Rapport n° 608 (2020-2021) de M. Jean-Luc FICHET , fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 19 mai 2021

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N° 608

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2020-2021

Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 mai 2021

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des affaires sociales (1) sur la proposition de loi visant à lutter contre l' indépendance fictive en permettant des requalifications en salarié par action de groupe et en contrôlant la place de l' algorithme dans les relations contractuelles ,

Par M. Jean-Luc FICHET,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : Mme Catherine Deroche , présidente ; M. Jean-Marie Vanlerenberghe , rapporteur général ; M. Philippe Mouiller, Mme Chantal Deseyne, MM. Alain Milon, Bernard Jomier, Mme Monique Lubin, MM. Olivier Henno, Martin Lévrier, Mmes Laurence Cohen, Véronique Guillotin, M. Daniel Chasseing, Mme Raymonde Poncet Monge , vice-présidents ; Mmes Florence Lassarade, Frédérique Puissat, M. Jean Sol, Mmes Corinne Féret, Jocelyne Guidez , secrétaires ; Mme Cathy Apourceau-Poly, M. Stéphane Artano, Mme Christine Bonfanti-Dossat, MM. Bernard Bonne, Patrick Boré, Laurent Burgoa, Jean-Noël Cardoux, Mmes Catherine Conconne, Annie Delmont-Koropoulis, Élisabeth Doineau, MM. Alain Duffourg, Jean-Luc Fichet, Mmes Laurence Garnier, Frédérique Gerbaud, Pascale Gruny, M. Xavier Iacovelli, Mmes Corinne Imbert, Annick Jacquemet, Victoire Jasmin, Annie Le Houerou, M. Olivier Léonhardt, Mmes Viviane Malet, Colette Mélot, Michelle Meunier, Brigitte Micouleau, Annick Petrus, Émilienne Poumirol, Catherine Procaccia, Marie-Pierre Richer, Laurence Rossignol, M. René-Paul Savary, Mme Nadia Sollogoub, M. Dominique Théophile .

Voir les numéros :

Sénat :

426 et 609 (2020-2021)

L'ESSENTIEL

La commission des affaires sociales a examiné, le mercredi 19 mai 2021, le rapport de M. Jean-Luc Fichet sur la proposition de loi n° 426 (2020-2021) visant à lutter contre l'indépendance fictive en permettant des requalifications en salarié par action de groupe et en contrôlant la place de l'algorithme dans les relations contractuelles.

Considérant qu'il convient prioritairement d'améliorer la protection sociale des travailleurs des plateformes sans chercher à les faire entrer dans le salariat, la commission n'a pas adopté la proposition de loi.

I. LE DÉVELOPPEMENT DES PLATEFORMES NUMÉRIQUES INTERROGE NOTRE MODÈLE SOCIAL

A. L'APPARITION D'UNE NOUVELLE FORME DE TRAVAIL QUI REMET EN CAUSE LE PACTE SOCIAL

L'apparition et le développement rapide d'entreprises ayant pour objet la mise en relation, par des outils numériques, d'un consommateur ou d'un client avec un travailleur indépendant constitue l'une des évolutions récentes les plus marquantes du marché du travail.

Ce phénomène est plus visible - et plus inquiétant - dans les secteurs des voitures de transport avec chauffeur (VTC) et de la livraison à domicile de denrées ou de repas.

Dans ces secteurs, des travailleurs peu qualifiés sont conduits à travailler sous le contrôle étroit et permanent d'applications anonymes et sans visage, en étant dépourvus des garanties offertes aux salariés par le droit du travail et la sécurité sociale.

La dégradation de la situation de l'emploi permet en effet à ces plateformes de disposer d'une main d'oeuvre nombreuse et prête à accepter des conditions de travail indignes, une grande précarité et des rémunérations souvent dérisoires.

Si elle reste encore marginale à l'échelle de la population active 1 ( * ) , l'« ubérisation » du marché du travail progresse de manière continue et permet ainsi le retour insidieux du travail à la tâche du XIX e siècle que la construction de l'état social avait justement cherché à éradiquer.

B. UN DÉSÉQUILIBRE DE DROITS ET DE PROTECTIONS

Le droit du travail a été construit afin de protéger les salariés et de compenser quelque peu le déséquilibre propre à la relation de travail.

Or, les travailleurs indépendants ne bénéficient pas des protections que le code du travail réserve aux salariés , notamment en termes de salaire minimum, de repos, de congés payés ou d'encadrement de la rupture de la relation de travail. Ils ne bénéficient pas non plus de la généralisation de la couverture maladie complémentaire obligatoirement proposée par les employeurs à leurs salariés depuis la loi de sécurisation de l'emploi de 2013 2 ( * ) .

Les travailleurs indépendants bénéficient en outre d'une protection sociale lacunaire . Ainsi, ils ne sont pas couverts au titre de l'assurance chômage, alors que leur activité est par nature intermittente et que les plateformes peuvent unilatéralement y mettre un terme 3 ( * ) . Ils ne sont pas non plus couverts par la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) alors que leur activité est, dans le cas des livreurs ou des chauffeurs de VTC, particulièrement risquée et qu'un accident peut réduire à néant leur capacité à travailler.

Enfin, les travailleurs concernés, généralement jeunes, méconnaissent souvent les enjeux liés à la retraite. Or, la cotisation minimale permettant de valider trois trimestres par an au titre de l'assurance vieillesse n'est pas applicable aux micro-entrepreneurs 4 ( * ) , régime souvent choisi par les livreurs en raison de sa simplicité.

II. LA PROPOSITION DE LOI VISE À METTRE FIN À UNE AMBIGüITÉ JURIDIQUE

A. UNE SITUATION JURIDIQUE AMBIGüE ET INSATISFAISANTE

1. Les travailleurs de plateformes peuvent demander leur requalification en tant que salariés

Le choix des parties de se placer dans une relation commerciale plutôt que dans le cadre d'un contrat de travail ne lie pas le juge, qui peut, lorsqu'il constate dans les faits l'existence d'un lien de subordination entre le travailleur et le donneur d'ordre, requalifier cette relation.

Les travailleurs peuvent donc demander au conseil de prud'hommes la requalification de leur contrat, le versement du rappel des salaires et l'indemnisation des préjudices subis, y compris lorsqu'ils se trouvent dans une situation pour laquelle le code du travail prévoit une présomption de travail indépendant 5 ( * ) .

Au cours de la période récente, deux arrêts fondateurs de la Cour de cassation ont affirmé que la situation dans laquelle travaillaient des livreurs 6 ( * ) ou des chauffeurs 7 ( * ) devait être regardée comme constitutive d'une indépendance fictive et donc comme une relation de travail salarié.

2. L'abstention du législateur face à une jurisprudence encore mal établie

Malgré les décisions de la Cour de cassation, les décisions de justice continuent à être prononcées sur la base d'une analyse au cas par cas de la situation des travailleurs. Ainsi, des décisions récentes de cour d'appel ont appliqué le raisonnement posé par la Cour de cassation pour arriver à une conclusion inverse 8 ( * ) .

La situation actuelle est donc porteuse d'une insécurité juridique dont on ne peut pas se satisfaire .

Toutefois, jusqu'à présent, le législateur s'est toujours refusé à reconnaître le statut de salarié aux travailleurs des plateformes ou à leur étendre les garanties dont bénéficient les salariés comme il l'a fait pour d'autres catégories de travailleurs atypiques (journalistes, mannequins, VRP...).

Les dernières évolutions législatives, telle la loi d'orientation des mobilités du 24 décembre 2019 9 ( * ) ou l'ordonnance du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs de plateformes 10 ( * ) , ont au contraire visé à conforter, sans l'affirmer définitivement, leur statut d'indépendant en se bornant à imposer certaines obligations de transparence et de dialogue social aux plateformes.

B. UNE PROPOSITION DE LOI VISANT À PERMETTRE AUX TRAVAILLEURS DE PLATEFORMES DE FAIRE VALOIR LEURS DROITS

1. Créer une action de groupe au profit des travailleurs de plateformes

L'action de groupe, introduite dans le droit français sous le précédent quinquennat, vise à renforcer la protection des droits des citoyens en permettant à plusieurs justiciables victimes d'un même préjudice de se regrouper pour agir en justice. Des actions de groupe sont possibles dans le domaine de la consommation, de la santé ou encore en matière de discriminations.

L'article 1 er de la proposition de loi innove en étendant l'action de groupe aux travailleurs subissant un préjudice du fait du recours à un statut fictif d'indépendant . Il s'agit de permettre à la multitude des travailleurs placés dans la même situation vis-à-vis des plateformes de faire ensemble valoir leurs droits de manière plus efficace.

2. Instaurer une présomption de salariat en cas de dépendance à un algorithme

L'article 2 de la proposition de loi tend à abroger les dispositions actuelles qui prévoient une présomption de travail indépendant, applicables notamment au cas des travailleurs de plateformes exerçant sous un statut d'entrepreneur.

Il substitue à ces dispositions une présomption de salariat applicable dès lors qu'un travailleur tire plus des deux tiers de son revenu d'activité de l'utilisation d'un algorithme exploité par une plateforme. Il s'agit en quelque sorte d'inverser la charge de la preuve, puisque cette présomption pourra toujours être écartée si la plateforme est en mesure de démontrer l'absence de tout lien de subordination.

3. Donner au conseil de prud'hommes la capacité de se prononcer

Les demandes de requalification sont examinées par le conseil de prud'hommes. Il convient de donner à cette instance la capacité d'apprécier la réalité des conditions de travail des travailleurs de plateformes. À cette fin, l'article 3 permet au conseil de prud'hommes d'exiger la production des algorithmes utilisés par la plateforme et de se faire assister d'un expert le cas échéant.

EXAMEN DES ARTICLES

Article premier
Action de groupe en matière de recours abusif
à des travailleurs indépendants

Cet article propose d'étendre la procédure d'action de groupe au cas de recours par une entreprise à des travailleurs dont l'indépendance serait fictive.

La commission n'a pas adopté cet article.

I - Le dispositif proposé

A. L'action de groupe , un droit des consommateurs
progressivement étendu à d'autres domaines

L'action de groupe, introduite en France par la loi « Hamon » du 17 mars 2014 11 ( * ) , est une procédure de poursuite collective qui permet à plusieurs consommateurs , victimes d'un même préjudice de la part d'un professionnel, de se regrouper et d'agir en justice. Les plaignants peuvent ainsi se défendre avec un seul dossier et un seul avocat. L'action doit être introduite en justice par une association de consommateurs agréée.

La loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé 12 ( * ) a par ailleurs introduit une action de groupe en matière de santé . Les associations agréées d'usagers du système de santé peuvent ainsi intenter des actions de groupe en cas de manquement d'un producteur ou d'un fournisseur de certains produits de santé ou en cas de manquement d'un prestataire utilisant l'un de ces produits.

La loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXI e siècle 13 ( * ) a ensuite créé un cadre légal commun aux actions de groupe , à l'exception de celles liées aux litiges en matière de consommation, et étendu cette procédure aux litiges en matière environnementale, en matière de protection des données personnelles et en matière de discriminations subies au travail ou dans l'obtention d'un stage ou d'un emploi.

Enfin, la loi « ELAN » du 23 novembre 2018 14 ( * ) a ouvert l'action de groupe à la réparation des préjudices collectifs subis par les consommateurs à l'occasion de la location d'un bien immobilier .

Selon un rapport d'information des députés Philippe Gosselin et Laurence Vichnievsky en date du 11 juin 2020, le bilan de cette nouvelle procédure est modeste malgré l'élargissement progressif de son champ d'application : seules 21 actions de groupe ont été intentées depuis 2014, dont 14 dans le domaine de la consommation, 3 dans le domaine de la santé, 2 dans le domaine des discriminations et 2 dans le domaine de la protection des données personnelles. Aucune entreprise n'a encore vu sa responsabilité engagée . Trois actions en matière de consommation ont cependant obtenu une issue positive : deux actions ont fait l'objet d'un règlement amiable homologué et une action a fait l'objet d'une transaction à la suite de laquelle l'association s'est retirée 15 ( * ) .

Une procédure en trois phases

La procédure de l'action de groupe comprend trois phases :

- après avoir vérifié que les conditions d'une action de groupe sont remplies, le juge statue d'abord sur la responsabilité du défendeur . Il définit le groupe de personnes à l'égard desquelles la responsabilité du défendeur est engagée en fixant les critères de rattachement au groupe et détermine les préjudices susceptibles d'être réparés pour chacune des catégories de personnes constituant le groupe. Il fixe également le cadre du déroulement de la suite de la procédure, c'est-à-dire les mesures de publicité de la décision, les modalités et le délai d'adhésion au groupe ainsi que les conditions d'indemnisation des personnes ayant adhéré ;

- les personnes ayant adhéré au groupe adressent une demande de réparation à la personne déclarée responsable par le jugement. La loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXI e siècle prévoit que la réparation peut intervenir dans le cadre d'une procédure individuelle ou, dans certains cas et sur demande de l'association, d'une procédure collective de liquidation des préjudices. Le juge peut être saisi en cas de difficultés résultant de l'application du jugement ;

- la procédure se termine par un jugement soit constatant l'extinction de l'instance, soit liquidant les préjudices.

Dans le cadre fixé par la loi du 18 novembre 2016, et sauf si elle est exercée dans le domaine de la santé, l'action de groupe doit être précédée d'une mise en demeure du défendeur par l'association de cesser ou faire cesser le manquement ou de réparer les préjudices subis. L'action de groupe ne peut être introduite que passé un délai de quatre mois après cette mise en demeure à peine d'irrecevabilité 16 ( * ) .

Le rapport Gosselin-Vichnievsky relève que les praticiens, confrontés aux conditions restrictives de l'action de groupe, ont continué de privilégier la mise en oeuvre d'actions collectives , qui regroupent des plaintes individuelles sous forme d'actions conjointes ou d'actions en représentation conjointe, qui permettent notamment un traitement coordonné et une mutualisation du coût des procédures. Ainsi des plateformes en ligne d'avocats se sont-elles spécialisées dans la mise en oeuvre de telles actions collectives.

B. L'extension de l'action de groupe à une nouvelle matière

Le présent article crée un nouvel article au sein du code de commerce tendant à ouvrir l'action de groupe aux préjudices subis par plusieurs travailleurs placés dans une situation similaire du fait du « recours à un statut fictif de travailleur indépendant » par une entreprise .

Une telle action de groupe pourrait être exercée :

- par des organisations syndicales ayant pour objet la défense de travailleurs indépendants ;

- comme pour l'action de groupe en matière de discrimination 17 ( * ) , par des organisations syndicales représentatives au niveau de l'entreprise, au niveau de la branche ou au niveau national et interprofessionnel ;

- par toute association ayant au moins deux ans d'ancienneté et intervenant dans le domaine de la défense des travailleurs indépendants.

La liste des personnes ayant qualité à agir est donc définie de manière relativement large . En effet, dans le cadre général des procédures d'action de groupe, seules les associations agréées et les associations régulièrement déclarées depuis cinq ans au moins dont l'objet statutaire comporte la défense d'intérêts auxquels il a été porté atteinte peuvent exercer une telle action 18 ( * ) .

Une telle action de groupe pourrait avoir pour but soit la cessation du manquement, notamment par la reconnaissance immédiate du statut de salarié aux travailleurs concernés, soit la réparation des préjudices subis, soit encore ces deux objectifs conjointement.

Sous ces réserves, le cadre fixé par la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXI e siècle s'appliquerait aux actions ouvertes sur le fondement de cet article. En particulier, l'action devrait être introduite par une assignation devant le tribunal judiciaire , et non devant le conseil de prud'hommes qui est habituellement compétent en matière de contentieux de la requalification.

II - La position de la commission

Le rapporteur considère que la création des actions de groupe, sous le quinquennat précédent, a constitué, en dépit de certaines limites, une avancée importante dans les droits des citoyens.

Le développement du travail via des plateformes numériques de mise en relation concerne plusieurs dizaines de milliers de travailleurs, qui sont placés dans des situations similaires. Or, ces travailleurs, compte tenu de leur dispersion et de leur précarité, peuvent avoir des difficultés à saisir la justice afin qu'elle reconnaisse l'existence d'une relation de subordination vis-à-vis des plateformes.

La reconnaissance par la Cour de cassation du caractère fictif
de l'indépendance des travailleurs des plateformes

La notion d'indépendance fictive a été consacrée par la Cour de cassation dans son arrêt « Uber » du 4 mars 2020 19 ( * ) concernant la requalification de la relation de travail entre un chauffeur de VTC et une plateforme numérique.

La Cour a en effet considéré que le chauffeur travaillant pour la plateforme en question ne se constituait pas de clientèle propre et ne fixait pas librement ses tarifs, ni les conditions d'exécution de sa prestation. À l'inverse, la plateforme disposait d'un pouvoir de sanction au travers de la possibilité d'empêcher, temporairement ou définitivement, le chauffeur de se connecter et donc de travailler.

La Cour a jugé que ces éléments caractérisaient l'existence d'un lien de subordination entre le chauffeur et la plateforme, le statut de travailleur indépendant n'étant par conséquent que fictif.

L'absence d'obligation de se connecter était, selon la Cour, sans effet sur l'existence de ce lien de subordination.

Bien que cette décision ne s'applique qu'au cas d'espèce, le rapporteur estime que le raisonnement suivi pourrait être étendu à la plupart des travailleurs des plateformes.

Ces difficultés sont renforcées par la longueur des procédures 20 ( * ) , liée notamment à l'encombrement des conseils de prud'hommes.

Dans certains cas, la nécessité de réunir des preuves matérielles du lien de subordination individuel peut être difficile à rapporter. Il peut être plus aisé de démontrer que, de manière systémique, le fonctionnement d'une plateforme vis-à-vis des travailleurs qui l'utilisent s'apparente à la relation d'un employeur vis-à-vis de ses salariés.

Le rapporteur estime donc qu'ouvrir l'action de groupe aux travailleurs concernés est une manière pertinente de les aider à faire valoir leurs droits et réduirait quelque peu le déséquilibre entre les plateformes et les travailleurs. Il considère que la définition large des personnes ayant qualité à agir devrait permettre de surmonter certains freins auxquels s'est heurté le développement des actions de groupe dans d'autres domaines.

Cet article confère en particulier aux organisations syndicales une « force de frappe » qui complète les capacités d'agir en justice que le code du travail met déjà à leur disposition. Ainsi, « les syndicats peuvent, devant toutes les juridictions, exercer tous les droits réservés à la partie civile relativement aux faits portant un préjudice direct ou indirect à l'intérêt collectif de la profession qu'ils représentent 21 ( * ) ». Dans ce cadre, un syndicat peut notamment se porter partie civile dans le cadre d'une action pénale pour travail dissimulé 22 ( * ) .

Il convient de relever que ce dispositif n'est pas limité aux plateformes numériques de mise en relation et pourrait être utilisé contre toute entreprise ayant recours de manière abusive à des travailleurs indépendants.

Enfin, cette action de groupe en matière de requalification n'exclurait naturellement pas les actions individuelles que les travailleurs concernés pourraient vouloir mener s'ils avaient à faire valoir un droit ou une situation qui leur sont propres.

Toutefois, la commission a considéré que le salariat n'est pas compatible avec les formes d'activité concernées et que la bonne approche consiste à chercher à améliorer la protection des travailleurs indépendants sans créer de statut intermédiaire entre le salariat et l'indépendance.

La commission n'a pas adopté cet article.

Article 2
Présomption de salariat des travailleurs des plateformes

Cet article propose d'abroger les dispositions instituant une présomption de travail indépendant et d'instituer une présomption de travail salarié au bénéfice des travailleurs dont les deux tiers du revenu proviennent du travail avec une plateforme.

La commission n'a pas adopté cet article.

I - Le dispositif proposé

A. Une distinction entre travail indépendant et travail salarié contrôlée par le juge

1. Le contrôle du juge sur la relation contractuelle

On distingue traditionnellement le travail salarié, encadré par le code du travail, et le travail indépendant, régi par le code de commerce. La nature de la relation de travail entre les co-contractants a ainsi des conséquences importantes en matière de garanties pour le travailleur.

Une relation de travail salarié peut exister même en l'absence de contrat écrit et même lorsque les parties ont choisi explicitement de se placer dans le cadre d'une relation commerciale.

En effet, selon une jurisprudence constante, l'existence d'une relation de travail salarié dépend des conditions de fait dans lesquelles s'exécute l'activité, et notamment de l'existence d'un lien de subordination du travailleur vis-à-vis du donneur d'ordres.

Ce lien de subordination est apprécié in concreto par le juge sur la base d'un faisceau d'indices, dont notamment l'autonomie du travailleur, l'exclusivité de la relation, l'existence d'un pouvoir de contrôle et de sanction, la détermination unilatérale par le donneur d'ordre des conditions de travail et de la rémunération ou encore l'utilisation de matériel fourni par le donneur d'ordre.

Même lorsqu'il avait initialement accepté les conditions de travail, le travailleur dont la relation avec son donneur d'ordres est requalifiée en contrat de travail peut obtenir le paiement des rappels de salaires et, le cas échéant, l'indemnisation de la rupture de ce contrat. Les organismes de sécurité sociale peuvent également réclamer le versement d'un rappel de cotisations sociales non versées.

2. Travail dissimulé et présomption d'indépendance

Aux termes de l'article L. 8221-5 du code du travail, le fait pour un employeur de se soustraire intentionnellement à l'obligation de déclaration préalable d'embauche, à la délivrance d'un bulletin de paie ou aux formalités déclaratives relatives aux salaires et aux cotisations sociales constitue une forme de travail dissimulé, par dissimulation d'emploi salarié 23 ( * ) . L'infraction de travail dissimulé est passible, pour une personne morale, de 225 000 euros d'amende et, le cas échéant, de peines complémentaires dont la fermeture administrative 24 ( * ) .

L'article L. 8221-6 prévoit une présomption d'indépendance vis-à-vis du donneur d'ordre , applicable notamment aux personnes physiques immatriculées au registre du commerce et des sociétés (RCS), au répertoire des métiers ou auprès des unions de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (Urssaf), aux personnes inscrites au registre des entreprises de transport routier de personnes, ainsi qu'aux dirigeants des personnes morales immatriculées au RCS.

Cette présomption peut être renversée par le juge lorsqu'il est établi que le travail est réalisé dans des conditions qui placent le travailleur dans un lien de subordination juridique permanente vis-à-vis du donneur d'ordre. Dans ce cas, lorsque l'intentionnalité est établie, le donneur d'ordre peut être reconnu coupable de dissimulation d'emploi salarié.

L'article L. 8221-6-1 étend cette présomption d'indépendance à tout travailleur dont les conditions de travail sont définies uniquement par lui-même ou de manière contractuelle avec son donneur d'ordre.

B. Le statut encore ambigu des travailleurs des plateformes

La loi du 8 août 2016 25 ( * ) a créé, au sein de la partie du code du travail relative à certaines formes particulières d'emploi, un titre relatif aux travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation.

Le législateur n'est pour autant pas allé jusqu'à prévoir pour ces travailleurs la présomption de travail salarié qu'il reconnaît aux journalistes 26 ( * ) , aux artistes du spectacle 27 ( * ) , aux mannequins 28 ( * ) ou encore aux voyageurs, représentants ou placiers 29 ( * ) . Ils sont donc présumés indépendants en application de l'article L. 8221-6 du code du travail, puisque la collaboration avec une plateforme requiert généralement une immatriculation au RCS.

Ainsi, la relation entre les travailleurs des plateformes et ces dernières continue d'être appréciée au cas par cas par les juges, sur la base d'un faisceau d'indices permettant de déterminer l'existence ou non d'un lien de subordination.

L'évolution constante des conditions de travail proposée par les plateformes, notamment en réaction aux décisions de requalification prononcées par les tribunaux, empêche à ce jour de dégager une règle générale quant à la nature de cette activité.

Une jurisprudence qui n'est pas encore stabilisée

Au cours de la période récente, la Cour de cassation a eu l'occasion de faire application de sa jurisprudence classique pour apprécier l'existence d'une relation salariée entre des travailleurs et des plateformes numériques.

Dans un arrêt du 28 novembre 2018 30 ( * ) , la Cour a ainsi jugé que les conditions dans lesquelles un coursier travaillait pour la société Take Eat Easy 31 ( * ) étaient constitutives d'un lien de subordination. Les juges ont notamment relevé que l'application utilisée était dotée d'un système de géolocalisation et que la société disposait d'un pouvoir de sanction à l'égard du coursier.

Dans un arrêt du 4 mars 2020 32 ( * ) , la Cour de cassation a confirmé un arrêt de la cour d'appel de Paris affirmant l'existence d'un lien de subordination entre un chauffeur de VTC et la société Uber . Dans ce cas d'espèce, la Cour a retenu que le chauffeur ne se constituait pas de clientèle propre, que l'itinéraire des courses lui était imposé sous peine de correction tarifaire ou encore que la société avait la faculté de déconnecter temporairement ou définitivement le chauffeur.

Il convient toutefois de noter que, dans des décisions récentes, plusieurs cours d'appel ont fait application du même raisonnement pour constater l'inexistence de contrat de travail. La cour d'appel de Lyon a ainsi rejeté en janvier 2021 la demande d'un chauffeur travaillant avec la société Uber 33 ( * ) et la cour d'appel de Paris a rejeté en avril 2021 la demande d'un livreur travaillant avec la société Deliveroo 34 ( * ) . Dans les deux cas, les juges d'appel ont confirmé le jugement de la juridiction prud'homale et considéré que les conditions d'exercice du travail ne traduisaient pas l'existence d'un lien de subordination.

C. L'inversion de la présomption au bénéfice des travailleurs de plateformes

Le présent article tend à supprimer toute présomption d'indépendance et à créer une présomption de travail salarié en faveur des travailleurs des plateformes .

Il abroge à cette fin l'article L. 8221-6-1 du code du travail et propose une nouvelle rédaction de l'article L. 8221-6, aux termes de laquelle tout travailleur dont au moins les deux tiers du revenu professionnel annuel résultent de « l'utilisation d'un algorithme exploité directement ou indirectement par une personne » , serait présumé être lié à cette personne par un contrat de travail.

Cette présomption pourrait être renversée si la personne exploitant l'algorithme démontrait l'absence de tout lien de subordination juridique.

Les dispositions des articles L. 7341-1 et suivants du code du travail, relatives aux travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique et à la responsabilité sociale de ces plateformes, ne seraient pas abrogées et resteraient applicables aux travailleurs indépendants ne remplissant pas la condition fixée par cet article.

II - La position de la commission

Au vu de l'ampleur que prend le phénomène du travail via des plateformes électroniques et des hésitations de la jurisprudence, le rapporteur considère qu'il est nécessaire que le législateur intervienne pour clarifier les choses.

De plus, l'inversion de la charge de la preuve permise par cet article contribuerait à rééquilibrer au profit des travailleurs un rapport de force actuellement très favorable aux plateformes en retirant à ces dernières les avantages procéduraux que la présomption de non-salariat leur procure.

Là encore, le dispositif ne se limite pas aux plateformes de mise en relation et pourrait s'appliquer à toute forme de relation de travail dans laquelle un algorithme intervient.

La commission, considérant qu'il est préférable de chercher à améliorer la protection des travailleurs indépendants sans leur imposer statut qui ne correspond pas à leur réalité, a toutefois estimé que la solution proposée pouvait sembler disproportionnée et que le critère retenu ne ciblait pas assez précisément les travailleurs concernés.

La commission n'a pas adopté cet article.

Article 3
Production des algorithmes devant le conseil de prud'hommes

Cet article propose de donner au conseil de prud'hommes la faculté d'ordonner la production des algorithmes utilisés par une plateforme numérique lorsqu'elle est justifiée par la protection des droits d'un travailleur.

La commission n'a pas adopté cet article.

I - Le dispositif proposé

A. Les prérogatives du juge prud'homal en matière de communication de pièces

En matière de communication de pièces, la procédure devant les juridictions prud'homales est régie par les articles 138 à 142 du code de procédure civile, de nature réglementaire.

Si, dans le cours d'une instance, une partie entend faire état d'une pièce détenue par un tiers, elle peut demander au juge d'ordonner la délivrance d'une expédition ou la production de la pièce. S'il estime cette demande fondée, le juge ordonne la délivrance ou la production de la pièce , en original, en copie ou en extrait selon le cas, dans les conditions et sous les garanties qu'il fixe, au besoin à peine d'astreinte.

La même procédure est applicable aux demandes de production des éléments de preuve détenus par les parties et à leur production 35 ( * ) .

B. L'introduction d'une prérogative spécifique en matière de production des algorithmes

Le présent article crée un nouveau chapitre au sein du titre du code du travail relatif à la procédure devant le conseil de prud'hommes, intitulé « Protection des travailleurs de plateformes numériques ».

Ce chapitre comporterait un unique article L. 1458-1 aux termes duquel le conseil de prud'hommes pourrait ordonner la production des algorithmes utilisés par une plateforme numérique de mise en relation lorsque la protection des droits d'un travailleur est en jeu. Le cas échéant, la juridiction pourrait désigner un ou plusieurs experts .

La transparence des algorithmes, un impensé du droit du travail

Selon la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), un algorithme est « la description d'une suite d'étapes permettant d'obtenir un résultat à partir d'éléments fournis en entrée » 36 ( * ) . Lorsqu'ils sont mis en oeuvre par un ordinateur, les algorithmes sont exprimés dans un langage informatique sous la forme d'une application.

La loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique 37 ( * ) a imposé des obligations de transparence en matière d'algorithmes publics : une décision individuelle prise par une administration sur le fondement d'un traitement algorithmique doit notamment comporter une mention explicite en informant l'intéressé, laquelle indique la finalité poursuivie par le traitement 38 ( * ) . En outre, les codes sources des algorithmes utilisés par l'administration ont été inscrits au nombre des documents communicables 39 ( * ) .

En revanche, bien que plusieurs rapports aient identifié de nouvelles formes de management par les algorithmes en lien avec le développement des plateformes numériques 40 ( * ) , aucune disposition du code du travail ne garantit la transparence des algorithmes à l'égard des travailleurs .

II - La position de la commission

Si le conseil de prud'hommes peut déjà ordonner, sur le fondement du code de procédure civile, la production de l'algorithme utilisé par une plateforme, l'apport principal de cet article est de prévoir la possibilité de recourir à un expert afin de l'analyser. En effet, une grande partie des difficultés causées par les algorithmes tient à leur complexité , si bien que, même si leur code était rendu transparent, ils resteraient inintelligibles au plus grand nombre.

Pour le rapporteur, la transparence des algorithmes exploités par les plateformes constitue un besoin évident car il s'agit d'« algorithmes de management » qui ne sauraient être protégés par le secret des affaires lorsque les droits des travailleurs sont en jeu.

La commission n'a pas adopté cet article.

EXAMEN EN COMMISSION

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Réunie le mercredi 19 mai 2021, sous la présidence de Mme Catherine Deroche, présidente, la commission examine le rapport de M. Jean-Luc Fichet sur la proposition de loi n° 426 (2020-2021) visant à lutter contre l'indépendance fictive en permettant des requalifications en salarié par action de groupe et en contrôlant la place de l'algorithme dans les relations contractuelles.

M. Jean-Luc Fichet , rapporteur . - Cette proposition de loi a été déposée par notre collègue Olivier Jacquin et plusieurs membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. Elle vise à mieux protéger les travailleurs des plateformes numériques en mettant à leur disposition des outils destinés à rééquilibrer le rapport de force devant les juridictions lorsqu'ils demandent leur requalification en tant que salarié.

Avant toute chose, il me revient de vous proposer un périmètre pour l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution. Je considère que ce périmètre comprend des dispositions relatives : à la création d'une procédure d'action de groupe au nom de travailleurs ayant subi des préjudices du fait du recours au statut d'indépendant ; à la présomption d'indépendance ou de salariat réservée par le code du travail à certains travailleurs ; et à la procédure prud'homale.

En revanche, j'estime que ne présenteraient pas de lien, même indirect, avec le texte déposé, des amendements relatifs : aux procédures d'action de groupe dans toute autre matière ; à la création d'un nouveau statut de travailleur ; à la responsabilité sociale des plateformes numériques de mise en relation ; à la protection sociale applicable aux travailleurs indépendants ayant recours à ces plateformes. De tels amendements seraient donc déclarés irrecevables par notre commission en application de l'article 45 de la Constitution.

J'en viens à mon rapport sur la proposition de loi.

L'apparition et le développement rapide d'entreprises ayant pour objet la mise en relation, par des outils numériques, de consommateurs ou de clients avec une multitude de travailleurs supposément indépendants constituent l'une des évolutions récentes les plus marquantes et les plus inquiétantes du marché du travail.

Cette « ubérisation » est particulièrement visible dans les secteurs des voitures de transport avec chauffeur (VTC) et de la livraison à domicile de denrées ou de repas, mais tend à s'étendre à un nombre croissant d'activités, des serveurs aux avocats. Ce phénomène constitue une remise en question frontale de notre modèle social, en permettant un retour insidieux du tâcheronnage du XIX e siècle, que la construction progressive du droit du travail avait justement cherché à éradiquer.

La dégradation de la situation de l'emploi permet en effet à ces plateformes de disposer d'une main d'oeuvre nombreuse et prête à accepter des conditions de travail indignes, une grande précarité et des rémunérations souvent dérisoires. J'ajoute que, bien souvent, les plateformes exploitent la détresse de migrants en situation irrégulière et prêts à accepter n'importe quelles conditions de travail.

Ces travailleurs sont contraints, pour travailler avec les plateformes, de recourir à un statut d'indépendant que leurs faibles rémunérations ne leur permettent généralement pas d'assumer. Du fait de leur statut, ils ne bénéficient pas des dispositions du code du travail relatives notamment au salaire minimum, au repos, aux congés payés ou encore à l'encadrement de la rupture de la relation de travail. On voit donc bien le recul que constitue cette forme de travail qui consiste à contourner les protections offertes par notre modèle social aux salariés.

En tant qu'indépendants, ces travailleurs bénéficient en outre d'une protection sociale lacunaire. Ainsi, ils ne sont pas couverts au titre de l'assurance chômage, alors que leur activité est par nature intermittente et que les plateformes peuvent unilatéralement y mettre un terme. Ils ne sont pas non plus couverts par la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) alors que leur activité est, dans le cas des livreurs ou des chauffeurs de VTC, particulièrement risquée et qu'un accident peut réduire à néant leur capacité à travailler.

Ils ne bénéficient pas non plus de la généralisation de la couverture maladie complémentaire obligatoirement proposée par les employeurs à leurs salariés depuis la loi de sécurisation de l'emploi de 2013.

Enfin, les travailleurs concernés, généralement jeunes, méconnaissent souvent les enjeux liés à la retraite. Or la cotisation minimale permettant de valider trois trimestres par an au titre de l'assurance vieillesse n'est pas applicable aux micro-entrepreneurs, statut souvent choisi par les livreurs en raison de sa simplicité.

Si le recours au statut d'indépendant, imposé par les plateformes aux travailleurs qu'elles emploient, est problématique, il est également abusif. En effet, les conditions dans lesquelles ces travailleurs exercent leur activité s'apparentent bien souvent en fait à un travail salarié.

Je rappelle que, en l'état actuel du droit, le choix des parties de se placer dans le cadre d'une relation commerciale entre un client et un prestataire ne s'impose pas au juge. Le conseil de prud'hommes, s'il est saisi, peut ainsi requalifier une relation de travail indépendant en contrat de travail salarié s'il constate qu'il existe, dans les faits, une relation de subordination. Cette possibilité existe même lorsque la loi reconnaît une présomption de travail indépendant, comme c'est le cas pour les autoentrepreneurs et les dirigeants d'entreprises unipersonnelles. Le travailleur ainsi requalifié a alors droit au versement de rappels de salaires et à l'indemnisation des préjudices subis, y compris au titre de la rupture abusive de son contrat le cas échéant.

Au cours de la période récente, deux arrêts fondateurs de la Cour de cassation ont affirmé que la situation dans laquelle travaillaient des livreurs de l'ancienne plateforme de livraison Take Eat Easy ou des chauffeurs de VTC de la société Uber devait être regardée comme constitutive d'une indépendance fictive et donc comme une relation de travail salarié.

De nombreuses demandes en ce sens sont en cours d'examen par les conseils de prud'hommes et les cours d'appel. Toutefois, ces procédures sont longues et coûteuses pour des travailleurs en situation de vulnérabilité. En outre, elles sont encore hasardeuses malgré les décisions, qui me semblent pourtant claires, de la Cour de cassation. Plusieurs cours d'appel ont ainsi refusé de requalifier des travailleurs de plateformes au cours des derniers mois sur la base d'analyses au cas par cas.

La situation actuelle est donc porteuse d'une insécurité juridique dont on ne peut pas se satisfaire. La proposition de loi déposée par notre collègue Olivier Jacquin vise à mettre fin aux ambiguïtés qui laissent prospérer cette situation.

Il semble premièrement nécessaire de faciliter l'accès au droit pour les travailleurs faussement indépendants. C'est l'objet de l'article 1 er , qui innove en créant une procédure d'action de groupe au bénéfice des travailleurs subissant un préjudice du fait du recours à un statut fictif d'indépendant. Il s'agit de permettre à la multitude des travailleurs placés dans la même situation vis-à-vis des plateformes de faire, ensemble, valoir leurs droits de manière plus efficace.

Je rappelle que l'action de groupe, introduite dans le droit français par la loi Hamon de 2014, vise à renforcer la protection des droits des citoyens en permettant à plusieurs justiciables victimes d'un même préjudice de se regrouper pour agir en justice. Des actions de groupe sont possibles dans le domaine de la consommation, de la santé ou encore en matière de discriminations au travail.

Cette nouvelle action de groupe pourrait être exercée par une organisation syndicale ou par une association intervenant dans le domaine de la défense des travailleurs indépendants. Elle serait introduite devant le tribunal judiciaire, sans doute mieux armé que le conseil de prud'hommes pour traiter des dossiers massifs.

Une fois que le juge aurait reconnu l'existence du préjudice et défini le profil des victimes, tous les travailleurs concernés pourraient se joindre à l'action de groupe et bénéficier d'une indemnisation sans avoir besoin d'entreprendre une longue et coûteuse action individuelle. Le rapport de force entre les travailleurs demandant une requalification et la plateforme serait ainsi rééquilibré.

Il convient par ailleurs de clarifier le droit afin de mettre fin à l'incertitude qui entoure les actions en requalification. Le législateur s'est jusqu'à présent refusé à reconnaître le statut de salarié aux travailleurs des plateformes ou à leur étendre les garanties dont bénéficient les salariés comme il l'a fait pour d'autres catégories de travailleurs atypiques, comme les journalistes, les mannequins ou les VRP.

Au contraire, les dernières évolutions législatives survenues depuis les premiers jalons posés par la loi El Khomri de 2016, telles que la loi d'orientation des mobilités (LOM) du 24 décembre 2019 ou l'ordonnance du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs de plateformes, ont visé à conforter, sans l'affirmer définitivement, leur statut d'indépendant en se bornant à imposer certaines obligations de financement d'avantages sociaux, de transparence ou de dialogue social aux plateformes.

Dans ce contexte, les auteurs de la proposition de loi proposent de supprimer la présomption d'indépendance qui impose aux travailleurs de prouver l'existence d'un lien de subordination vis-à-vis de la plateforme.

L'article 2 de la proposition de loi tend à abroger les dispositions actuelles prévoyant une présomption de travail indépendant et à leur substituer une présomption de salariat. Cette présomption serait applicable dès lors qu'un travailleur tire plus des deux tiers de son revenu d'activité de l'utilisation d'un algorithme exploité par une plateforme.

Cette présomption ne serait pas irréfragable, mais il appartiendrait à la plateforme de démontrer l'absence de lien de subordination. Il s'agit donc d'inverser la charge de la preuve au bénéfice de la partie qui dispose de moins de moyens, c'est-à-dire du travailleur.

Ce dispositif ne se limite pas aux plateformes de VTC et de livraison, dont on observe déjà les ravages, mais pourrait s'appliquer à toute forme de relation de travail dans laquelle un algorithme intervient.

Enfin, les demandes de requalification étant en règle générale examinées par le conseil de prud'hommes, il convient de donner à cette instance la capacité d'apprécier la réalité des conditions de travail des travailleurs de plateformes. À cette fin, l'article 3 permet au conseil de prud'hommes d'exiger la production des algorithmes utilisés par la plateforme et de se faire assister d'un expert lorsque la protection des droits d'un travailleur est en jeu.

Même s'il ne faut pas se tromper de cible en condamnant les technologies numériques, les algorithmes représentent en effet un enjeu majeur des nouvelles relations de travail. Leur transparence et leur intelligibilité, qui restent un impensé du droit du travail, relèvent de la nécessité dès lors qu'il s'agit de reconnaître les droits d'un travailleur face à une situation déséquilibrée.

Le contournement du droit du travail auquel se livrent les plateformes numériques concerne aujourd'hui certains secteurs bien identifiés, mais le bouleversement du travail auquel nous assistons pourrait bientôt s'étendre et entraîner une profonde remise en cause de notre modèle social. Il est donc urgent de protéger ces travailleurs en faisant progresser, y compris malgré eux, la reconnaissance de leur subordination vis-à-vis des plateformes.

C'est pourquoi je demande à la commission de bien vouloir adopter cette proposition de loi.

Mme Frédérique Puissat . - Notre commission a déjà eu l'occasion de se pencher sur la question des travailleurs des plateformes. L'an dernier, Michel Forissier, Catherine Fournier et moi-même avions rédigé, au nom de la commission, un rapport intitulé « Travailleurs des plateformes : au-delà de la question du statut, quelles protections ? ».

Cette proposition de loi est à charge contre les plateformes ; or celles-ci sont très diverses. Le travail par l'intermédiaire d'une plateforme n'est pas toujours synonyme de précarité ; certains travailleurs indépendants obtiennent des rémunérations importantes. Le déficit de couverture sociale des travailleurs des plateformes est à nuancer : la couverture santé est identique à celle des salariés, quant aux prestations de la branche famille, elles sont décorrélées du statut.

Vous partez du postulat que ces travailleurs ont du mal à se faire entendre par la justice pour obtenir une reconnaissance de leur statut ; mais il est difficile de faire la part entre ceux qui choisissent ce statut et ceux pour qui il est contraint, et les demandes de requalification sont peu nombreuses. De plus, les organisations syndicales sont attentives à la situation de ces travailleurs, alors même qu'elles ont plutôt vocation à défendre des salariés. La justice statue au cas par cas, conformément à la jurisprudence de la Cour de cassation. C'est pertinent, car il est difficile de procéder à des généralisations en la matière.

Notre rapport n'allait pas du tout dans le même sens que cette proposition de loi. Nous voulions d'abord améliorer la protection sociale des travailleurs indépendants, sans pour autant imposer un statut. Nous voulions aussi renforcer la négociation collective - c'est d'ailleurs l'objet de l'ordonnance qui a été présentée en conseil des ministres le 21 avril dernier, relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d'exercice de cette représentation.

L'action de groupe pour requalification que vous proposez ne semble pas correspondre aux attentes de tous les travailleurs des plateformes ; MM. Bruno Mettling et Gilbert Cette estimaient d'ailleurs, lors de leur audition, que cette requalification n'était pas forcément une solution.

L'article 2 vise à instaurer une présomption de salariat : « Tout travailleur, dont au moins les deux tiers du revenu professionnel annuel résultent de l'utilisation d'un algorithme exploité directement ou indirectement par une personne, est présumé être lié à cette dernière par un contrat de travail. » C'est une position quelque peu radicale, qui ne correspond sans doute pas aux attentes de tous les travailleurs. La présomption s'appliquerait a posteriori, alors que la plateforme n'a aucun moyen de connaître les autres revenus du travailleur. Cela crée aussi une inégalité de traitement entre travailleurs placés dans des situations similaires, selon les revenus qu'ils ont par ailleurs.

Enfin, s'agissant de l'article 3, il est déjà possible pour le conseil des prud'hommes d'obtenir la production des algorithmes utilisés par la plateforme.

Pour toutes ces raisons, et par cohérence avec le rapport que notre commission a adopté, notre groupe ne votera pas cette proposition de loi.

Mme Cathy Apourceau-Poly . - Les plateformes numériques sont devenues un vrai sujet de société et nous avons déjà eu à examiner plusieurs textes sur ce sujet. M. Savoldelli avait ainsi déposé une proposition de loi relative au statut des travailleurs des plateformes, que nous avons examinée en mai 2020.

Nous sommes favorables à l'inversion de la présomption de non-salariat en une présomption de salariat. Mais la rédaction de l'article 2 soulève des questions. Que signifie un « algorithme exploité directement ou indirectement par une personne » ? Ne manque-t-il pas une définition précise de la notion d'algorithme organisant les relations de travail ?

L'article 1 er permet aux travailleurs des plateformes d'exercer une action de groupe pour obtenir une requalification en travailleurs salariés : comment cette action de groupe se déroulera-t-elle ? Ce juge judiciaire se verrait-il accorder les compétences du conseil de prud'hommes pour pouvoir requalifier ?

M. Olivier Henno . - Ce qu'on appelle l'ubérisation est un sujet d'actualité. Il est justifié de s'interroger sur la protection des travailleurs des plateformes numériques, question à laquelle Mme Fournier, Mme Puissat et M. Forissier s'étaient déjà intéressés avec. Toutefois, si l'interrogation est légitime, la réponse qui consiste en une requalification en salariat ne semble pas pertinente, ne serait-ce que parce que celle-ci n'est pas toujours souhaitée par les travailleurs. Mieux vaut continuer à améliorer la protection sociale des travailleurs et renforcer la négociation collective. C'est pourquoi nous ne voterons pas ce texte.

Mme Monique Lubin . - Le groupe socialiste avait organisé un colloque et déjà déposé une proposition de loi sur ce sujet. On entend souvent dire que le sujet est important et mérite réflexion, mais les solutions proposées ne sont jamais les bonnes... Les travailleurs des plateformes seraient volontaires, désireux de liberté et n'auraient pas envie d'un rapport de salariat. C'est vrai pour une partie d'entre eux, mais attention à ce que ce sentiment de liberté ne constitue pas un miroir aux alouettes ! La réalité sera dure lorsqu'ils voudront faire valoir leurs droits à la retraite. Certes, certains choisissent ce statut et s'en sortent très bien, mais nous devons nous intéresser à tous ceux - la majorité - qui subissent, qui sont exploités, à l'image des livreurs de repas, par exemple. Combien de temps allons-nous fermer les yeux sur l'exploitation de ces personnes, de ces jeunes, de ces immigrés, de ces étrangers, parfois en situation irrégulière ? Combien de temps allons-nous continuer à dire que les questions sont bonnes, mais que les réponses ne le sont pas ? Il est temps d'avancer. Pour nous, la meilleure solution est le salariat ; sinon, on risque de revenir au XIX e siècle et au travail à la tâche ! Des gens se levaient le matin et partaient quémander du travail, sans être sûrs d'en trouver, afin de pouvoir manger le soir. Est-ce là ce que nous voulons ? Nous devons agir pour ces nouveaux esclaves du XXI e siècle !

M. Daniel Chasseing . - Notre rapporteur a bien décrit la situation de ces travailleurs des plateformes, qui sont dépourvus d'assurance chômage, de complémentaire santé, de droits à la retraite. Il faut améliorer leurs conditions de travail pour qu'ils ne soient pas exploités, et éviter de revenir au XIX e siècle. D'un autre côté, Mme Puissat a raison de souligner que la situation n'est pas toujours noire, que ces travailleurs ont une couverture santé et que certains travaillent pour des plateformes par choix. J'aurais tendance à rejoindre sa position qui vise à privilégier l'amélioration des protections collectives pour que ces travailleurs soient mieux protégés et ne soient pas exploités.

M. René-Paul Savary . - Monique Lubin a dressé un tableau assez caricatural de la position que nous comptons adopter. Ce n'est pas le jour et la nuit, il faut trouver une position intermédiaire.

La première solution serait d'instituer un statut spécifique : ce n'est ni ce qui est proposé ni ce que nous proposons, car cette solution soulève des difficultés dont nous avons déjà eu l'occasion de débattre.

La deuxième, c'est le dispositif de la proposition de loi, c'est-à-dire le salariat imposé.

La troisième, c'est la proposition de Frédérique Puissat : renforcer la protection sociale de ces travailleurs.

Nous savons comment fonctionnent les indépendants. Les cotisations sont différentes, et les droits sociaux aussi. Là où je rejoins Monique Lubin, c'est que se posera le problème des retraites. Le régime actuel couvre des travailleurs jeunes - les recettes sont supérieures aux dépenses -, mais quand il faudra payer les retraites, il y aura des surprises à la fois pour le régime et pour les travailleurs, qui ne toucheront pas une retraite à la hauteur de leurs espérances.

La proposition brillamment présentée par Frédérique Puissat devrait nous rassembler. Notre volonté est de prendre en compte les difficultés des travailleurs : il faut renforcer leur protection sociale tout en leur permettant de conserver leur indépendance.

M. Jean-Luc Fichet , rapporteur . - Nous sommes tous d'accord pour reconnaître que la protection sociale des travailleurs indépendants est loin d'être ce qu'elle devrait être. Le statut d'indépendant des travailleurs de plateformes est un détournement de l'autoentreprenariat. Dans le contrat qui lie l'indépendant et la plateforme, existe-t-il un lien de subordination ? On peut considérer que c'est le cas puisque la plateforme a toujours la possibilité de désactiver le compte d'un travailleur indépendant qui ne satisfait pas à la demande ou qui ne va pas assez vite... Les plateformes offrent une couverture lacunaire : comment améliorer les choses ? L'ordonnance du 21 avril 2021 apporte quelques améliorations : elle permet d'engager des démarches pour désigner des représentants. Néanmoins, nous ne savons pas encore dans quel cadre s'engageront ces consultations.

Nous ne menons pas une charge contre les plateformes. Elles ont quelques vertus : elles offrent un travail à des personnes éloignées de l'emploi. Mais il ne faut pas oublier que bon nombre de livreurs partenaires sous-louent illégalement le compte d'un autre autoentrepreneur et que, chez les chauffeurs VTC, un grand nombre de personnes sont dans l'illégalité totale et n'ont donc aucune protection.

Monsieur Savary, il faut en effet écarter l'idée de créer un statut intermédiaire qui créerait des difficultés supplémentaires.

Les plateformes vont se développer. Il faut prendre en compte dès maintenant la nouvelle approche du travail qu'elles instituent avant que les choses ne se dégradent davantage. Monique Lubin l'a dit, les plateformes sont issues du système anglo-saxon, dans lequel il faut créer soi-même son travail. Certaines étaient au départ très rémunératrices, ce qui a suscité un grand engouement, mais au fur et à mesure de leur développement les conditions d'emploi se sont dégradées. On en arrive aujourd'hui à des situations où les travailleurs indépendants travaillent pour moins que le SMIC et à temps partiel. Cette situation est absolument insupportable. On dit qu'il faut améliorer la couverture sociale, mais nous devons aller plus loin : ces frais doivent rester à la charge de la plateforme, sinon la rémunération de ces travailleurs va encore se dégrader.

Les trois articles proposés sont simples. On voit bien les vertus de l'action de groupe pour des travailleurs qui sont individuellement incapables de défendre leur cause. Cette mesure permettrait d'améliorer le statut social des travailleurs indépendants.

Renverser la charge de la preuve, c'est permettre d'avancer sur le statut sans demander en permanence aux travailleurs de prouver leur subordination.

Enfin, il est évident qu'il faut soulever le problème des algorithmes, ces outils qui vont de plus en plus envahir notre sphère de travail et notre vie personnelle. Il est important que le conseil de prud'hommes puisse consulter l'algorithme et s'adjoindre les compétences d'un expert. L'article 3 prévoit la possibilité pour le conseil de prud'hommes de consulter un expert, qui établira le contenu exact de l'algorithme. Car c'est bien l'algorithme qui définit les modalités d'application du contrat passé entre l'autoentrepreneur et la plateforme, et la sanction de l'attitude du travailleur qui ne va pas assez vite ou n'est pas assez présent. Désactiver un travailleur est un pouvoir de sanction terrible, d'autant qu'en général aucune explication n'est donnée. Pour l'ensemble de ces raisons, il faut envisager d'instituer un statut de salarié pour ces travailleurs indépendants. La solution n'est pas inimaginable : la plateforme Just Eat travaille avec du personnel salarié, et envisage de passer de 2 500 contrats à 5 000 contrats d'ici à la fin de l'année.

Les travailleurs sont jeunes et dynamiques, mais la situation sera dramatique au moment où ils voudront faire valoir leurs droits à la retraite.

Dernier point, la durée moyenne de l'activité des livreurs est inférieure à un an. En effet, les conditions d'exercice du travail sont tellement dures qu'il est difficilement envisageable d'aller au-delà. Cela mérite que l'on s'interroge sur ce type d'emploi.

M. Olivier Jacquin , auteur de la proposition de loi . - Je remercie le rapporteur de son travail, ainsi que Monique Lubin, la cosignataire de cette proposition de loi et de la précédente, dont je salue le plaidoyer.

Madame Puissat, je suis agriculteur, travailleur indépendant : je connais le prix de l'indépendance et la liberté qu'elle procure, mais j'en ai les moyens. Pourquoi suis-je devant vous aujourd'hui ? Je suis un spécialiste des transports à la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable. Dans la loi d'orientation des mobilités figure ce piège qu'est la charte pour les travailleurs des plateformes. Lors des auditions que j'ai organisées, j'ai rencontré des jeunes de l'âge de mes enfants, livreurs du Collectif des livreurs autonomes de Paris (Clap). La Cour de cassation venait de rendre cet arrêt important concernant Take Eat Easy dans lequel elle avait requalifié des livreurs à vélo en salariés. Par provocation, j'ai conseillé à ces jeunes d'engager une procédure en justice pour récupérer 30 000 euros au bout de trois ans, mais ils m'ont répondu qu'ils trouvaient cette échéance trop lointaine, que cela allait coûter cher et qu'ils ne désiraient pas être salariés si c'était pour gagner 1 200 euros par mois et avoir un patron. J'ai évoqué la possibilité de gagner 2 000 euros par mois : ils m'ont dit que je rêvais... Ces jeunes se croient destinés à la précarité, ne croient pas au système des retraites, et vivent au jour le jour en gagnant trois sous.

Voilà pourquoi je suis devant vous : j'ai un sentiment de révolte par rapport au travail qui rend pauvre. Nous pouvons nous retrouver sur la valeur travail. Certains d'entre vous fustigent les fainéants profiteurs, mais on parle là de personnes qui ne peuvent pas vivre de leur travail. Demain, ils seront à la charge de la société sur les budgets sociaux, ils toucheront le RSA quand ils seront cassés et que leur corps ne répondra plus ; après-demain, ils seront des retraités pauvres. Nous sommes en train de dévoyer notre modèle socioéconomique en laissant entrer ce cheval de Troie.

Vous avez raison, toutes les plateformes numériques ne sont pas visées. Celles qui sont particulièrement toxiques mettent en concurrence un maximum de travailleurs pour servir à une heure donnée des clients : l'algorithme presse les rémunérations pour faire varier le nombre de travailleurs à un moment donné. La plateforme Extracadabra propose à la restauration, qui a des difficultés à recruter, des autoentrepreneurs. J'ai rencontré avant le confinement un serveur de café, à qui son patron avait demandé d'être autoentrepreneur : ils y gagnaient tous les deux, l'un payant un peu moins de charges sociales, l'autre ayant une rémunération nette un peu plus importante. Quelques mois après le confinement, le salarié indépendant ne touchait pas d'allocation chômage et n'arrivait plus à joindre les deux bouts : je lui ai envoyé un chèque de 100 euros pour l'aider. Voilà ce qui se passe actuellement.

Avec Monique Lubin et Nadine Grelet-Certenais, nous avions proposé une piste peut-être plus radicale : pour nous, la solution passait par la coopérative d'activité et d'emploi et le salariat. Cathy Apourceau-Poly a rappelé le travail intéressant de son groupe sur le titre VII du code du travail pour offrir des possibilités à ceux qu'il est difficile de subordonner directement.

Madame Puissat, j'ai lu votre rapport, que j'ai trouvé extrêmement intéressant. Une des conclusions était qu'il ne fallait pas créer de nouveau statut entre celui d'indépendant et celui de salarié. Pour M. Frouin, auteur d'un rapport dans lequel il vantait la solution proposée par Monique Lubin et moi-même - les coopératives d'activité et d'emploi -, il y a actuellement une frontière floue entre indépendants et salariés ; un tiers statut mettrait deux frontières floues entre ce nouveau statut à l'anglaise de workers, un sous-statut d'indépendant, et ceux de salarié et d'indépendant. Les trois articles de ma proposition de loi sont inspirés par ce rapport de décembre 2020, qui allait très loin sur le dialogue social et sur la responsabilisation des plateformes vis-à-vis de leurs donneurs d'ordre par le devoir de vigilance.

Le titre de la proposition de loi fait référence à l'arrêt exceptionnel de la Cour de cassation du 4 mars 2020 dans lequel elle constatait l'indépendance fictive des travailleurs. J'ai déposé ce texte le jour anniversaire de cet arrêt, le 4 mars 2021.

L'article 1 er porte sur la requalification en action du groupe. Il y a effectivement peu de demandes de requalification : la procédure est trop longue, coûteuse et difficile. Des démarches individuelles pourront être engagées devant les prud'hommes, mais les travailleurs auront la possibilité de se regrouper dans une action de groupe - un seul juge, une seule procédure, un seul avocat pour faciliter les choses. On va me rétorquer qu'une telle mesure risque de condamner tout un secteur, mais je rappelle que la start-up Just Eat envisage d'atteindre les 4 500 livreurs en CDI et qu'elle a montré la viabilité de son modèle dans des pays étrangers.

L'article 2 tend à instituer la présomption de salariat. Il vise à modifier un article du code du travail : « Est présumé travailleur indépendant celui dont les conditions de travail sont définies exclusivement par lui-même ou par le contrat les définissant avec son donneur d'ordre. » Un exemple concret : face à la pénurie de travailleurs hospitaliers, une petite start-up propose des infirmiers hospitaliers autoentrepreneurs. Imaginez ce que cela pourrait entraîner de désordre dans les services hospitaliers ! L'idée est donc de prévoir une présomption de salariat pour les indépendants travaillant principalement sur la base d'un algorithme.

Je proposerai cet été un nouveau texte pour aller plus loin sur la question de la transparence de l'algorithme. L'algorithme est une boîte noire protégée par le secret de fabrication et le droit d'entreprendre. Rappelez-vous le chronotachygraphe, le mouchard des camionneurs, qu'on a fait entrer dans la cabine des camions et des bus il y a plus d'un siècle pour des raisons de sécurité ! Aujourd'hui, nous législateurs, nous devons remettre du droit dans le système, et peut-être prévoir un algorithme public pour vérifier le nombre d'heures de travail, l'absence de prise de risque... Certains algorithmes forcent les livreurs à griller des feux rouges.

Mes chers collègues de la majorité sénatoriale, je suis heureux d'avoir eu une discussion politique avec vous sur ce sujet. Je crois qu'au fond vous partagez mon plaidoyer sur le travail qui rend pauvre. Ce dévoiement du statut d'autoentrepreneur et de la valeur travail est une menace pour notre modèle socioéconomique.

Comme je l'ai fait remarquer à Gérard Longuet, notre seul collègue qui avait voté contre la suppression de l'article 20 dans la loi d'orientation des mobilités, nous n'avons pas de cireurs de chaussures dans notre pays, et pourtant on arrive bien à vivre ! On peut créer de nombreuses activités en baissant le coût du travail : qu'est-ce que cela va nous apporter ? On risque de casser notre modèle social. On ne peut tout accepter au risque de détruire notre société et la valeur travail.

Mme Catherine Deroche , présidente . - Cela me rappelle une affaire élyséenne de cireur de chaussures survenue il y quelques années... (Sourires.)

EXAMEN DES ARTICLES

Mme Catherine Deroche , présidente . - Aucun amendement n'ayant été déposé, je mettrai successivement aux voix les articles du texte.

Articles 1 er , 2 et 3

Les articles 1 er , 2 et 3 ne sont pas adoptés.

En conséquence, la proposition de loi n'est pas adoptée.

Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance publique portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.

RÈGLES RELATIVES À L'APPLICATION DE L'ARTICLE 45
DE LA CONSTITUTION ET DE L'ARTICLE 44 BIS, ALINÉA 3,
DU RÈGLEMENT DU SÉNAT (« CAVALIERS »)

Si le premier alinéa de l'article 45 de la Constitution, depuis la révision du 23 juillet 2008, dispose que « tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu'il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis », le Conseil constitutionnel estime que cette mention a eu pour effet de consolider, dans la Constitution, sa jurisprudence antérieure, reposant en particulier sur « la nécessité pour un amendement de ne pas être dépourvu de tout lien avec l'objet du texte déposé sur le bureau de la première assemblée saisie » 41 ( * ) .

De jurisprudence constante et en dépit de la mention du texte « transmis » dans la Constitution, le Conseil constitutionnel apprécie ainsi l'existence du lien par rapport au contenu précis des dispositions du texte initial, déposé sur le bureau de la première assemblée saisie 42 ( * ) . Pour les lois ordinaires, le seul critère d'analyse est le lien matériel entre le texte initial et l'amendement, la modification de l'intitulé au cours de la navette restant sans effet sur la présence de « cavaliers » dans le texte 43 ( * ) . Pour les lois organiques, le Conseil constitutionnel considère comme un « cavalier » toute disposition organique prise sur un fondement constitutionnel différent de celui sur lequel a été pris le texte initial 44 ( * ) .

En application des articles 17 bis et 44 bis du Règlement du Sénat, il revient à la commission saisie au fond de se prononcer sur les irrecevabilités résultant de l'article 45 de la Constitution, étant précisé que le Conseil constitutionnel les soulève d'office lorsqu'il est saisi d'un texte de loi avant sa promulgation.

En application du vademecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des Présidents le 20 mars 2019, la commission des affaires sociales a arrêté, lors de sa réunion du mercredi 19 mai 2021, le périmètre indicatif de la proposition de loi visant à lutter contre l'indépendance fictive en permettant des requalifications en salarié par action de groupe et en contrôlant la place de l'algorithme dans les relations contractuelles.

Elle a considéré que ce périmètre incluait des dispositions relatives :

- à la création d'une procédure d'action de groupe au nom de travailleurs ayant subi des préjudices du fait du recours au statut d'indépendant ;

- à la présomption d'indépendance ou de salariat réservée par le code du travail à certains travailleurs ;

- à la procédure prud'homale.

En revanche, la commission a estimé que ne présentaient pas de lien, même indirect, avec le texte déposé , des amendements relatifs :

- aux procédures d'action de groupe dans toute autre matière ;

- à la création d'un nouveau statut de travailleur ;

- à la responsabilité sociale des plateformes numériques de mise en relation ;

- à la protection sociale applicable aux travailleurs indépendants ayant recours à ces plateformes.

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES ET DES CONTRIBUTIONS ÉCRITES

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Par ordre chronologique

• Uber

Marine Charpentier , senior employment counsel pour la région Europe de l'ouest et sud

Laurène Guardiola , public policy manager France

• Deliveroo

Julien Lavaud , responsable des affaires publiques France

• Just Eat

Meleyne Rabot , directrice générale de Just Eat France

Laurence Crevel , directrice des ressources humaines

Victor Ennouchi , directeur des opérations

Soliman Chaouche , responsable des affaires publiques de Just Eat, directeur de clientèle de l'agence Proches

Barbara Lanne , consultante pour Just Eat (agence Proches)

• Ministère du travail, de l'emploi et de l'insertion - Direction générale du travail (DGT)

Anne Sipp , sous-directrice des relations individuelles et collectives du travail

Emmanuelle Wurtz , conseillère-expert

• Ministère de la justice - Direction générale des affaires civiles et du sceau (DACS)

Catherine Raynouard , sous-directrice du droit civil

Elodie Guennec , cheffe du bureau du droit processuel et du droit social

• Collectif des livreurs autonomes de Paris (CLAP)

Jérôme Pimot , président, cofondateur

• Syndicat des chauffeurs privés VTC (SCP VTC)

Sayah Baaroun , secrétaire général

Ahmed Kemala , membre du bureau

• Syndicat CGT des coursiers de Gironde

Arthur Hay , secrétaire général

• KMBM Avocats

Kevin Mention , avocat à la Cour

• Metalaw

Jérôme Giusti , avocat à la Cour

Contributions écrites

• Confédération française de l'encadrement-confédération générale des cadres (CFE-CGC)

• Confédération générale du travail (CGT)

• Confédération française démocratique du travail (CFDT)

• Confédération Force ouvrière (FO)

• Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC)

LA LOI EN CONSTRUCTION

___________

Pour naviguer dans les rédactions successives du texte, visualiser les apports de chaque assemblée, comprendre les impacts sur le droit en vigueur, le tableau synoptique de la loi en construction est disponible sur le site du Sénat à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl20-426.html


* 1 Selon l'Insee, environ 100 000 personnes, soit 0,4 % des personnes en emploi, travaillaient en 2017 au moyen d'une mise en relation avec des clients exclusivement via une plateforme, un quart de ces emplois étant occupés par des chauffeurs de VTC.

* 2 Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l'emploi.

* 3 Les conditions prévues pour bénéficier de l'allocation des travailleurs indépendants, notamment celle d'avoir fait l'objet d'une liquidation judiciaire, ne permettent pas en pratique aux travailleurs des plateformes d'y avoir accès. Plus largement, cette allocation, proposition phare du programme présidentiel d'Emmanuel Macron, a bénéficié à moins de 1 000 personnes depuis sa création par la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.

* 4 Les travailleurs relevant du régime micro-social s'acquittent d'une cotisation sociale unique calculée sur leur chiffre d'affaires et non sur leur revenu, à un taux forfaitaire (22 % pour la prestation de services).

* 5 C'est le cas pour les travailleurs enregistrés auprès des Urssaf.

* 6 Cour de cassation, arrêt n° 1737 du 28 novembre 2018 (17-20.079).

* 7 Cour de cassation, arrêt n° 374 du 4 mars 2020 (19-13.316).

* 8 Par exemple, cour d'appel de Lyon, 15 janvier 2021, n° 19/08056 ou cour d'appel de Paris, 7 avril 2021, n° 18/02846.

* 9 Loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités.

* 10 Ordonnance n° 2021-484 du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d'exercice de cette représentation.

* 11 Loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation - Article 1 er .

* 12 Loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé - Article 184.

* 13 Loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXI e siècle - Articles 60 à 92.

* 14 Loi n°2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique.

* 15 Rapport n° 3085 déposé par la mission d'information de l'Assemblée nationale sur le bilan et les perspectives des actions de groupe, présenté par M. Philippe Gosselin et Mme Laurence Vichnievsky, 11 juin 2020.

* 16 Ce délai est de 6 mois pour les actions de groupe intentées en matière de discrimination.

* 17 Art. L. 1134-7 du code du travail.

* 18 Article 63 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXI e siècle.

* 19 Cour de cassation, 4 mars 2020, arrêt n° 374.

* 20 La décision Take Eat Easy de 2018, concernant des faits datant de 2016, est intervenue alors que la société avait déjà été dissoute.

* 21 Art. L. 2132-3 du code du travail.

* 22 Cass. crim., 6 décembre 2011, n° 10-86.829, Bull. crim. n° 244.

* 23 L'autre forme de travail dissimulé résulte de la dissimulation d'activité et est défini à l'article L. 8221-3.

* 24 Art. 131-9 du code pénal.

* 25 Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.

* 26 Art. L. 7112-1 du code du travail.

* 27 Art. L. 7121-3.

* 28 Art. L. 7123-3.

* 29 Art. L. 7313-1.

* 30 Cour de cassation, arrêt n°1737 du 28 novembre 2018 (17-20.079).

* 31 La société Take Eat Easy avait disparu au moment de cette décision.

* 32 Cour de cassation, arrêt n°374 du 4 mars 2020 (19-13.316).

* 33 Cour d'appel de Lyon, 15 janvier 2021, n° 19/08056.

* 34 Cour d'appel de Paris, 7 avril 2021, n° 18/02846.

* 35 Art. 142 du code de procédure civile.

* 36 Description consultable via le lien suivant : https://www.cnil.fr/fr/definition/algorithme

* 37 Loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique.

* 38 Art. L. 311-3-1 du code des relations entre le public et l'administration.

* 39 Art. L. 300-2 du code des relations entre le public et l'administration.

* 40 Voir notamment le rapport de l'Institut Montaigne « Travailleurs des plateformes : liberté oui, protection aussi », avril 2019.

* 41 Cf. commentaire de la décision n° 2010-617 DC du 9 novembre 2010 - Loi portant réforme des retraites.

* 42 Cf. par exemple les décisions n° 2015-719 DC du 13 août 2015 - Loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l'Union européenne et n° 2016-738 DC du 10 novembre 2016 - Loi visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias.

* 43 Décision n° 2007-546 DC du 25 janvier 2007 - Loi ratifiant l'ordonnance n° 2005-1040 du 26 août 2005 relative à l'organisation de certaines professions de santé et à la répression de l'usurpation de titres et de l'exercice illégal de ces professions et modifiant le code de la santé publique.

* 44 Décision n° 2011-637 DC du 28 juillet 2011 - Loi organique relative au fonctionnement des institutions de la Polynésie française, confirmée par les décisions n° 2016-732 DC du 28 juillet 2016 - Loi organique relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu'au Conseil supérieur de la magistrature, et n° 2017-753 DC du 8 septembre 2017 - Loi organique pour la confiance dans la vie politique.

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