N° 102

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2016-2017

Enregistré à la Présidence du Sénat le 3 novembre 2016

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur la proposition de résolution européenne de MM. Michel MAGRAS, Éric DOLIGÉ, Jacques GILLOT, Mmes Gisèle JOURDA et Catherine PROCACCIA présentée en application de l'article 73 quinquies du Règlement, sur l' inadaptation des normes agricoles et de la politique commerciale européenne aux spécificités des régions ultrapériphériques ,

Par Mme Gisèle JOURDA,

Sénatrice

et TEXTE DE LA COMMISSION

(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet, président ; MM. Michel Billout, Michel Delebarre, Jean-Paul Émorine, André Gattolin, Mme Fabienne Keller, MM Yves Pozzo di Borgo, André Reichardt, Jean-Claude Requier, Simon Sutour, Richard Yung, vice-présidents ; Mme Colette Mélot, M Louis Nègre, Mme Patricia Schillinger, secrétaires , MM. Pascal Allizard, Éric Bocquet, Philippe Bonnecarrère, Gérard César, René Danesi, Mme Nicole Duranton, M. Christophe-André Frassa, Mmes Joëlle Garriaud-Maylam, Pascale Gruny, M. Claude Haut, Mmes Sophie Joissains, Gisèle Jourda, MM. Claude Kern, Jean-Yves Leconte, François Marc, Didier Marie, Robert Navarro, Georges Patient, Michel Raison, Daniel Raoul, Alain Richard et Alain Vasselle.

Voir le numéro :

Sénat :

65 (2016-2017)

AVANT-PROPOS

La Délégation du Sénat à l'Outre-mer a adopté, le 20 octobre 2016, une proposition de résolution sur « l'inadaptation des normes agricoles et de la politique commerciale européenne aux spécificités des régions ultrapériphériques ».

Cette proposition de résolution européenne, fait suite à un rapport d'information de la Délégation à l'Outre-mer 1 ( * ) qui présentait et évaluait, parmi les nombreuses causes de cette inadaptation de certaines productions agricoles des régions ultrapériphériques (RUP), celles qui relevaient, d'une part, d'une inégalité normative et, d'autre part - bien que les éléments puissent être liés -, d'un traitement commercial inéquitable.

Votre rapporteure, cosignataire de la présente proposition de résolution européenne, avec notre collègue Michel Magras et les auteurs du rapport d'information précité, vous proposera de développer cette double inadaptation qui affecte lourdement les producteurs concernés
- essentiellement pour le sucre de canne, le rhum et la banane - et, plus largement, l'équilibre économique de nos collectivités d'Outre-mer.

UN DÉSÉQUILIBRE DANS LE RECOURS AUX PRODUITS PHYTOSANITAIRES AU DÉTRIMENT DES RÉGIONS ULTRAMARINES

L'AGRICULTURE TROPICALE DES REGIONS ULTRAMARINES PÉNALISÉE PAR UN CADRE RÉGLEMENTAIRE INADAPTÉ ET RIGIDE

Des normes nationales et européennes imbriquées, conçues pour une application uniforme, sur la base d'un climat tempéré

Le cadre général d'utilisation et d'homologation des produits phytosanitaire est défini par les dispositions du règlement (CE) n°1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 concernant la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques et abrogeant les directives 79/117/CEE et 91/414/CEE du Conseil.

L'économie générale du processus d'homologation d'un pesticide obéit à un processus en deux phases : l'approbation de la substance active intervient au niveau de l'Union européenne , avant que l'autorisation de mise sur le marché du produit phytopharmaceutique comprenant la substance active ne soit approuvée au niveau des États membres .

Si la décision d'approbation relève de la Commission européenne, elle nécessite un vote des États membres. Cette décision est préparée par la direction générale de la santé , en s'appuyant sur l'avis scientifique de l'Agence européenne de sécurité des aliments ( EFSA ), laquelle se fonde à son tour sur les travaux des autorités compétentes au niveau national, à savoir, pour la France, l' Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail) .

La réglementation applicable en matière de pesticide est conçue en fonction du climat européen et selon un schéma d'application uniforme dans toute l'Union européenne, y compris les RUP. Or, les conditions météorologiques, notamment le vent, la température et la pluviométrie, y sont très différentes, ce qui ne manque pas de soulever des difficultés.

Un défaut général de prise en compte des spécificités de l'agriculture tropicale

L'agriculture des RUP enregistre des besoins à la fois importants et très spécifiques en matière de couverture phytosanitaire.

La mise en valeur de ces territoires se heurte à des ravageurs, des parasites et à des maladies qui se développent à des rythmes inédits en Europe. À titre d'illustration, comme le souligne le rapport d'information de la Délégation à l'Outre-mer, à La Réunion pas moins de 210 espèces de mauvaises herbes ont été recensées : « Après un mois sans traitement herbicide, un champ perd en moyenne entre 300 kg et 500 kg de canne à l'hectare par jour, ce qui équivaut à une perte de 10 % du potentiel de production après 15 jours de retard. » 2 ( * )

L'agriculture des régions ultramarines se situe dans ce que l'on pourrait qualifier « d'angle mort réglementaire ».

Les auditions réalisées par la Délégation à l'outre-mer ont montré que l'Agence européenne de sécurité des aliments l'EFSA reconnaît elle-même que les spécificités de l'agriculture des RUP ne sont pas prises en compte dans ses travaux. C'est le cas, en particulier, pour l'évaluation de la contamination des eaux souterraines par une substance active, où le seul site retenu pour la France se trouve à Châteaudun dans la Beauce. Or, les conditions de sols et de climats en milieu tropical sont bien évidemment radicalement différentes.

Il en va de même en matière d'évaluation de l'exposition des consommateurs aux résidus de pesticides : au total, pour l'ensemble des États membres, 22 régimes alimentaires font l'objet d'un suivi. Aucun régime ultramarin n'en fait partie.

Une couverture phytosanitaire très insuffisante Outre-mer

Les entreprises agrochimiques sont peu incitées à développer leur offre de produits phytosanitaires dans la mesure où les RUP constituent un marché de faible taille avec des besoins spécifiques. Il est peu rentable pour l'industrie agrochimique, c ontrairement aux grandes cultures d'Europe continentale, ou à celles des pays tiers, comme le Brésil.

Les entreprises phytosanitaires ne demandent l'homologation auprès de l'Anses d'un produit phytopharmaceutique sur cultures tropicales et utilisable dans les DOM qu'à la double condition que ce produit :

-  soit déjà autorisé sur une autre culture en France ;

- ait été déjà développé et utilisé sur la même culture tropicale ailleurs dans le monde .

Dans ces conditions, il n'est guère surprenant de constater l'indisponibilité de nombreux usages phytosanitaires. On estime aujourd'hui que seulement 29 % des besoins phytosanitaires sont couverts en moyenne pour toutes les cultures d'outre-mer, contre 80 % en métropole.

Les cultures « secondaires » sont les plus pénalisées. Celle des ananas, en particulier, a accusé au cours des dernières années une chute de production importante, car on ne dispose que d'un seul produit phytosanitaire autorisé pour les protéger.

Les grandes filières exportatrices pâtissent elles aussi, quoique à un moindre degré, du même phénomène. Dans le cas de la banane, le taux de couverture des besoins phytosanitaires est ainsi estimé à 60 %. Néanmoins, le rapport d'information de la délégation à l'Outre-mer souligne que « les producteurs de banane français ne peuvent utiliser que deux produits autorisés et ils procèdent à environ 7 traitements par an. (...) Par comparaison, les concurrents sud-américains peuvent utiliser au moins 50 produits. Le Costa Rica procède à 65 traitements par an et l'Équateur à 40 traitements par an. Pourtant, leurs bananes sont proposées au consommateur européen. » 3 ( * )

Dans certains cas, les agriculteurs sont d'ailleurs totalement démunis face à certains ravageurs et dévastateurs. Le pire exemple, à ce titre, est probablement fourni par la fourmi magnoc, qui, en Guadeloupe et en Guyane, est capable de défolier complètement une culture en 24 heures. Aucun produit efficace ne peut être utilisé sur des cultures de plein champ, car la réglementation européenne et nationale n'a prévu aucun usage agricole aux moyens de lutte contre cet insecte. Seuls ont été envisagés les usages domestiques, faisant intervenir l'Agence européenne des produits chimiques, dans les conditions du Règlement du Parlement européen et du Conseil n° 528/2012 du 22 mai 2012 concernant la mise à disposition sur le marché et l'utilisation des produits biocides.

Des efforts réels, mais encore insuffisants au niveau national

Le ministère de l'Agriculture prend de plus en plus largement en compte les régions ultrapériphériques. Ainsi, peut-il délivrer des autorisations de mise sur le marché en urgence, en cas de crise phytosanitaire. Ses services suivent attentivement les besoins des filières agricoles ultramarines, notamment ceux des grandes cultures exportatrices. La commission des usages orphelins dans les DOM, animée par la Direction générale de l'alimentation (DGAL), est ainsi chargée d'examiner chaque année les usages mal pourvus des cultures tropicales.

À ceci s'ajoutent les activités des instituts de recherche nationaux : l'Institut National de Recherche Agronomique (INRA), le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad) et l'institut national de recherche en sciences et technologies pour l'environnement et l'agriculture (Irstea). Il en va de même pour l'Anses, qui a nommé un coordonnateur référent pour l'Outre-mer. Le travail de ces différentes institutions témoigne d'une volonté de remédier aux contraintes normatives pesant sur les agriculteurs ultramarins.

Néanmoins, l'agriculture des RUP demeure à la merci du moindre retrait normatif. Le rapport d'information de la délégation à l'Outre-mer résume en ces termes l'ampleur des obstacles s'opposant à la mise en valeur des cultures tropicales : « Les filières agricoles des outre-mer souffrent dans leur globalité d'être enfermées dans une impasse phytosanitaire due à la prégnance des usages orphelins, à la fragilité de la couverture phytopharmaceutique, à l'absence de réponse contre des ravageurs dévastateurs, à une réglementation des conditions d'utilisation des produits inadaptée à une utilisation en climat tropical, à des dérogations difficiles à mettre en oeuvre et à des interprétations françaises particulièrement rigoureuses des normes européennes. » 4 ( * )

Les producteurs de banane et de canne à sucre des RUP françaises ne peuvent compter que sur un faible nombre de substances autorisées, au point de se trouver à la merci du moindre retrait de produits phytosanitaires. D'autres filières, comme celle de l'ananas, sont encore plus mal loties, au point d'entraver toute possibilité de développement.

Des dérogations sont possibles, mais dans un cadre très limité. L'article 53 du Règlement (CE) n° 1107/2009 du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009 permet, en cas d'urgence, au ministre de l'agriculture de délivrer des autorisations de mise sur le marché temporaires d'une durée maximale de 120 jours. Toutefois, cette procédure mériterait d'être simplifiée de façon à autoriser les éleveurs à utiliser des médicaments vétérinaires développés par des firmes pour des marchés tropicaux, mais non autorisés en Europe.

La Délégation à l'Outre-mer fait également valoir un risque d'interprétations françaises « maximalistes » des normes européennes par rapport à celles des autres États membres de l'Union.

À l'appui de son argumentation, elle cite l'exemple des biostimulants. Il s'agit de produits ayant un effet stimulant sur la croissance et le développement de la plante et qui, par là même, sont susceptibles de provoquer une réaction de défense permettant une protection des cultures.

La place de ces produits se situe entre les fertilisants et les produits phytosanitaires. Ils ne sont pas évalués de la même manière dans les États membres. Ainsi, en France, si le biostimulant a un effet sur les mécanismes de défense de la plante contre un bioagresseur, il doit suivre la procédure d'AMM des pesticides. À l'inverse, l'Espagne ou l'Allemagne les font bénéficier d'une procédure d'autorisation spécifique beaucoup plus souple, en les considérant comme de simples fertilisants.


* 1 Rapport d'information de la Délégation sénatoriale à l'Outre-mer n° 775 (2015-2016) du 7 juillet 2016 par MM. Eric Doligé, Jacques Gillot et Mme Catherine Procaccia. : « Agricultures des outre-mer : Pas d'avenir sans acclimatation du cadre normatif ».

* 2 Rapport d'information précité - page 27.

* 3 Rapport d'information précité - page 7.

* 4 Rapport d'information précité - page 24.

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