II. PRINCIPALES OBSERVATIONS DE VOTRE RAPPORTEUR SPÉCIAL

1. Un projet de privatisation d'Aéroports de Paris à combattre

Les articles 130 à 136 de la loi « PACTE » organisent la privatisation de la société Aéroports de Paris .

À l'occasion du débat parlementaire, votre rapporteur spécial s'est opposé à cette cession .

Sur le fond , la privatisation de la société gestionnaire des aéroports franciliens s'inscrit à rebours des intérêts patrimoniaux et stratégiques de l'État. Elle privera celui-ci des dividendes annuels versés par l'entreprise, pour un montant de 173,4 millions d'euros en 2017, soit 70 % du rendement espéré du fonds pour l'innovation et l'industrie . Elle rendra plus complexe la gestion des frontières de la France, alors qu'il s'agit de la voie d'accès privilégiée à la France depuis l'étranger, avec 90 millions de visiteurs accueillis en 2018.

Sur la forme, les modalités retenues pour céder l'entreprise soulèvent plusieurs difficultés . Les relations entre l'État et l'entreprise sont renvoyées à un cahier des charges rénové, sans garantie sur les pouvoirs réels de l'État à l'égard de l'investisseur privé.

La situation de l'aéroport de Toulouse-Blagnac , cédé en avril 2015 par l'État à un investisseur chinois, doit servir d'alerte . Alors que le nouvel actionnaire majoritaire chinois, qui n'a pas réalisé les investissements sur lesquels il s'était engagé, a fait part de son intention de céder ses parts à un prix nettement supérieur à celui d'acquisition, la Cour administrative d'appel de Paris a, le 16 avril dernier, annulé l'autorisation de céder les parts de l'État pour des questions de procédure 206 ( * ) . Dans un rapport publié en novembre 2018, la Cour des comptes a vivement critiqué cette opération, estimant que « le processus de privatisation de l'aéroport de Toulouse a révélé de graves insuffisances et demeure inabouti » 207 ( * )

Dans ces conditions, convaincu que le projet de cession d'ADP ne répond pas aux attentes des Français, votre rapporteur spécial s'est engagé dans la procédure de référendum d'initiative partagée visant à le soumettre au suffrage populaire 208 ( * ) . Depuis l'ouverture de la plateforme de recueil des signatures le 13 juin dernier, le processus se poursuit jusqu'au 13 mars 2020.

2. Une réorientation de l'État actionnaire risquée, au profit d'un mécanisme critiquable

Le projet de privatisation d'Aéroports de Paris s'inscrit plus largement dans le cadre d'une attrition de l'État actionnaire .

En 2017, le Gouvernement a revu la doctrine d'investissement de l'État actionnaire en écartant l'accompagnement des secteurs et filières stratégiques pour la croissance économique nationale.

Trois axes concentrent désormais l'intervention publique par prise de participation financière, pour trois types d'entreprises : celles qui contribuent à la souveraineté de la France, celles pouvant entraîner un risque systémique et celles participant à des missions de service public ou d'intérêt général national ou local, sous réserve que d'autres leviers non actionnariaux ne suffisent pas à préserver les intérêts publics.

L'actualisation de la doctrine d'investissement s'inscrivait dans un projet de réorientation des capitaux investis , au profit de la création d'un fonds pour l'innovation dite « de rupture ». Effectivement créé en janvier 2018, le fonds pour l'innovation et l'industrie est placé sous la responsabilité de l'EPIC Bpifrance. Comme le permet la loi du 22 mai 2019 dite « PACTE » 209 ( * ) , une dotation en numéraire de 10 milliards d'euros lui sera attribuée une fois les participations de l'État dans ADP et la FDJ cédées. Dans l'attente, il a reçu dès 2018 une dotation de 1,6 milliards d'euros en numéraire et un prêt de titres EDF et Thalès par l'État.

Votre rapporteur spécial estime que ce projet est critiquable à trois égards.

D'abord, le mécanisme proposé contrevient au droit budgétaire.

Dès les premières esquisses de ce projet, votre rapporteur spécial s'était montré sceptique quant à son intérêt patrimonial pour l'État et à sa plus-value réelle pour le financement de l'innovation. À l'occasion de l'examen du projet de loi de finances pour 2018, il relevait à cet effet que « le fonds pour l'innovation procède d'un palliatif à la diminution d'une dépense budgétaire », dont « l'intérêt budgétaire peut être mis en doute » 210 ( * ) .

La Cour des comptes en livre un constat analogue , indiquant que le fonds « permettra une affectation directe, en dehors du budget de l'État, de recettes de cessions de titres et de dividendes pour réaliser des actions qui auraient pu être financées par des programmes budgétaires » 211 ( * ) .

Ensuite, le projet pourrait porter préjudice aux finances publiques.

De façon immédiate, le recentrage du portefeuille de participations de l'État se traduit par u ne perte des recettes annuelles au titre des dividendes. À titre de comparaison, entre l'année 2014 et l'année 2018, la chute des dividendes versés atteint 1,6 milliard d'euros, soit l'équivalent des crédits du programme 138 « Emploi outre-mer », soutenant le développement économique et la création d'emplois dans les territoires ultramarins.

Cette perte de recettes non fiscales versées au budget général est accentuée compte tenu de la dotation transitoire du fonds. Pendant cette période, les dividendes des titres prêtés par l'État au fonds sont perdus. Or, étant donné les aléas constatés pour la cession d'Aéroports de Paris (ADP) - cf. supra -, cette situation pourrait se prolonger.

À moyen terme, la forte mobilisation du solde cumulé du compte, réduit à un niveau exceptionnellement faible en 2018, rigidifie considérablement les marges d'action de l'État actionnaire .

Ce sont les disponibilités financières du compte qui conditionnent la capacité de réaction de l'État actionnaire en cas de besoin d'intervention rapide en capital dans une entreprise en difficulté. À défaut, seuls deux moyens de financement subsistent :

- un versement du budget général , assujettissant ainsi l'État actionnaire aux contingences budgétaires annuelles ;

- une cession de participation rapide , au risque d'une opération conclue dans des conditions préjudiciables aux intérêts patrimoniaux de l'État.

Enfin, la mise en oeuvre concrète du fonds pour l'innovation et l'industrie s'est révélée plus complexe qu'annoncée par la Gouvernement. Depuis 2017, ce dernier insistait sur la nécessité d'aller vite, écartant d'emblée les alternatives proposées, en particulier par votre rapporteur spécial . L'impératif était de permettre de dégager rapidement un rendement de 250 millions d'euros, susceptible de soutenir des projets dès 2018.

Or, force est de constater que cet objectif n'a guère été concrétisé . Ainsi que le relève la Cour des comptes, « la constitution du fonds pour l'innovation a conduit à des opérations complexes , pour partie mal anticipées, qui ont retardé la mise en oeuvre des finalités poursuivies par le fonds, par rapport à un financement budgétaire classique . [...] En 2018, faute d'avoir été opérationnel, le fonds n'a pas été en mesure de contribuer au financement de la moindre entreprise » 212 ( * ) . Même, au début de 2019, la mise en oeuvre du fonds demeure incomplète et son schéma comptable n'est toujours pas arrêté. De fait, il est pour le moins incongru d'observer qu'en 2019, le fonds pour l'innovation et l'industrie soutiendra certaines actions du programme 192 « Recherche et enseignement supérieur en matière économique et industrielle » via des fonds de concours

Par ailleurs, la question du traitement de l'équilibre de l'opération de prêt de titres par l'État au fonds demeure non traitée . Lors de la substitution entre les titres EDF et Thalès et le numéraire, la valeur des titres pourrait être différente de celle enregistrée au moment de leur prêt. La façon dont cet écart sera traité du point de vue comptable entre l'État et l'EPIC Bpifrance n'est pas arrêtée.

Une solution rapide doit être définie .

Dans l'immédiat, la dotation transitoire du fonds conduit à constater une hausse nette des immobilisations financières de près de 6 milliards d'euros au bilan de l'État entre 2017 et 2018.

3. Une organisation budgétaire et fonctionnelle de l'État actionnaire à revoir

De façon plus générale, votre rapporteur spécial considère que le mécanisme auquel le Gouvernement a choisi de recourir reflète l'inadéquation de l'organisation budgétaire et fonctionnelle de l'intervention de l'État en capital.

D'un point de vue budgétaire, la structure actuelle contribue à éclater l'État actionnaire , incarné par l'Agence des participations de l'État (APE), entre différents vecteurs.

Le compte retrace à la fois des opérations relevant du périmètre de l'APE et des opérations qui n'en relèvent pas 213 ( * ) . Certes, en 2018, les dépenses enregistrées hors du champ de l'APE étaient minoritaires, mais la proportion était inverse au cours des précédents exercices : depuis 2010, seulement 37 % des dépenses du compte relèvent de l'État actionnaire.

Parallèlement, l'APE ne perçoit pas les dividendes en numéraire , versés au budget général, tandis que ses moyens humains sont intégrés au sein du programme 305 « Stratégie économique et fiscale » de la mission « Économie ».

Il en résulte une triple difficulté :

- budgétaire , puisque l'ensemble des moyens relatifs à la politique de l'État actionnaire ne sont pas regroupés , tandis que l'analyse de la performance est dénuée de portée pratique , compte tenu d'une programmation conventionnelle et d'une maquette de performance exclusivement concentrée sur les participations cotées et renseignée a posteriori ;

- comptable , dans la mesure où, comme le relève la Cour des comptes, « l'information fournie à la représentation nationale au moment du vote du compte est lacunaire et ne permet pas de disposer d'une vision dynamique de chaque entreprise publique en particulier pour anticiper d'éventuels besoins de capitaux susceptibles d'advenir », ce que « l'approche budgétaire par le compte ne permet pas » 214 ( * ) ;

- politique , étant donné que l'éclatement de la gestion des participations financières de l'État ne permet pas d'appréhender l'importance de ce levier d'action publique et son rendement budgétaire , au risque d'arbitrages défavorables aux intérêts patrimoniaux de l'État.

C'est pourquoi votre rapporteur spécial renouvelle sa recommandation d'une réorganisation de l'État actionnaire, au profit d'une APE dotée de la personnalité morale et chargée d'une véritable mission de gestion du portefeuille de participations de l'État 215 ( * ) .


* 206 Voir la décision de la Cour administrative d'appel de Paris, 16 avril 2019.

* 207 Voir le rapport de la Cour des comptes, « Le processus de privatisation des aéroports de Toulouse, Lyon et Nice », novembre 2018.

* 208 Le 10 avril 2019, 248 députés ont cosigné une proposition de loi visant à affirmer le caractère de service public national de l'exploitation des aéroports de Paris, ce qui rendrait impossible la détention majoritaire du capital du groupe ADP par des entités non publiques. Le 9 mai dernier, le Conseil constitutionnel a jugé que la proposition de loi était conforme aux conditions fixées par l'article 11 de la Constitution (décision n° 2019-1 RIP), ce qui a permis d'ouvrir la seconde phase du procédure, à savoir le recueil du soutien des électeurs, fixé à 4 717 396 par le Conseil constitutionnel. Le 13 juin dernier, le ministère de l'intérieur a activé le dispositif de recueil des signatures, qui se poursuivra jusqu'au 13 mars 2020.

* 209 Loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises.

* 210 Projet de loi de finances pour 2018, compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État », Rapport général n° 108 (2017-2018) Tome III, Annexe 21 , Victorin Lurel, fait au nom de la commission des finances, 23 novembre 2017.

* 211 Voir la note d'analyse de l'exécution budgétaire 2018 pour le compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État », Cour des comptes, juin 2019, p. 40.

* 212 Voir la note d'analyse de l'exécution budgétaire 2018 pour le compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État », Cour des comptes, juin 2019, pp. 37-39.

* 213 Le compte intervient alors comme simple véhicule budgétaire auprès des opérateurs en charge des prises de participations, par exemple dans le cadre des plans d'investissement d'avenir.

* 214 Voir la note d'analyse de l'exécution budgétaire 2018 pour le compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État », Cour des comptes, juin 2019, p. 58.

* 215 Voir l'annexe 21 au tome III du rapport général n° 147 (2018-2019, de Victorin Lurel, faite au nom de la commission des finances, sur le projet de loi de finances pour 2019, 22 novembre 2018.

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