C. S'ASSURER DE L'ENGAGEMENT DU GOUVERNEMENT À CONCILIER LA LUTTE CONTRE L'ÉVITEMENT DE L'IMPÔT ET LA PRÉSERVATION DES INTÉRÊTS DE LA FRANCE

Votre rapporteur considère que deux impératifs doivent être conciliés :

- d'une part, prolonger la dynamique internationale née du projet BEPS en renforçant les moyens de la lutte contre les phénomènes d'évitement de l'impôt par une mise en oeuvre effective et coordonnée des recommandations du « paquet » ;

- d'autre part, procéder à une analyse raisonnée des engagements auxquels la France souscrit.

Si l'instrument multilatéral constitue un gage de rapidité et d'efficacité dans la mise en oeuvre du « paquet BEPS » au sein du maillage conventionnel bilatéral, son caractère inédit et « à la carte » soulève plusieurs difficultés et risques.

Aussi votre rapporteur formule-t-il deux recommandations qui doivent accompagner la ratification de la convention par la France :

- une approche prudente doit prévaloir , en particulier s'agissant des choix initiaux de réserves et d'options ;

- une démarche de clarté et de garantie de la sécurité juridique doit guider l'administration dans la mise en oeuvre de l'instrument.

1. Une analyse prudente doit présider à la notification définitive des choix de la France, en particulier en matière d'établissements stables
a) Des dispositions ambitieuses en l'absence d'accord sur les conséquences de la modification du seuil de qualification d'un établissement stable

La flexibilité laissée aux États signataires par l'instrument multilatéral constitue ainsi un moyen de renforcer progressivement les dispositions des conventions fiscales . De surcroît, compte tenu de l'effet cliquet associé aux réserves 58 ( * ) , il importe de ne pas se lier trop vite les mains au regard des États partenaires.

Tel est essentiellement le cas des articles 12 à 15 de la convention relatifs aux établissements stables , retenus par la France et pour lesquels elle n'a pour l'instant émis aucune réserve.

Cette position , qui « peut être qualifiée d'offensive de la part de la France, dès lors qu'elle est l'un des seuls États à retenir l'ensemble des propositions de l'OCDE et à retenir les choix les plus contraignants lorsque des options sont proposées » 59 ( * ) , peut être interrogée à deux égards .

D'abord, peu de pays comparables à la France ont fait ce choix . Par conséquent, les modifications des conventions fiscales couvertes sur ce point se traduiront par une asymétrie : « l'administration fiscale française ne pourra pas utiliser la nouvelle définition de l'établissement stable dans des situations impliquant des sociétés étrangères résidentes de certains pays comme, par exemple, l'Irlande, le Royaume-Uni, le Luxembourg ou Singapour. A contrario , les sociétés françaises pourront faire l'objet d'une exposition accrue dans les pays ayant retenu la nouvelle définition d'établissement stable, comme par exemple l'Inde, l'Indonésie, le Mexique, le Nigéria ou la Russie » 60 ( * ) .

Ensuite, les conséquences de la modification du seuil de qualification d'un établissement stable à laquelle l'action 7 de BEPS procède ne font pas consensus et sont toujours l'objet de négociations. Interrogé par votre rapporteur, Pascal Saint-Amans a indiqué que des « lignes directrices » pourraient être publiées d'ici la fin de l'année 2018.

Or, en l'absence d'accord, l'incertitude demeure sur l'interprétation que les administrations fiscales seraient susceptibles de tirer de la qualification d'un nouvel établissement stable et, partant, sur la part de profit qui échappera à l'impôt national.

b) Privilégier une approche progressive et mesurée

Alors que la France n'a à ce stade formulé aucune réserve sur les articles 12 à 15 de la convention multilatérale, le Gouvernement doit privilégier une démarche certes volontariste mais aussi progressive et mesurée, compte tenu du contexte et des négociations encore en cours, notamment quant à la détermination des profits attribuables aux nouveaux établissements stables ainsi qualifiés.

De surcroît, les raisons ayant présidé à ce choix initial de la France ne sont, à ce stade, pas confirmées en pratique . Selon la direction de la législation fiscale, « en retenant ces quatre articles [articles 12 à 15], la France souhaite mettre un terme aux stratégies utilisées par des sociétés afin d'échapper à la taxation en France où elles réalisent, pourtant une partie de leur activité » 61 ( * ) . Or, comme indiqué précédemment, en l'état des signatures et des pré-notifications, la France n'est pas sûre de pouvoir appliquer en pratique ces dispositions pour qualifier de nouveaux établissements stables sur son territoire, au regard des conventions concernées.

Certains grands groupes français s'inquiètent en particulier des conséquences de l'article 14 sur le fractionnement des contrats par lots dans le cas des chantiers . La pratique consistant à fractionner les contrats en lots attribués à des sociétés du même groupe et portant chacun sur une durée inférieure au seuil de l'établissement stable correspondrait également à une réalité économique et juridique d'un chantier que ces dispositions n'appréhenderait pas.

Comme le rappelait notamment Édouard Marcus dans un récent colloque, un réexamen des positions pré-notifiées par la France à l'occasion du dépôt des instruments de ratification reste possible 62 ( * ) . Votre rapporteur invite le Gouvernement à la prudence lorsque les options et les réserves notifiées à l'OCDE seront confirmées.

2. Le Gouvernement doit garantir la sécurité juridique pour les acteurs économiques

Les modalités d'articulation de l'instrument multilatéral avec les conventions fiscales bilatérales sont susceptibles d'affecter la lisibilité des dispositions conventionnelles et, partant, leur bonne application .

Certes, la base de données développée par l'OCDE constitue un facteur de clarification, en mettant en évidence les stipulations des conventions fiscales couvertes effectivement affectées par l'instrument multilatéral.

De même, l'administration fiscale française « assurera la lisibilité des conventions fiscales bilatérales, une fois modifiées par la convention multilatérale, [...] par la mise en ligne sur un site officiel d'une fiche présentant, pour chaque convention fiscale bilatérale couverte, les modifications apportées par la convention multilatérale » 63 ( * ) .

Cette démarche devrait également être complétée par l'élaboration de versions consolidées des conventions fiscales bilatérales telles que résultant des modifications apportées par l'instrument multilatéral.

Cependant, ces différents outils répondent uniquement au besoin de lisibilité .

Comme indiqué précédemment, l'administration fiscale considère que les documents qu'elle publiera n'entreront pas dans le cadre de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales et ne pourront pas lui être opposées. La direction de la législation fiscale estime en effet que « la publication de [ces] versions [consolidées] sur le site impots.gouv.fr ne sera pas opposable à l'administration au sens de l'article L. 80 A du livre des procédures fiscales dès lors qu'elles ne commenteront pas les conventions bilatérales mais se limiteront à présenter les effets résultant de l'application de la convention multilatérale sur ces dernières. En cas de litige, le juge se référerait aux seuls textes ratifiés qui font foi sans être lié par le texte consolidé publié par l'administration fiscale » 64 ( * ) .

S'agissant de la doctrine fiscale, seules les instructions fiscales publiées pour chaque convention fiscale bilatérale revêtiraient un caractère opposable.

La démarche de consolidation n'apporterait alors qu'une réponse très faible au besoin de sécurité juridique indispensable pour les acteurs économiques. Elle n'aurait en effet aucune portée juridique ni vis-à-vis du partenaire bilatéral, ni vis-à-vis de l'administration fiscale française.

Surtout votre rapporteur s'interroge sur l'interprétation du caractère non opposable des conventions fiscales consolidées par l'administration elle-même, dont la portée serait alors inférieure à celle des instructions fiscales. En procédant à la consolidation tout en retenant cette interprétation, l'administration s'expose à un risque de contentieux.

3. Le Gouvernement doit assurer l'information effective du Parlement sur l'évolution des effets de la convention multilatérale

Par les réserves, options et dispositions facultatives qu'elle comporte, la convention multilatérale est qualifiée d'« instrument vivant » par Philippe Martin, dont la portée est encore difficile à estimer.

L'autorisation de ratification sollicitée au Parlement revient donc à accepter des modifications immédiates, mais aussi des évolutions ultérieures potentielles , au gré des conventions fiscales couvertes, ainsi que des notifications formulées par la France et par ses partenaires.

Cette spécificité est relevée par Philippe Martin, rappelant qu' « en matière fiscale, le Parlement autorise la ratification, tandis que la coutume constitutionnelle veut que l'exécutif décide des réserves. On peut se demander si cette coutume peut s'appliquer sans aménagement lorsqu'on a un tel volume d'options et de réserves, inhabituel en droit international public » 65 ( * ) .

Il importe donc a minima d'assurer l'information du Parlement sur l'évolution des effets de l'instrument multilatéral .

Selon l'étude d'impact, « le Parlement sera informé de l'entrée en vigueur de la convention multilatérale relativement à chaque convention couverte en fonction des ratifications par les partenaires conventionnels de la France et de l'éventuelle évolution des réserves, options et notifications. Cela pourrait par exemple prendre la forme de développements insérés dans un document existant annexé au projet de loi de finances annuel (document de politique transversal ou jaune budgétaire) ».

Selon les informations transmises par la direction de la législation fiscale, cette information devrait figurer dans le rapport annuel sur le réseau conventionnel de la France en matière d'échange de renseignements 66 ( * ) .

Or, cette annexe au projet de loi initial de l'année n'est actuellement plus publiée depuis le projet de loi de finances pour 2014.

Votre rapporteur invite donc le Gouvernement à s'engager sur la remise effective de ce rapport, une fois complété des éléments suivants qui permettraient de présenter les modalités d'application de la convention multilatérale et leur évolution, à savoir :

- l'état des réserves, options et notifications formulées par la France ;

- les conventions fiscales bilatérales couvertes ;

- les dispositions des conventions fiscales bilatérales effectivement modifiées en fonction des réserves, options et notifications formulées par les partenaires conventionnels de la France.


* 58 Pour rappel, une fois les instruments de ratification déposés au secrétariat de l'OCDE, une réserve ne peut être retirée ou remplacée que par une réserve de portée plus limitée. Par conséquent, une application plus poussée de la convention multilatérale est possible par la suite, alors qu'il est impossible pour une partie de revenir sur l'application de stipulations, sauf à dénoncer la convention multilatérale elle-même.

* 59 « L'instrument multilatéral vient bouleverser les relations fiscales entre États : consacre-t-il l'apparition d'un nouvel outil juridique international efficace ? », Éric Lesprit, Marie-Charlotte Mathieu et Julie Mussard, Revue européenne et internationale de droit fiscal, décembre 2017.

* 60 « La convention multilatérale de l'OCDE : vous ne lirez plus les conventions fiscales comme avant ! », Caroline Silberztein, Benoît Granel et Jean-Baptiste Tristram, Droit Fiscal n° 39, septembre 2017.

* 61 Réponse de la direction de la législation fiscale au questionnaire de votre rapporteur.

* 62 « Nous avons notifié les choix de la France à l'OCDE. Ils [...] deviendront définitifs lors du dépôt des instruments de ratification de la France et des autres juridictions. Évidemment, nous allons observer ce qui se passe au niveau international pour nous adapter mais les raisons qui ont présidé à telle ou telle option restent valables tant qu'elles ne sont pas remises en cause », in « La convention multilatérale OCDE : quel impact sur la fiscalité internationale ? », Actes de la soirée d'étude annuelle de l' International fiscal association (IFA), 4 octobre 2017, in Droit fiscal n° 51-52, décembre 2017.

* 63 Voir l'étude d'impact annexée au présent projet de loi.

* 64 Réponse de la direction de la législation fiscale au questionnaire de votre rapporteur.

* 65 « La convention multilatérale OCDE : quel impact sur la fiscalité internationale ? », Actes de la soirée d'étude annuelle de l' International fiscal association (IFA), 4 octobre 2017, in Droit fiscal n° 51-52, décembre 2017.

* 66 Réponse de la direction de la législation fiscale au questionnaire de votre rapporteur.

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