II. LA PRÉSERVATION DE LA CAPACITÉ DES ÉTATS À IMPOSER SUR LEUR TERRITOIRE CERTAINES ACTIVITÉS IMPORTANTES

1. Une définition de l'établissement stable durcie au profit du pays de la source

Les conventions fiscales élaborées conformément au modèle OCDE attribuent le droit d'imposer les bénéfices à l'État dans lequel l'entreprise à son siège, plutôt qu'à celui dans lequel elle exerce son activité, sauf en présence d'un « établissement stable » situé dans l'autre État. Aux termes de l'article 5 du présent accord, repris du modèle OCDE, la notion d'établissement stable correspond à « une installation fixe d'affaires dans laquelle une entreprise exerce tout ou partie de son activité » , ce qui suppose généralement la présence de locaux et de personnels. Sont notamment couverts les cas suivants : un siège de direction, une succursale, un bureau, une usine, un atelier ou encore un lieu d'extraction de ressources naturelles (cf. infra sur ce dernier point).

Par rapport au modèle de l'OCDE, la définition de l'établissement stable retenue par le présent accord est toutefois plus large, ce qui permet à l'État de la source de « retenir » sur son territoire une base taxable sensiblement plus importante . Cette extension de la notion d'établissement stable porte sur deux points précis : les chantiers et les prestations de services.

Premièrement, les chantiers de construction, d'assemblage ou de montage , ainsi que les activités de supervision y afférentes, constituent des établissements stables dès lors qu'ils ont une durée supérieure à 183 jours, c'est-à-dire six mois, contre une durée de douze mois dans le modèle de l'OCDE . Le droit d'imposer les bénéfices tirés des chantiers passe donc plus « rapidement » à l'État de la source, ce qui n'est pas sans conséquences pour des groupes français présents en Colombie, tels que Vinci (cf. supra ). Il faut toutefois préciser que le délai « standard » de douze mois est loin d'être systématiquement accepté par les partenaires de la France lors de la négociation des conventions fiscales : s'il a bien été obtenu avec la Chine et Singapour, il ne figure pas dans les accords signés avec Hong Kong le 21 octobre 2010, ou avec Taiwan le 24 décembre 2010. D'ailleurs, la convention fiscale entre l'Espagne et la Colombie prévoit également un délai de six mois .

En outre, on notera que la définition retenue par présent accord (et les autres accords récents) inclut les activités de supervision afférentes au chantier , ce qui constitue un autre élargissement par rapport à la définition retenue par l'OCDE ;

Deuxièmement, l'article 5 du présent accord introduit la notion d'établissement stable de services , définie comme « la fourniture de services, y compris les services de consultants, par une entreprise, par l'intermédiaire de salariés ou d'autre personnel présent dans un État contractant à cette fin ». Comme pour les chantiers, les établissements stables de services sont caractérisés dès lors que les activités sont exercées pendant une ou des périodes représentant un total de plus de 183 jours, c'est-à-dire six mois , au cours d'une période quelconque de douze mois.

L'introduction de la notion d'établissement stable de services, qui ne figure pas dans le modèle de l'OCDE, constitue en elle-même un élément bienvenu de la convention fiscale franco-colombienne : l'application quotidienne d'autres conventions fiscales signées par la France montre en effet qu'en son absence, les prestations de services sont parfois imposées à la source sur le fondement de l'« installation fixe d'affaires » (cf. supra ), et parfois non, en fonction des secteurs d'activités, des fonctionnaires de l'administration fiscale en charge du dossier etc. Cette insécurité juridique est problématique pour les entreprises concernées. C'est pourquoi la France s'efforce d'introduire l'établissement stable de services dans l'ensemble de ses nouvelles conventions fiscales , afin d'apporter un surcroît de sécurité juridique aux prestataires de services, que ceux-ci soient indépendants ou salariés.

Il n'en demeure pas moins que, sur le plan du partage des droits des États à prélever l'impôt, la reconnaissance de l'établissement stable de services modifie l'équilibre en faveur de l'État de la source, c'est-à-dire plus fréquemment en faveur de la Colombie que de la France . Le seuil de six mois est d'ailleurs assez peu élevé, et permet donc un « basculement » rapide vers la taxation à la source : de fait, ce seuil est identique à celui retenu par l'accord avec la Chine, mais bien moins avantageux que le seuil de douze mois sur quinze applicable entre la France et Singapour. En outre, un alinéa spécifique a été inséré afin de préciser que les activités de prestation de services exercées par deux entreprises liées doivent être cumulées pour calculer le délai de 183 jours, dans le cas où les activités des deux entreprises sont liées au même projet.

Ce relatif durcissement de la notion d'établissement stable contraste avec la convention fiscale entre l'Espagne et la Colombie, qui ne fait pas référence à l'établissement stable de services : là encore, l'éventuelle « perte » fiscale que pourraient subir les entreprises devrait être plus que compensée par le surcroît de sécurité juridique résultant à la fois d'une convention « directe » et d'une définition plus claire.

2. Le traitement particulier des activités extractives, au bénéfice de la Colombie

La convention fiscale franco-colombienne se caractérise par une attention particulière portée aux activités extractives, visant à garantir que celles-ci soient bien imposées là où elles ont lieu . Il s'agit d'une demande expresse de la Colombie, dont les ressources naturelles contribuent de façon importante à l'économie et aux recettes budgétaires - les difficultés rencontrées au sujet de la définition du territoire colombien et des droits souverains y afférents (cf. supra ) ne sont d'ailleurs pas étrangères à cette question. Il est vrai qu'aucun traitement spécifique de ce type n'existe dans la convention fiscale qui lie la Colombie avec l'Espagne, mais la France est le siège d'acteurs majeurs du secteur pétrolier , ce qui justifie la présence de ces dispositions. On retrouve des clauses du même type dans la convention qui lie la France à la Norvège et au Royaume-Uni, qui possèdent également des ressources extractives, ou encore dans la convention multilatérale de la communauté andine du 4 mai 2004 (cf. supra ).

Le traitement particulier des activités extractives se manifeste dans le texte de l'accord par des dispositions d'importance variable , certaines étant de simples précisions, d'autres ayant un effet juridique direct. Ainsi, au paragraphe 2 de l'article 5, au nombre des installations susceptibles d'être qualifiées d'établissement stable, le modèle de l'OCDE vise « une mine, un puits de pétrole ou de gaz, une carrière ou tout autre lieu d'extraction de ressources naturelles ». Dans l'accord avec la Colombie, le terme « extraction » est remplacé par les mots « exploration ou exploitation » , lesquels couvrent un éventail plus large d'activités 26 ( * ) , et notamment la prospection, pratiquée par plusieurs entreprises françaises.

La plus importante et la plus dérogatoire de ces dispositions concerne elle aussi la définition de l'établissement stable : le paragraphe 7 de l'article 5 institue une forme de présomption dérogatoire d'établissement stable pour les activités extractives de plus de deux mois . Plus précisément, ce paragraphe introduit à la demande de la partie colombienne permet de réputer l'existence d'un établissement stable dans un État lorsqu'une personne résidente de l'autre État y exerce « des activités en lien avec l'exploration ou l'exploitation de ressources naturelles [...] pendant une ou des périodes représentant un total de plus de 60 jours au cours d'une période quelconque de douze mois ». Cette durée est toutefois moins exigeante que celle prévue par les accords signés par la France avec la Norvège et avec le Royaume-Uni, qui prévoient une durée de 30 jours.

Sur le fond, il fait peu de doute que la conduite d'une activité extractive, même d'ampleur relativement modeste, aurait in fine vocation à être qualifiée d'établissement stable en application du droit commun 27 ( * ) . Il n'en demeure pas moins que cette disposition devrait constituer un outil efficace à la disposition de l'État de la source pour imposer avec plus de sécurité, et surtout plus de rapidité , les activités minières et pétrolières qui sont conduites sur son territoire.

3. L'imposition à la source des plus-values de cession de participations substantielles

L'article 13 du présent accord contient à son paragraphe 4 une autre dérogation au principe d'imposition à la résidence des gains en capital, donc au niveau des actionnaires. Celle-ci permet à chaque État d'imposer à la source les plus-values de cession d'une « participation substantielle » dans le capital d'une société , et donc de conserver sur son territoire une partie de la base taxable. Une participation substantielle est caractérisée « lorsque le cédant, seul ou avec des personnes apparentées, dispose directement ou indirectement d'actions, parts ou autre droits dont l'ensemble ouvre droit à 25 % ou plus des bénéfices de la société ».

Toutefois, à la différence des autres conventions récemment signées, qui comportent la plupart du temps une clause similaire et le même taux de 25 %, la convention fiscale franco-colombienne ajoute une « dérogation à la dérogation » : les plus-values de cession d'une participation substantielle sont imposables à la résidence dans le cas où le cédant bénéficie, conformément à la législation de son État de résidence, d'un avantage fiscal prévu en cas de réorganisation d'entreprise , ou plus précisément « un report d'imposition [...] dans le cadre d'un régime fiscal spécifique aux sociétés d'un même groupe ou aux fusions, scissions, apports en société ou échanges d'actions ». Pour la France, il s'agit du régime de report d'imposition en cas de fusion ou d'apport partiel d'actif, prévu par les articles 210 A à 210 C du code général des impôts (CGI).

4. La prise en compte des spécificités du droit fiscal français, notamment en matière immobilière

Le présent accord contient également une série de dispositions permettant à la France d'appliquer certaines particularités de son droit fiscal interne , et dont elle sollicite l'introduction dans toutes les conventions fiscales qu'elle - a priori sans conséquence substantielle pour l'autre partie.

S'agissant de la notion de résidence fiscale, le paragraphe 4 de l'article 4 permet de traiter le cas des sociétés dites « translucides » . Une société translucide 28 ( * ) est dotée d'une personnalité juridique distincte et exerce une activité qui lui est propre, mais les bénéfices qu'elle réalise sont toutefois imposables au niveau de ses membres, actionnaires ou porteurs de parts, à proportion de leurs droits dans celle-ci. Or, en l'absence de prise en compte dans les conventions fiscales, l'existence de telles structures « hybrides » est susceptible de conduire à des situations de double non-imposition , dans le cas où l'entité serait établie dans un État qui la regarde comme « transparente » (c'est-à-dire imposable au niveau de ses associés), et où ses associés seraient résidents fiscaux d'un État qui la regarde comme « opaque » (c'est-à-dire imposable au niveau de son activité). Afin de résoudre ce problème, le présent accord précise donc explicitement qu'en application de la législation fiscale française, les membres d'une telle société translucide établie en France doivent être considérés comme des résidents fiscaux français.

La présence d'une telle clause, visant à prévenir d'éventuels conflits de qualification juridique, est d'autant plus bienvenue qu'en dépit de son importance, elle ne figure pas dans toutes les conventions fiscales récentes - elle a ainsi été omise dans l'accord signé avec Singapour.

Les autres dispositions méritant d'être signalées concernent toutes les revenus immobiliers , qui font en France l'objet d'un traitement fiscal particulier.

Aux termes des articles 6 et 13 du présent accord, les revenus et gains en capital provenant de biens immobiliers sont imposables dans l'État où sont situés ces biens , par dérogation au principe d'imposition à la résidence, et conformément au modèle de l'OCDE. Ces deux articles permettent en outre à la France d' appliquer sa législation en matière de revenus immobiliers réalisés par des sociétés immobilières transparentes. En application du paragraphe 5 de l'article 6, les revenus tirés de biens immobiliers par une société transparente ne sont pas imposés au niveau de cette société, mais au niveau de ses associés. Il en va de même pour les gains en capital : en application du paragraphe 1 b) de l'article 13, les plus-values de cession de titres d'une « société à prépondérance immobilière » sont imposées au niveau de ses associés. Une société, fiducie, institution ou entité est considérée comme « à prépondérance immobilière » lorsque son actif est constitué ou tire plus de 50 % de sa valeur de biens immobiliers.

Des clauses similaires se retrouvent dans la plupart des accords récemment signés - la convention fiscale avec Singapour faisant une fois de plus exception, dans la mesure où la clause relative aux revenus immobiliers est omise (bien que celle relative aux plus-values y figure).

En outre, la France a introduit dans plusieurs conventions fiscales récentes une clause spécifique concernant les véhicules d'investissement immobilier qui bénéficient d'une exonération d'impôt sur les sociétés en contrepartie d'une obligation de distribution des résultats sous forme de dividendes. Il s'agit des sociétés d'investissement immobilier cotées (SIIC) et des organismes de placement collectif investis en immobilier (OPCI) prenant la forme de sociétés de placement à prépondérance immobilière à capital variable (SPPICAV).

Cette clause spécifique, présente au paragraphe 6 de l'article 10 du présent accord, stipule que les dividendes distribués par ces véhicules d'investissement immobilier établis dans un État à des non-résidents établis dans l'autre État sont imposés au taux prévu par la législation de l'État des véhicules , en lieu et place de la retenue à la source de 5 % ou 15 %, et sous réserve que le bénéficiaire effectif de ces dividendes détienne au moins 10 % du capital de la société. En pratique cela signifie que la législation française pourra s'appliquer sans restriction : les dividendes distribués par des véhicules d'investissement immobilier établis en France à des non-résidents feront donc l'objet d'une retenue à la source au taux de droit commun de 30 % , en application du 2 de l'article 119 bis du code général des impôts. Ce point est d'ailleurs précisé par le paragraphe 2 du protocole annexé au présent accord.

On retrouve une clause de portée similaire dans les conventions signées avec le Royaume-Uni, le Panama, Andorre, Singapour ou encore la Chine, ainsi que dans l'avenant du 31 mars 2015 à la convention fiscale franco-allemande. En revanche, comme l'avait regretté notre collègue Albéric de Montgolfier, rapporteur général 29 ( * ) , cette clause ne figure pas dans l'avenant du 5 septembre 2014 avec le Luxembourg, dont les conditions demeurent trop favorables.

Une particularité du présent accord, toutefois, est la présence au paragraphe 7 d'une sorte de clause « symétrique » pour la Colombie, à la demande de Bogota , ce qui témoigne de la volonté de ce pays de prévenir les pratiques d'optimisation fiscale abusive (cf. infra ). Cette clause permet à la Colombie d'opérer une retenue à la source, au taux maximal de 15 %, sur le transfert de bénéfices d'un établissement stable situé en Colombie vers un résident fiscal français, assimilable à un versement de dividende, lorsque ces bénéfices n'ont pas été imposés en application de la législation colombienne 30 ( * ) .

5. Une imposition de la fortune par les deux pays

La présente convention porte non seulement sur les impôts sur le revenu (salaires, bénéfices, revenus passifs, etc.) mais aussi sur les impôts sur la fortune , ce qui est le cas du modèle de l'OCDE et de la plupart des conventions signées par la France, mais pas, par exemple, des accords récemment signés avec la Chine ou avec Singapour, qui ne possèdent pas d'impôt sur la fortune.

Au moment de la négociation de l'accord, la Colombie n'avait pas institué d'imposition de la fortune, mais cette possibilité avait été envisagée à raison : un impôt « temporaire » sur la fortune des particuliers a été institué pour les années 2015 à 2018 , après une première expérience en 2011. En sont redevables les personnes physiques résidentes de Colombie dont le patrimoine excède un milliard de pesos colombiens (environ 300 000  euros), ainsi que les particuliers non-résidents détenant en Colombie un patrimoine de plus d'un milliard de pesos. L'impôt est calculé en application d'un barème progressif en quatre tranches (de 0,125 % à 1,5 % pour un patrimoine au-delà de 5 milliards de pesos).

L'article 21 du présent accord, relatif à la fortune, sera donc applicable . Conformément à la pratique habituelle de la France, il prévoit non seulement une imposition de la fortune constituée de biens immobiliers dans l'États où ces biens sont situés, mais étend également ce principe aux actions, parts et autres droits confèrent à leur détenteur la jouissance de biens immobiliers . Cette dérogation par rapport au modèle de l'OCDE est similaire à celles prévues pour les revenus et les plus-values tirés de bien immobiliers détenus via des personnes morales (cf. supra ).


* 26 Ces termes sont issus du modèle de convention fiscale de l'Organisation des Nations Unies (ONU), bien moins utilisé que celui de l'OCDE, mais accordant une place plus importante aux problématiques rencontrées par les pays émergents, parmi lesquelles figure la question de l'exploitation des ressources naturelles par des entreprises étrangères.

* 27 Et ceci d'autant plus que les prestations de services liées à l'industrie extractive, qui pourraient éventuellement être utilisées à des fins d'optimisation fiscale, seraient désormais pris en compte via la notion d'établissement stable de services (cf. supra ).

* 28 La notion de translucidité, reconnue à de nombreuses reprises par le Conseil d'État, a d'ailleurs été reprise par l'OCDE qui la recommande dans les commentaires du modèle de convention fiscale.

* 29 Rapport n° 260 (2015-2016) fait par Albéric de Montgolfier au nom de la commission des finances, sur le sur le projet de loi n° 250 (2015-2016) autorisant l'approbation du quatrième avenant à la convention entre la France et le Grand-Duché de Luxembourg tendant à éviter les doubles impositions et à établir des règles d'assistance administrative réciproque en matière d'impôts sur le revenu et sur la fortune, 16 décembre 2015.

* 30 D'après les éléments communiqués à votre rapporteur, la Colombie n'a pourtant pas institué, à ce jour, un régime similaire à celui des SIIC et des SPPICAV. Il s'agirait donc surtout d'une clause « conservatoire », à l'instar de celles portant sur l'imposition de la fortune (cf. supra ).

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