EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est appelé à se prononcer en première lecture, après engagement de la procédure accélérée, sur le projet de loi n° 9 (2018-2019) habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnances les mesures de préparation au retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne.

Pour l'examen de ce texte, le Sénat a décidé de mettre en place une commission spéciale dont la présidence est assurée par notre collègue Jean Bizet, par ailleurs Président de la commission des affaires européennes.

Le retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne sera effectif au 30 mars 2019. Selon les dispositions de l'article 50 du traité sur l'Union européenne (TUE), ce retrait pourra s'effectuer dans le cadre d'un accord en fixant les modalités et tenant compte du cadre de ses relations futures avec l'Union. Le négociateur en chef de l'Union européenne est notre compatriote Michel Barnier auquel votre rapporteur veut rendre un hommage appuyé pour le travail considérable qu'il accomplit dans cette difficile mission et qui a permis de maintenir l'unité des 27.

Les traités cesseront d'être applicables au Royaume-Uni à partir de la date d'entrée en vigueur de l'accord de retrait ou, à défaut, deux ans après la notification de la décision, soit le 30 mars 2019 sauf si le Conseil européen, en accord avec le Royaume-Uni, décidait à l'unanimité de proroger ce délai. Dès lors, il convient d'anticiper le retrait britannique quelle que soit l'issue des négociations en cours, issue qui apparaît encore très incertaine comme l'a mis en évidence le Conseil européen du 17 octobre dernier. C'est ce que tend à faire le présent projet de loi, composé de quatre articles, en habilitant le Gouvernement à prendre par ordonnances les mesures de préparation qui relèvent des États membres et qui sont du domaine de la loi. Ce faisant, il n'épuise pas - loin de là - le champ des mesures de préparation au retrait britannique : nombre d'entre elles relèvent, en effet, de l'Union européenne (pêche, secteur aérien, etc .) et d'autres du niveau réglementaire national.

Pour mener à bien ses travaux sur le projet de loi, le Sénat peut s'appuyer sur les réflexions approfondies conduites par le groupe de suivi du retrait du Royaume-Uni et de la refondation de l'Union européenne, créé en juin 2016. Constitué conjointement, à la demande du Président du Sénat Gérard Larcher, par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et par la commission des affaires européennes, il est coprésidé par nos collègues Christian Cambon (qui a succédé à notre ancien collègue Jean-Pierre Raffarin) et Jean Bizet. À la suite d'un programme d'auditions riche et dense, le groupe de suivi a d'ores et déjà établi deux rapports d'information sur le retrait du Royaume-Uni 1 ( * ) . Il a par ailleurs tracé la voie pour une relance du projet européen à l'heure du Brexit 2 ( * ) .

Le présent rapport s'attachera à rappeler le cadre général des négociations que l'Union européenne conduit avec le Royaume-Uni avant d'évaluer l'habilitation législative que le Gouvernement sollicite sur le fondement de l'article 38 de la Constitution et d'exposer la position de la commission.

I. L'ABSENCE D'ACCORD DE RETRAIT DU ROYAUME-UNI : UN RISQUE RÉEL

A. LE BREXIT : UNE PROCÉDURE PAR ÉTAPES ET PÉRILLEUSE

1. Une procédure par étapes

Le 23 juin 2016, les Britanniques ont décidé, par référendum, de la sortie de leur pays de l'Union européenne. Le 29 mars 2017, le Premier ministre britannique a formellement notifié au président du Conseil européen l'intention de son pays de se retirer de l'Union européenne et d'Euratom, sur le fondement de l'article 50 du traité sur l'Union européenne. Comme l'avait souligné le groupe de suivi sénatorial dans son premier rapport, cette décision - qui fut un choc pour l'unité européenne - recouvre un triple enjeu :

- celui de la définition des modalités de la sortie de l'Union européenne du Royaume-Uni, dans un délai de deux ans à compter de la notification de la décision de retrait, soit le 29 mars 2019 ;

- celui des futures relations entre l'Union et le Royaume-Uni une fois celui-ci redevenu un « pays tiers » - et des éventuelles mesures transitoires - ;

-et enfin celui, plus essentiel finalement pour l'Union européenne, du sursaut du projet européen désormais porté par les 27 États membres.

Sur la base d'une notification en mars 2017, le temps « utile » de négociation pouvait être établi entre quinze et dix-huit mois environ , afin que la procédure de retrait soit achevée avant les élections européennes du printemps 2019. Soit un délai très court qui doit faire toute sa place au temps nécessaire à la ratification de l'accord de retrait par l'Union européenne et par le Royaume-Uni. On rappellera que, pour ce qui concerne l'Union européenne, l'accord de retrait doit être conclu par le Conseil statuant à la majorité qualifiée, après approbation par le Parlement européen. Pour le Royaume-Uni, la ratification de l'accord par le Parlement est requise.

Le Conseil de l'Union européenne a confié à la Commission européenne le soin de conduire les négociations en son nom 3 ( * ) . Le Conseil européen a défini, le 29 avril 2017, des orientations pour la négociation. Le 22 mai 2017, le Conseil affaires générales a arrêté les directives de négociation, laquelle a été formellement ouverte le 19 juin 2017 sous la conduite de Michel Barnier, au nom de l'Union européenne.

À travers son groupe de suivi, le Sénat avait clairement identifié les priorités qui devaient être poursuivies par l'Union. D'abord préserver l'unité et la cohésion des 27 États membres ; ensuite, informer et consulter les parlements nationaux qui devront ratifier l'accord qui fixera le cadre des relations futures entre le Royaume-Uni et l'Union européenne.

Le groupe de suivi avait en outre souligné qu'un État ne peut prétendre obtenir plus d'avantages en étant en dehors de l'Union européenne qu'en dedans. Il avait fait valoir avec force que les quatre libertés de circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services, sont indissociables et constituent la contrepartie de l'accès au marché intérieur. Il ne saurait être envisagé de contourner l'indissociabilité des quatre libertés en segmentant par secteur l'accès au marché unique, tant dans l'accord de retrait que dans un accord fixant le cadre des relations futures entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.

La première phase des négociations s'est déroulée du 19 juin au 15 décembre 2017. Elle a porté sur l'accord de retrait. Les négociations ont concerné trois sujets que l'Union européenne avait, à juste titre, considérés comme prioritaires : la préservation des droits acquis des citoyens, le règlement financier unique du retrait et le sujet très sensible de la situation particulière de l'Irlande.

Le 15 décembre 2017, sur la base d'un rapport conjoint des négociateurs adopté le 8 décembre, le Conseil européen (en format de 27 membres) a considéré que des progrès suffisants avaient été atteints sur les sujets liés au retrait du Royaume-Uni. Il a alors décidé le passage à la seconde phase des négociations consacrée à la finalisation de l'accord de retrait, à la définition d'une période de transition et au cadre des relations futures.

Réuni à vingt-sept, le Conseil européen du 23 mars 2018 a salué l'accord auquel les négociateurs étaient parvenus le 19 mars sur les parties de l'accord de retrait couvrant les droits des citoyens, le règlement financier et d'autres questions concernant le retrait et la transition.

Depuis cette date, les négociations se sont poursuivies pour régler les questions encore pendantes et trouver une solution pour l'Irlande en veillant à ne pas mettre en cause les acquis de l'accord du Vendredi Saint qui a permis, en 1998, le rétablissement de la paix dans l'île. Si un accord de retrait devait être signé et ratifié, il entrerait en vigueur en principe le 30 mars 2019. Dans ce cas, une période de transition s'ouvrirait à compter de cette date jusqu'au 31 décembre 2020. Pendant toute cette période de transition, l'intégralité de l'acquis de l'Union européenne demeurerait applicable au Royaume-Uni sans que celui-ci puisse toutefois continuer à participer au processus de décision européen. Durant la même période, un accord sur le cadre des relations futures serait négocié, le Royaume-Uni étant devenu un État tiers.

Toutefois, contrairement aux objectifs, le Conseil européen du 17 octobre 2018 n'a pu que constater que les conditions n'étaient pas réunies pour conclure un accord de retrait, principalement en raison d'un désaccord persistant sur le règlement de la question irlandaise, qui apparaît bien comme le noeud gordien de la négociation.

2. Une procédure périlleuse

Dès son premier rapport de février 2017, le groupe de suivi du Sénat sur le Brexit avait souligné qu'un échec des négociations était possible.

Il avait clairement identifié les enjeux en cause. D'abord un enjeu politique. Le processus est désormais inévitable. Il s'agit, pour l'Union européenne de gérer une situation qu'elle n'a pas souhaitée, au mieux de ses intérêts tout en préservant son unité et sa cohésion. Dans ce contexte, il convient de ne pas transformer des rivalités en tensions. Comme l'avait souligné le groupe de suivi, le Royaume-Uni a cherché à traduire au mieux ce qui lui paraît correspondre aux souhaits de son opinion publique. C'est bien ce qu'il est advenu avec le plan de Chequers, présenté par le gouvernement britannique en juillet 2018. Mais ce gouvernement doit aussi être conscient que les États membres, la France et l'Allemagne au premier chef, devront rendre des comptes à leurs opinions publiques sur les résultats de la négociation au regard de leurs propres intérêts. Le groupe de suivi a fait valoir que l'Union européenne ne doit pas spéculer sur les dissensions internes au Royaume-Uni mais, qu'en retour, il est vain pour celui-ci d'escompter des divisions au sein de l'Union européenne. Le contexte géopolitique impose à celle-ci de préserver son unité pour peser sur la scène internationale.

L'unité de l'Union européenne est une « ligne rouge » que ses partenaires extérieurs ne doivent pas franchir. L'union des 27 doit être préservée.

Le groupe de suivi avait identifié en ces termes les raisons qui rendaient possible un échec des négociations :

« Plusieurs raisons à cela : le calendrier est extrêmement serré au regard de la complexité de la négociation ; des questions centrales (comme celle du respect par les Britanniques de leurs engagements financiers dans le cadre de l'Union européenne et ses conséquences financières) n'ont pas été clairement débattues au cours du débat référendaire.

Sans accord, les conséquences seraient brutales pour le Royaume-Uni, qui deviendrait ipso facto un pays tiers relevant du seul statut de pays membre de l'Organisation mondiale du commerce pour ses relations avec l'Union européenne. Pour autant, l'Union serait également affectée, par ricochet. Ce scénario du pire semble, si ce n'est probable, tout au moins possible : il faut s'y préparer tout en mettant tout en oeuvre pour l'éviter.

La possibilité d'une absence d'accord doit donc être anticipée - sans crainte de la part des Européens, mais avec lucidité et réalisme.

Les échéances électorales tant dans l'Union en 2019 (élections européennes) qu'au Royaume-Uni (élections générales) vont, mécaniquement, progressivement tendre les termes du débat et renforcer la probabilité de scénarios non coopératifs ou de « compétition des égoïsmes.»

Dans son rapport de juillet dernier, le groupe de suivi s'est alarmé du risque de ne pas arriver à conclure dans les temps un accord de sortie « ordonnée » du Royaume-Uni de l'Union européenne. Le groupe avait fait valoir que, faute d'une position de négociation britannique crédible, l'Union européenne pourrait se retrouver le dos au mur. En particulier, la proposition britannique du 6 juillet 2018 - le plan de Chequers - s'apparente à un marché unique « à la carte », inacceptable pour l'Union .

Outre des préconisations sur la situation des citoyens et sur le règlement financier, le groupe de suivi, qui s'est rendu en République d'Irlande et en Irlande du nord en juillet 2018, avait insisté sur la question de la frontière irlandaise qu'il avait jugé être un véritable « noeud gordien » de la négociation. Les acquis de la zone commune de voyage (1922) et de l'accord du Vendredi Saint (1998) doivent être préservés. La mise en place d'une frontière physique entre les deux parties de l'Irlande est impensable. Ce n'est pas une option possible.

Pour autant, le Brexit fera de la frontière intra-irlandaise, longue de 500 km, une frontière extérieure de l'Union européenne. À ce stade, et faute de proposition alternative crédible des autorités britanniques, l'option dite du « backstop », consistant à créer une zone réglementaire et douanière commune entre l'Union et l'Irlande du nord, est la seule crédible. Il convient de rappeler que la Premier ministre britannique avait, en décembre 2017, accepté la proposition européenne avant de se heurter à l'opposition du parti conservateur puis d'une partie de son gouvernement.

Comme l'a fort justement relevé le groupe de suivi, les partisans du Brexit dur, dans une sorte de chantage, voudraient faire peser sur l'Union européenne la responsabilité des décisions à prendre pour mettre en oeuvre la décision du peuple britannique. Il importe que l'Union européenne conserve un front uni et demeure ferme sur ses lignes rouges .

Toujours est-il que, malgré des avancées conséquentes, les négociations n'ont pu aboutir lors du Conseil européen des 17 et 18 octobre. Dans un format à 27 États membres, les Chefs d'État et de Gouvernement ont constaté que, en dépit de négociations intenses, les progrès réalisés n'étaient pas suffisants .

Lors de son audition par la commission spéciale le 23 octobre 2018, Mme Nathalie Loiseau, ministre chargée des affaires européennes, a indiqué que, selon M. Michel Barnier, de nombreux progrès ont été accomplis depuis le début des négociations avec le Royaume-Uni. Celui-ci estime que les négociateurs sont parvenus à s'entendre sur plus de 90 % du projet d'accord de retrait, concernant des chapitres essentiels de la négociation, en particulier les droits des citoyens européens au Royaume-Uni, qui devraient pouvoir continuer d'y résider, d'y travailler et d'y étudier dans les mêmes conditions que celles prévues par le droit européen; concernant le règlement financier, puisque le Royaume-Uni a finalement accepté de s'acquitter de ses obligations ; et concernant la mise en place d'une période de transition, qui s'ouvrirait le 30 mars 2019 et se finirait le 31 décembre 2020, pendant laquelle le Royaume-Uni devrait continuer à appliquer l'intégralité de l'acquis, sans participer au processus décisionnel.

Pour autant, ainsi que la souligné la ministre , « rien n'est agréé tant que tout n'est pas agréé » ; c'est un principe que l'Union avait fixé dès le début des discussions qui achoppent toujours sur la question de la frontière irlandaise. L'Union européenne attend désormais que le Royaume-Uni clarifie rapidement sa position sur le protocole irlandais de l'accord de retrait et s'engage véritablement dans la recherche d'une solution s'il souhaite éviter un retrait sans accord. Il restera en outre à trouver un accord sur une déclaration politique relative au cadre des relations futures, qui sera jointe à l'accord de retrait. Sur ce point, les principes de négociation que les 27 ont agréés le 23 mars dernier demeurent valables, qu'il s'agisse de l'équilibre entre droits et obligations, ou de l'autonomie de décision de l'Union. Le respect de ces principes permettra de préserver l'intégrité et la cohésion de l'Union à 27, tout en permettant le maintien d'une relation étroite avec le Royaume-Uni à l'avenir. En pratique, on devrait se diriger vers la conclusion d'un accord de libre-échange (ALE) et d'accords de coopération sectoriels, en particulier en matière de sécurité.

Dans ce contexte, le Conseil européen (article 50) a demandé au négociateur de l'Union Michel Barnier - auquel il a réaffirmé son entière confiance - de poursuivre ses efforts pour parvenir à un accord conformément aux orientations précédemment adoptées par le Conseil européen. Les dirigeants se sont déclarés prêts à convoquer une réunion du Conseil européen si le négociateur de l'Union fait état d'avancées décisives.

Au moment où le Sénat est appelé à examiner le présent projet de loi, la plus grande incertitude demeure donc sur la possibilité de conclure un accord de retrait avec le Royaume-Uni.

En outre, si un tel accord était finalement conclu, il devrait encore être ratifié rapidement, tant par le Parlement européen que par le Parlement du Royaume-Uni. L'aboutissement de la procédure parlementaire n'est pas évident, notamment au Royaume-Uni où la perspective du Brexit créé de fortes tensions politiques. Si l'accord devait ne pas être ratifié par l'une ou l'autre des parties, il se pourrait qu'il ne reste alors que quelques semaines à l'Union et à ses États membres pour se préparer aux conséquences d'un non-accord. Cette situation doit donc être anticipée.


* 1 Rapport d'information n° 425 (2016-2017) de MM. Jean-Pierre RAFFARIN et Jean BIZET, fait au nom du Groupe de suivi Retrait du Royaume-Uni et refondation de l'UE - 15 février 2017 : « Brexit : pour une séparation ordonnée ».

Rapport d'information n° 660 (2017-2018) de MM. Jean BIZET et Christian CAMBON, fait au nom du Groupe de suivi Retrait du Royaume-Uni et refondation de l'UE - 12 juillet 2018 : « Brexit : Une course contre la montre ».

* 2 Rapport d'information n° 434 tome I (2016-2017) de MM. Jean-Pierre RAFFARIN et Jean BIZET, fait au nom du Groupe de suivi Retrait du Royaume-Uni et refondation de l'UE - 22 février 2017 : « Relancer l'Europe : Retrouver l'esprit de Rome ».

Rapport d'information n° 592 (2017-2018) de MM. Jean BIZET et Christian CAMBON, fait au nom du Groupe de suivi Retrait du Royaume-Uni et refondation de l'UE - 20 juin 2018 :

« La relance de l'Europe : Le temps presse ; Suivi des recommandations du groupe de suivi du Sénat sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne ».

* 3 Déclaration des Chefs d'État et de Gouvernement du 15 décembre 2016, confirmée par les orientations du Conseil européen du 29 avril 2017.

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