une égale concurrence entre les entreprises.

Sous l'impulsion du G20, l'OCDE et notamment Pascal Saint-Amans que nous avons entendu le 9 mars dernier, a engagé une vaste réflexion sur la fiscalité. Dans le cadre des quinze mesures soumises par l'OCDE au sein du projet BEPS, l'action 13 traite des montages fiscaux d'optimisation. Elle propose d'introduire une déclaration pays par pays standardisée afin d'améliorer la qualité des informations à disposition des administrations fiscales. Seules les entreprises réalisant un chiffre d'affaires annuel consolidé supérieur ou égal à 750 millions d'euros y seraient soumises. Il est prévu que ces données demeurent confidentielles, mais que les administrations fiscales procèdent à un échange automatique des déclarations.

A l'appui de ce projet, la Commission européenne a proposé le 28 janvier dernier un paquet de mesures contre l'évasion fiscale des entreprises, visant notamment à transcrire les actions du projet BEPS dans le droit de l'Union européenne.

De son côté, la France avait anticipé cette transcription dès le vote de la loi de finances pour 2016, en introduisant un article dans le code général des impôts imposant la déclaration d'activités pays par pays selon les critères de BEPS. Les premières déclarations interviendront donc à partir de fin 2017.

Par ailleurs, en vertu de règles européennes, deux secteurs d'activités sont déjà soumis à une exigence de publicité des déclarations d'activités. Il s'agit des établissements bancaires et des industries extractives. Toutefois, la portée de ces exemples est limitée pour deux raisons. D'une part, le recul fait encore défaut pour en dresser un premier bilan. D'autre part, il s'agit de deux secteurs d'activités très spécifiques, dont il est peu aisé de tirer des conclusions générales.

Lors de la discussion du projet de loi de finances initiale pour 2016 et du projet de loi de finances rectificative pour 2015, des voix s'étaient élevées en faveur de déclarations d'activités publiques étendues aux autres secteurs d'activités. Des amendements en ce sens avaient été adoptés par l'Assemblée nationale, puis supprimés par le Sénat, que l'Assemblée avait finalement suivi.

Dans le cadre de son contrôle sur l'article de la loi de finances initiale pour 2016 introduisant les déclarations d'activités fiscales, le Conseil constitutionnel a écarté le grief invoqué sur le fondement du principe de liberté d'entreprendre. Dans la motivation de sa décision, le Conseil constitutionnel a relevé que les informations fournies ne pouvaient être rendues publiques. Un doute existe donc sur la constitutionnalité d'un dispositif de déclarations publiques.

Par ailleurs, un changement majeur est intervenu depuis le dépôt de la proposition de loi. Le 12 avril dernier, la Commission européenne a rendu publique une proposition visant à introduire des déclarations publiques d'activités pays par pays. L'extension et le contenu de ces déclarations se fondent sur une analyse d'impact conduite au cours du second semestre 2015. Le seuil retenu reprend les propositions de BEPS, à savoir un chiffre d'affaires annuel consolidé supérieur ou égal à 750 millions d'euros.

Dans ce cadre, la proposition de loi se distingue doublement. D'une part, par les conditions retenues pour déterminer les entreprises soumises à l'obligation de déclaration. En particulier, le seuil de 40 millions d'euros de chiffres d'affaires annuel, bien inférieur aux 750  millions d'euros proposés par la Commission européenne, englobe un trop grand nombre d'entreprises. D'autre part, le contenu des informations se rapproche des données retenues dans les déclarations à destination des administrations fiscales. Leurs objectifs différents ne sont donc pas suffisamment pris en considération.

J'estime qu'il convient de ne pas adopter ces deux articles.

Cette proposition est d'abord motivée par des raisons techniques. Comme je l'indiquais, les conditions de seuil prévues par le texte pour assujettir les entreprises à l'obligation déclarative sont trop basses. Elles rompent avec le consensus international élaboré par l'OCDE. Il s'ensuit donc des contraintes supplémentaires pour des entreprises françaises d'envergure plus modeste et une instabilité juridique préjudiciable au climat économique.

En outre, les données dont la publication est prévue peuvent toucher à la stratégie propre des entreprises. Or je crains qu'avant d'être lues par la société civile, ces déclarations ne soient avant tout analysées par les concurrents.

Cette proposition est également motivée par des raisons d'opportunité. Le contexte a évolué depuis le dépôt de la proposition de loi en février dernier, avec l'initiative de la Commission européenne du 12 avril. Compte tenu des risques en termes de compétitivité pour nos entreprises, la réflexion et le débat autour de l'introduction de déclarations d'activités publiques ne peuvent se faire qu'à l'échelle européenne.

Surtout, je tiens à mettre en lumière les enjeux entourant la mise en place des déclarations d'activités, tant fiscales que publiques. En voulant appréhender sur le plan fiscal les activités du secteur numérique d'entreprises souvent étrangères, le risque est de porter atteinte aux secteurs traditionnels qui font notre force économique. En basant l'imposition sur la consommation, le risque est de négliger l'importance de la conception et de la production. Or, les pôles de consommation se trouvent désormais dans les pays émergents, alors que la conception demeure majoritairement localisée dans les pays avancés, dont la France. Cette évolution fondamentale des principes fiscaux internationaux entraîne un risque majeur à moyen et long termes pour nos finances publiques.

De plus, je suis sensible au problème de réciprocité entrainé par l'extension des déclarations d'activités. La France est le quatrième pays au monde en terme de localisation de sièges des grandes entreprises multinationales et le premier en Europe. Dès lors, l'extension des déclarations d'activités pays par pays, fiscales comme publiques, conduirait notre pays à divulguer un nombre d'informations plus important que d'autres pays. C'est un enjeu que le législateur doit prendre en compte et qui mérite, à tout le moins, une étude d'impact précise, française et européenne, avant d'intervenir sur ce point.

En conséquence, je vous propose de ne pas adopter la présente proposition de loi.

M. Éric Bocquet . - Je regrette à nouveau que le rapport sur ce texte n'ait pas été attribué à un membre de notre groupe. Je remercie cependant le rapporteur de m'avoir associé aux auditions qu'il a effectuées. Cette proposition de loi s'inscrit dans une actualité forte, mais aussi dans un mouvement plus général, comme le prouvent les travaux et les réflexions en cours au sein du G20 et de l'OCDE. Le Gouvernement français s'est également saisi de ce sujet, il faut le rappeler, de même que certaines organisations non gouvernementales depuis de nombreuses années. C'est un combat ancien, qui n'est pas symbolique et qui correspond à une aspiration profonde de nos concitoyens.

J'entends les arguments du rapporteur, s'agissant notamment des risques liés à la publicité de certaines informations, qui pourrait exposer nos entreprises à la concurrence. Je note cependant, même si nous manquons encore de recul, que des dispositions similaires s'appliquent aux industries extractives et aux banques depuis deux ou trois ans, et qu'aucun effet particulièrement négatif n'a été constaté. Il n'y a pas eu le « big bang » que certains craignaient.

Cette proposition de loi s'inscrit dans ce mouvement général que nous souhaitions relayer au sein du Sénat. La question est celle du manque à gagner pour les États lié à la mise en oeuvre de systèmes destinés à échapper à l'impôt.

M. Richard Yung . - Nous nous retrouvons dans les propos du rapporteur. Nous ne sommes pas opposés au reporting des entreprises, qui va dans le sens d'une plus grande transparence. La France a d'ailleurs été précurseur s'agissant de la transparence des activités bancaires avec la mise en place du reporting pays par pays. Il s'agit plutôt d'une question de calendrier et non pas d'opposition sur le fond. Il faut que ces règles soient établies en coordination, non seulement avec les autres États membres de l'Union européenne - la proposition de la Commission européenne va dans ce sens, même si des débats subsistent sur sa date d'entrée en vigueur -, mais aussi avec les États-Unis et le Japon.

Par ailleurs, le seuil proposé de 40 millions d'euros ne me semble pas raisonnable.

La France est en avance sur ces sujets avec la création d'un parquet financier et la mise en place du reporting pays par pays pour les banques. Je rappelle en outre que nous nous apprêtons à discuter le projet de loi relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique dit « Sapin 2 ». Notre pays peut donc marcher la tête haute.

Pour ces raisons nous ne voterons pas la proposition de loi.

M. Vincent Capo-Canellas . - Cette proposition de loi s'inscrit dans la continuité des travaux de la commission d'enquête créée en 2013 à la demande du groupe CRC auxquels ont participé nos collègues Éric Bocquet et Nathalie Goulet pour le groupe UDI-UC. Elle témoigne d'une volonté d'avancer. Il convient cependant de prendre en compte les échéances européennes qui ont été rappelées par le rapporteur. Sur ces questions, on ne peut travailler que dans un cadre international. Il faut prendre le temps nécessaire pour mener à bien ces travaux afin que la France ne soit pas pas dans une situation d'isolement mais au contraire puisse être motrice.

M. André Gattolin . - J'entends que le seuil proposé par Éric Bocquet de 40 millions d'euros est un peu bas, mais je suis gêné par l'éternel argument de la compétitivité de nos entreprises. J'ai participé à une réunion organisée par l'OCDE il y a une dizaine de jours au cours de laquelle il était demandé aux Européens de ne pas prendre trop d'avance sur ces questions par rapport aux États-Unis. En France, on craint d'être trop en avance par rapport au reste de l'Europe. Ces systèmes de bascule des bénéfices des grands groupes ne sont pas historiques, ils se sont développés au cours des quinze dernières années. On ne peut donc pas considérer qu'il y a un état de fait et être dans une réticence permanente en attendant que tout le monde avance. Certes, le reporting pays par pays est extrêmement important pour appréhender ces transferts mais ce n'est pas non plus la « pierre philosophale » : on ne détruit pas la capacité des groupes à bénéficier de fiscalités préférentielles dans certains pays. Il ne faut pas se cacher éternellement derrière cet argument de la compétitivité. L'affaire Luxleaks nous rappelle qu'en vingt ans on a laissé le Luxembourg devenir, et j'assume ces propos, un État « voyou ». La France, qui occupe la quatrième place mondiale en termes d'implantations d'entreprises, doit poser des règles. Si nous souhaitons un accord à vingt-huit, je crains que nous n'ayons à attendre encore longtemps.

M. Marc Laménie . - On peut comprendre le fond de cette proposition de loi mais les mesures proposées, notamment concernant le seuil de chiffre d'affaires à partir duquel les entreprises seraient soumises à l'obligation de déclaration, pourraient avoir un impact sur la vie économique. À ce sujet, je souhaiterais que le rapporteur précise quels seraient les effets économiques et en termes d'emploi d'une telle mesure.

M. Bernard Lalande . - Je suis assez surpris par cette démarche consistant à demander aux entreprises de taille moyenne de déclarer systématiquement toutes leurs activités à l'étranger, alors même que l'administration fiscale a les moyens de pouvoir investiguer en cas de besoin. L'optimisation fiscale, qui n'est pas de la fraude, consiste à mettre dans les entreprises de l'intelligence afin de payer un niveau d'imposition le moins élevé possible. Cette démarche existe aussi chez les particuliers. Soumettre une banque importante, susceptible de déstabiliser une économie nationale, à des obligations de reporting , comme c'est déjà le cas, semble normal. Il n'en va toutefois pas de même pour une entreprise dont le chiffre d'affaires serait de 40 millions d'euros, à laquelle l'administration fiscale peut très bien adresser une demande d'information complémentaire. La France dispose par ailleurs d'une législation contre le blanchiment d'argent. Tous les professionnels en contact avec les entreprises sont ainsi tenus, s'ils détectent que l'optimisation fiscale va entraîner une fraude, de le dénoncer. Nous disposons d'ores et déjà d'un dispositif important.

M. Jean-Claude Boulard . - Je partage l'objectif du texte, mais estime que nous devons plutôt procéder par étapes. Je considère qu'on ne peut pas faire de la transparence tout seul. Nous sommes sur un marché international des capitaux, en Europe ; si nous avançons, nous devons le faire ensemble, sans quoi nous risquons de générer des distorsions.

Ceci me rappelle un vieux débat, selon lequel on ne peut faire de socialisme dans un seul pays. Il en va de même pour la transparence. On ne peut pas faire de la transparence, de la morale, dans un seul pays. L'objectif de la transparence est louable mais il doit être poursuivi à l'échelon international.

Mme Marie-France Beaufils . - Notre projet dans ce domaine, est aussi tourné vers les échelons européen et international. La population ne supporte plus ce qui se passe. On lui demande, d'un côté, de faire des efforts, de réduire la dépense publique, alors que les Panama Papers montrent l'impuissance des services fiscaux. Dans le journal Les Échos d'hier, on apprend qu'une étude du cabinet EY montre qu'elle est dans la moyenne européenne en matière d'impôt sur les sociétés, si on tient compte du taux et de la base taxable. La fiscalité française est donc bien moins défavorable qu'il n'y parait. Il faut donc cesser ce poker menteur. Dire que l'on ne peut pas faire car les autres ne le font pas est un argument qui, je pense, ne porte plus et n'est plus compréhensible. Il serait important qu'on aille plus loin, d'autant plus que les grands cabinets travaillant pour les grandes sociétés, comme le montre cet article, connaissent ces réalités.

En tant que rapporteure spéciale, j'ai été amenée à rencontrer les directions des services fiscaux chargés d'observer la situation des entreprises. La misère dans laquelle est notre outil DGFiP est telle que je les vois mal faire les investigations nécessaires dans ce domaine.

M. Philippe Dominati , rapporteur . - Je remercie mes collègues pour les observations et les précisions apportées à ce débat. Effectivement, il y a deux grands sujets : la territorialisation des données pays par pays et leur publicité au-delà de l'administration fiscale. Je m'interroge sur la possibilité de publicité de ces données au nom de la transparence ; ont-elles une utilité avérée pour le grand public ? Je voudrais reprendre l'interrogation d'André Gattolin sur la compétitivité, qui est un sujet important. Lors de nos auditions, nous avons eu l'exemple d'une entreprise industrielle du secteur de l'automobile opérant sur quatre produits. Si elle décidait de s'implanter dans un pays d'Europe centrale avec un seul produit en adoptant une position offensive, l'obligation de déclaration conduirait à dévoiler son taux de marge. De fait, elle serait obligée de l'abaisser dans l'ensemble des pays dans lesquels elle est présente, ce qui aurait un impact fortement négatif sur son équilibre économique. Ceci montre l'attention particulière que nous devons avoir pour avancer au même rythme que les autres.

S'agissant des seuils retenus par la proposition de loi, ils diffèrent largement de ceux retenus par l'OCDE. Le projet de l'OCDE concerne les entreprises réalisant un chiffre d'affaires supérieur à 750 millions d'euros, soit 200 groupes en France. Si nous adoptions la proposition, le seuil serait ramené à 40 millions d'euros de chiffre d'affaires et concernerait 5 000 entreprises supplémentaires, de taille plus modeste, et représenterait 5,2  millions de salariés.

Enfin, je souhaite rappeler que le souci qui semblait apparent pour les responsables des entreprises n'est pas tant l'optimisation fiscale que le souci de ne pas payer deux fois l'impôt. On a eu au moins deux exemples d'entreprises soumises à la double imposition : l'une en Pologne et en France, l'autre en Chine, concernant une grande entreprise industrielle française, qui se fait régulièrement taxer dans des provinces chinoises malgré un certain nombre d'accords. Ce débat est mené sur la scène internationale depuis au moins 2008. Les institutions internationales ont donné une impulsion, Richard Yung l'a souligné. L'Europe est en pointe et la France elle-même l'est dans le débat européen.

La territorialisation de la source de profit est un sujet connexe. On nous a indiqué que l'Europe est une zone de recherche et que certains grands pays contestent parfois qu'un produit français à l'origine, reproduit par exemple en Chine, soit le même que le produit européen et, partant, qu'aucune royaltie ne doive être versée. Lorsqu'il s'agit de biscuits fabriqués en Chine sous un autre nom, l'autorité chinoise dit que l'on n'a pas à reverser les royalties. Lorsqu'il s'agit de sac à main ou de parfum, ça devient encore plus problématique. Cette proposition de loi constitue aussi l'occasion d'évoquer cette réflexion et d'aborder ce sujet d'inquiétude pour nos entreprises.

La commission n'a pas adopté de texte sur la proposition de loi tendant à assurer la transparence financière et fiscale des entreprises à vocation internationale.

En conséquence, et en application de l'article 42, alinéa premier, de la Constitution, la discussion portera en séance sur le texte de la proposition de loi.

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

Direction générale du Trésor

- M. Sébastien Raspiller , sous-directeur du service du Financement des entreprises et du marché financier ;

- M. Emmanuel Monnet , chef de bureau Stabilité financière, comptabilité, gouvernance des entreprises.

Direction de la législation fiscale

- M. Édouard Marcus , sous-directeur de la prospective et des relations internationales.

Mouvement des entreprises de France

- Mme Marie-Pascale Antoni , directrice des affaires fiscales ;

- Mme Vanessa de Saint-Blanquat , directrice de mission à la direction des affaires fiscales ;

- Mme Ophélie Dujarric , directrice adjointe en charge de la direction des affaires publiques.

Association française des entreprises privées

- M. François Soulmagnon , directeur général ;

- Mme Laetitia de la Rocque , directrice des affaires fiscales ;

- Mme Amina Tarmil , directrice fiscale adjointe ;

- M. Alfred de Lassence , directeur fiscal d'Air liquide.

Organisation non-gouvernementales

- Mme Lucie Watrinet , chargée de plaidoyer Financement du développement, CCFD-Terre Solidaire ;

- M. Grégoire Niaudet , chargé de projets plaidoyer à la Direction Action et Plaidoyer Internationaux, Secours Catholique Caritas France ;

- M. Thomas Dauphin , chargé de plaidoyer et études Justice fiscale et inégalités, Oxfam France ;

- M. Jacques Terray , vice-président de Transparency international France.


* 1 Rapport économique, social et financier annexé à la loi de finances pour 2016.

* 2 Communiqué de presse de la Commission européenne relatif à la proposition du 12 avril 2016.

* 3 Proposition de directive numéro 2016/0011 (CNS) établissant des règles pour lutter contre les pratiques d'évasion fiscale qui ont une incidence directe sur le fonctionnement du marché intérieur.

* 4 Proposition de directive numéro 2016/0010 (CNS) modifiant la directive 2011/16/UE en ce qui concerne l'échange automatique et obligatoire d'informations dans le domaine fiscal.

* 5 Communication sur une stratégie extérieure pour une imposition effective.

* 6 http://www.kpmg-institutes.com/content/dam/kpmg/taxwatch/pdf/2014/kpmg-tax-transparency-survey-report-2014.pdf

* 7 Christian Eckert déclarait devant le Sénat en séance publique le 18 février 2016 lors de l'examen des conventions fiscales conclues avec Singapour et la Suisse : « Nous militons pour que l'ensemble des pays, européens du moins, adoptent des dispositions tendant à imposer une telle publicité. ».

* 8 Chiffres communiqués par la Direction générale du trésor

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