Rapport n° 286 (2022-2023) de M. Guillaume GONTARD , fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 25 janvier 2023

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N° 286

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 25 janvier 2023

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l' exemple » durant la Première Guerre mondiale ,

Par M. Guillaume GONTARD,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Christian Cambon , président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Olivier Cigolotti, André Gattolin, Guillaume Gontard, Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Pierre Laurent, Philippe Paul, Cédric Perrin, Rachid Temal , vice-présidents ; Mmes Hélène Conway-Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, Isabelle Raimond-Pavero, M. Hugues Saury , secrétaires ; MM. François Bonneau, Gilbert Bouchet, Alain Cazabonne, Pierre Charon, Édouard Courtial, Yves Détraigne, Mmes Catherine Dumas, Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Bernard Fournier, Mme Sylvie Goy-Chavent, M. Jean-Pierre Grand, Mme Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Ludovic Haye, Alain Houpert, Mme Gisèle Jourda, MM. Alain Joyandet, Jean-Louis Lagourgue, Ronan Le Gleut, Jacques Le Nay, Mme Vivette Lopez, MM. Jean-Jacques Panunzi, François Patriat, Gérard Poadja, Stéphane Ravier, Gilbert Roger, Bruno Sido, Jean-Marc Todeschini, Mickaël Vallet, André Vallini, Yannick Vaugrenard .

Voir les numéros :

Assemblée nationale ( 15 ème législ.) :

4636 , 4876 et T.A. 748

Sénat :

356 (2021-2022) et 287 (2022-2023)

L'ESSENTIEL

Cette proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale en janvier 2022, vise à réhabiliter les militaires condamnés à mort et fusillés pendant la Première Guerre mondiale pour désobéissance militaire. Les auteurs de la proposition de loi considèrent en effet que ces militaires ont été fusillés « pour l'exemple » à la suite d'une procédure expéditive et inéquitable. Parmi ces hommes, certains n'avaient eu qu'une défaillance passagère aisément explicable dans le contexte des combats terribles qui ont marqué le conflit, tandis que d'autres ont été victimes d'erreurs judiciaires pures et simples.

I. UNE PROPOSITION DE LOI QUI VISE À RÉHABILITER LES MILITAIRES CONDAMNÉS PAR UNE JUSTICE D'EXCEPTION

A. LES MILITAIRES CONCERNÉS PAR LA PROPOSITION DE LOI

La proposition de loi comporte trois points distincts. Elle prévoit ainsi :

• une réhabilitation collective et générale des 639 fusillés recensés en 2014 par le ministère de la défense, condamnés et exécutés pour désobéissance militaire ;

• l'inscription de ces 639 personnes sur les monuments aux morts des communes ;

• l'érection d'un monument national en mémoire de ces 639 soldats.

Les « fusillés pour l'exemple » visés par la proposition de loi sont des militaires condamnés à mort par un conseil de guerre en vertu des dispositions du code de justice militaire de 1857 alors applicables, et selon les modalités prévues par des décrets pris en 1914 pour faciliter et accélérer les procédures . Les motifs de condamnation à mort, hors crimes de droit commun et espionnage, étaient notamment les suivants : abandon de poste en présence de l'ennemi (art. 213) ; refus d'obéissance en présence de l'ennemi (art. 218), dont mutilations volontaires ; voies de fait envers un supérieur (art. 223) ; instigateurs de révoltes (art. 217) ; désertion à l'ennemi. Les deux premiers de ces motifs (désobéissance et abandon de poste) sont, de loin, les plus fréquents.

Il convient de distinguer les « fusillés » des « mutins ». En effet, la plupart des fusillés l'ont été en 1914 et 1915, tandis que les grandes mutineries de l'armée française ont eu lieu en mai-juin 1917. Le seul mois d'octobre 1914 concentre environ une sur dix de l'ensemble des quelques 600 exécutions après jugement de la guerre. En revanche, parmi les 40 000 à 80 000 mutins de 1917, une trentaine seulement a été fusillée. Il existe donc des mutins parmi les fusillés, mais cela ne constitue qu'une faible partie de l'ensemble. Cette situation paradoxale est due en partie à la réforme des conseils de guerre intervenue en 1916, à la suite d'une prise de conscience des abus commis sous l'empire des décrets de 1914 qui avaient supprimé les droits de la défense pour les militaires accusés de désobéissance .

Selon le rapport du groupe de travail dirigé par l'historien Antoine Prost en 2013, environ 740 militaires ont été fusillés durant la Première Guerre mondiale, dont 600 à 650 pour des faits relevant de la désobéissance militaire. Dans le prolongement de ce rapport, M. Kader Arif, secrétaire d'État chargé des Anciens combattants, a missionné le service historique de la défense (SHD) pour procéder au décompte le plus complet possible du nombre de fusillés non réhabilités, compte tenu des archives disponibles. Le 27 octobre 2014, le Ministère des Armées a communiqué les résultats suivants : 639 personnes ont été fusillées pour désobéissance militaire ; 141 personnes pour des faits de droit commun ; 126 pour espionnage. Les motifs restent inconnus pour 47 autres cas et 55 personnes ont été exécutées sans jugement, mais sommairement identifiées.

La présente proposition de loi a ainsi pour objet de réhabiliter les 639 fusillés pour désobéissance militaire. Logiquement, elle ne concerne pas, en revanche, les 141 fusillés pour des faits de droit commun, ni les 126 fusillés pour des faits d'espionnage.

B. DES MILITAIRES EXÉCUTÉS SURTOUT AU DÉBUT DU CONFLIT

Nombre mensuel de soldats exécutés pendant la guerre de 1914-1918 dans l'armée française. Source : rapport Prost.

Le plus grand nombre de condamnations à mort par les conseils de guerre est recensé en 1914 et 1915 . Comme le souligne le rapport de M. Antoine Prost : « C'est donc au début de la guerre que la sévérité de la justice militaire s'exerce avec le plus de liberté. Le seul mois d'octobre 1914 concentre autour d'une sur dix de l'ensemble des quelques 600 exécutions après jugement de la guerre (délits militaires). La période de 1914-1915 correspond aussi à celle des offensives d'infanterie les plus meurtrières et les moins bien préparées, donnant lieu à des situations confuses (soldats isolés, désemparés par les combats, obligés de se replier, etc.) qui aboutissent à un grand nombre de condamnations dans des conditions sommaires ».

Plusieurs cas de réhabilitation individuelle ont montré que l'application des motifs de condamnation était souvent imprécise, voire sujette à de graves erreurs . Ainsi, certains soldats ont pu être condamnés uniquement parce qu'ils n'étaient pas parvenus à rejoindre leur unité, comme le soldat Joseph Gabrielli, simple d'esprit qui n'avait pas été en mesure de rejoindre sa compagnie après s'être fait soigner d'une blessure, condamné pour abandon de poste le 14 juin 1915 et fusillé le jour même. Il fut réhabilité après un long combat judiciaire par la Cour spéciale de justice le 4 novembre 1933. D'autres hommes ont pu être fusillés pour s'être simplement abrités du feu pendant une attaque ennemie, avant de reprendre leur position antérieure (les « martyrs de Vingré »). De nombreux autres cas ont frappé les consciences : ainsi celui du sous-lieutenant Jean Chapelant (condamné après un procès sommaire pour désertion alors que blessé, il avait réussi à s'évader après avoir été fait prisonnier), ou encore celui du soldat Léonard Leymarie, blessé à son poste mais condamné pour mutilation volontaire, etc.

Par ailleurs, la hiérarchie militaire avait souvent l'intention explicite, par ces exécutions, de « faire un exemple » afin de dissuader les autres soldats de reculer lors des terribles combats qui faisaient rage depuis le début de la guerre. Ainsi, du soldat Ernest Ricouart, qui a quitté son poste, son chef de bataillon écrit, au début de 1915 : « Il n'est certainement qu'à demi responsable. Mais en raison des circonstances, de l'exemple à faire en vue d'éviter le retour de fautes semblables, il doit être traduit en conseil de guerre » 1 ( * ) . Ceci conduisit parfois, comme le souligne le rapport du groupe de travail mené par M. Antoine Prost, « à faire passer en conseil de guerre des soldats dont l'attitude ne prête pas plus à inculpation que celles d'autres qu'on ne juge pas ».

Outre la mort des militaires condamnés, la condamnation par le Conseil de guerre jetait un opprobre durable sur la famille de l'exécuté, qui devait subir la malveillance et les sarcasmes sur son lieu de vie pendant de longues années après la guerre.

C. UNE JUSTICE D'EXCEPTION CRITIQUÉE DÈS LE DÉBUT DE LA GUERRE

Au début de la guerre, la justice militaire a été réformée pour faciliter les condamnations , dans l'optique, comme l'a souligné l'historien Jean-Yves Le Naour lors de son audition par le rapporteur, d'un conflit rapide où il fallait maintenir la mobilisation des soldats jusqu'à la victoire. Seules des exécutions rapides permettaient d'atteindre cet objectif . Comme l'indiquait en octobre 1914 le général commandant le 7 e corps d'armée, à propos de la procédure relative à 24 soldats inculpés d'abandon de poste devant l'ennemi: « il importe que la procédure soit expéditive, pour qu'une répression immédiate donne, par des exemples salutaires, l'efficacité à attendre d'une juridiction d'exception ».

Selon le rapport du groupe de travail mené par M. Antoine Prost, les étapes de cette réforme destinée à rendre les condamnations rapides ont été les suivantes : suspension des recours en révision des condamnés par décret du 10 août 1914 ; suppression de l'obligation de transmettre pour avis au Président de la République l'exécution des condamnations à mort à partir du 1 er septembre 1914 ; institution par le décret du 6 septembre 1914 des conseils de guerre spéciaux ou « cours martiales » qui dérogent aux conseils de guerre de droit commun (composition de 3 membres (au lieu de 5) ; absence d'instruction préalable ; impossibilité de tout recours ; restriction du droit de grâce, réservé à l'officier ayant assuré la mise en jugement.

Dans ce cadre, les pratiques n'étaient pas uniformes : certains officiers faisaient preuve d'une sévérité qui sera ensuite dénoncée comme inhumaine tandis que d'autres évitaient d'en venir à de telles extrémités. Certains officiers ont également été relevés par leurs supérieurs après des exécutions. Les militaires n'étaient donc pas égaux devant ces pratiques, selon l'unité dans laquelle ils combattaient et les chefs qui la commandaient.

À partir de 1916, les débats suscités par des abus évidents et l'action de certains députés ont conduit à supprimer ces conseils de guerre spéciaux , à rétablir les circonstances atténuantes et à permettre les recours en révision. Les condamnations prononcées devinrent alors beaucoup moins nombreuses jusqu'à la fin de la guerre (même pendant l'épisode des grandes mutineries de 1917 où les garanties rétablies sont de nouveau suspendues pendant un mois, les exécutions sont beaucoup moins nombreuses en proportion qu'en 1914 et 1915), ce qui montre a contrario le caractère anormalement sévère des dispositions adoptées en 1914.

D. LA RÉHABILITATION DE CERTAINS MILITAIRES DEPUIS LES ÉVÉNEMENTS

Environ un dixième des fusillés vont être réhabilités pendant la guerre et surtout après celle-ci, à la suite de démarches de militants. En effet, des associations d'Anciens Combattants et la Ligue des Droits de l'Homme notamment n'ont cessé de militer pour la réhabilitation des « fusillés pour l'exemple ». L'action de ces militants va se traduire par le vote de la loi d'amnistie du 29 avril 1921 et de plusieurs textes facilitant les procédures de réhabilitation, ainsi que par l'ouverture de procédures devant la Cour de cassation , la réforme du code de justice militaire en 1928 et la création d'une Cour spéciale de justice militaire qui siège entre 1932 et 1935 pour examiner spécifiquement les cas de fusillés suivant des critères qui incluent la notion de pardon.

L'évolution juridique et les réhabilitations de l'entre-deux-guerres

24 octobre 1919 : première loi d'amnistie pour un nombre restreint d'infractions militaires.

29 janvier 1921 : la Cour de Cassation réhabilite les fusillés de Vingré, six militaires fusillés le 4 décembre 1914 après avoir été tirés au sort parmi les soldats ayant reculé devant une attaque allemande, alors qu'ils avaient en fait obéi à un ordre de repli.

29 avril 1921 : seconde loi d'amnistie qui étend la liste des infractions et simplifie les mesures de révision.

12 juillet 1922 : La Cour de Cassation réhabilite le soldat Bersot, fusillé le 13 février 1915 pour refus d'obéissance à un supérieur qui lui ordonnait de revêtir le pantalon maculé de sang d'un mort. La condamnation était irrégulière, le refus n'ayant pas eu lieu en présence de l'ennemi.

9 août 1924 : loi qui institue une procédure permettant la réhabilitation des militaires exécutés sans jugement.

3 janvier 1925 : nouvelle loi d'amnistie qui institue en outre une procédure exceptionnelle devant la Cour de Cassation.

20 mai 1926 : la Cour d'Appel de Colmar réhabilite les sous-lieutenants Herduin et Millant, exécutés sans jugement le 11 juin 1916 pour avoir replié leur compagnie dans la bataille de Verdun.

9 mars 1928 : révision du code de justice militaire.

9 mars 1932 : loi créant la Cour spéciale de justice militaire, composée à parité de magistrats et d'anciens combattants, compétente pour revenir sur tous les jugements rendus par les conseils de guerre aux armées, y compris si la Cour de Cassation les a validés.

3 mars 1934 : la Cour spéciale de Justice militaire réhabilite les quatre caporaux de Souain, dont Maupas, fusillés suite à un refus de sortir des tranchées le 17 mars 1915.

29 juin 1934 : la Cour spéciale de Justice militaire réhabilite les fusillés de Flirey, quatre soldats exécutés le 20 avril 1915. Ils avaient été tirés au sort parmi ceux qui refusaient d'attaquer.

Comme le rappelle le rapport dirigé par M. Antoine Prost, il convient également de souligner l'évolution des jugements de la société sur ces fusillés . Après la guerre et pendant la période qui a suivi, l'opinion générale approuvait la peine de mort, a fortiori s'agissant de désobéissance ou de désertion en temps de guerre. Le combat pour la réhabilitation des fusillés prenait donc plutôt la forme d'une lutte contre les injustices flagrantes commises lors des passages en jugement expéditifs. Progressivement, ce ne sont plus les injustices ponctuelles qui ont été contestées mais le fait même de fusiller de manière expéditive des hommes qui avaient pu avoir un moment de faiblesse après avoir combattu courageusement aux côtés de leurs camarades dans l'horreur des grandes batailles.

En conséquence de cette évolution, Lionel Jospin, Premier ministre, a pu déclarer à Craonne en 1998, suscitant à l'époque encore un débat nourri : « Certains de ces soldats, épuisés par des attaques condamnées à l'avance, glissant dans une boue trempée de sang, plongés dans un désespoir sans fond, refusèrent d'être des sacrifiés. Que ces soldats, " fusillés pour l'exemple ", au nom d'une discipline dont la rigueur n'avait d'égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd'hui, pleinement, notre mémoire collective nationale. », tandis que Nicolas Sarkozy, Président de la République, affirmait à Douaumont dix ans plus tard : « Je veux dire, au nom de la nation, que beaucoup de ceux qui furent exécutés ne s'étaient pas déshonorés, qu'ils n'étaient pas des lâches ».

Par ailleurs, sous la présidence de François Hollande, un espace thématique sur les fusillés pour l'exemple a été créé au sein du Musée de l'armée à l'hôtel des Invalides à Paris.

Enfin, de nombreuses collectivités territoriales ont adopté des voeux visant à réhabiliter les fusillés pour l'exemple : c'est le cas d'environ 2 000 communes, 31 Conseils départementaux et 6 Conseils régionaux, dont beaucoup de territoires marqués par les stigmates de la Grande Guerre. Beaucoup de communes ont également déjà inscrit le nom de fusillés pour l'exemple sur leur monuments aux morts . En outre, la commune de Chauny a inauguré un monument spécifique en mémoire des fusillés pour l'exemple.

E. L'IMPOSSIBILITÉ D'UNE RÉHABILITATION AU CAS PAR CAS

Comme l'a indiqué M. Éric Viot, auteur de l'ouvrage « Fusillés non réhabilités » lors de son audition par le rapporteur, entre 20% et 25% des dossiers de fusillés sont manquants , ayant été perdus ou n'ayant jamais existé, ce qui rend une réhabilitation au cas par cas impossible, d'autant que, même pour les dossiers conservés, les éléments sont souvent beaucoup trop limités pour conclure. De même, selon le rapport d'Antoine Prost, « imaginer qu'on puisse aujourd'hui établir une vérité sur la plupart des cas de fusillés est pure illusion ».

II. LE TEMPS DU POLITIQUE

Comme l'auteur de la proposition de loi, le rapporteur estime que les historiens ont désormais fait leur travail. Les archives ont été exploitées, ce qui pouvait être tiré des dossiers l'a été. L'ensemble des fusillés de la Grande Guerre sont recensés sur le site « Mémoire des hommes », le site internet mettant à disposition les archives militaires du Ministère des Armées. Les faits ont été, autant que possible, établis. Par ailleurs, le temps du judiciaire est également passé, puisque l'état des dossiers qui n'ont pas déjà fait l'objet d'une réhabilitation ne permet pas d'en tirer des conclusions au cas par cas.

Après le temps des historiens et des juges, le rapporteur estime que vient naturellement celui de la représentation nationale, qui doit se prononcer non pas sur l'histoire, mais sur la mémoire de la Nation. Cette proposition de loi répond pleinement, selon lui, à cette exigence.

Le rapporteur estime également que, contrairement aux craintes parfois exprimées, cette proposition de loi ne divise pas, mais au contraire rassemble la Nation, car le souvenir des injustices commises à l'encontre de ces fusillés est encore, plus de cent ans après, très vif , et leurs familles encore marquées par ces événements qui « ne passent pas ». Elle parachève ainsi la reconnaissance esquissée par Lionel Jospin, Nicolas Sarkozy puis François Hollande et clôt un chapitre douloureux de notre histoire.

III. LA POSITION DE LA COMMISSION

La commission a estimé que, malgré le caractère tragique des faits concernés, la proposition de loi ne permettrait pas, en tout état de cause, de clore définitivement le chapitre des « Fusillés pour l'exemple », et qu'il était préférable d'en rester au travail historique et judiciaire déjà accompli sur cette question, ainsi qu'aux déclarations déjà faites par les responsables politiques, plutôt que de rouvrir, sans profit évident, ce dossier douloureux.

Elle a également considéré qu'adopter cette proposition de loi conduirait à réévaluer des événements intervenus il y a plus d'un siècle avec des critères et des sentiments d'aujourd'hui, ce qui ne lui a pas semblé pertinent.

La proposition de loi n'a pas été adoptée par la commission.

Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance porte, en conséquence, sur le texte initial de la proposition de loi

POUR EN SAVOIR +

- « Quelle mémoire pour les fusillés de 1914-1918 ?, un point de vue historien » Rapport présenté au Ministre délégué aux Anciens Combattants par un groupe de travail animé par M. Antoine Prost, président du Conseil scientifique de la Mission du Centenaire, 1 er octobre 2013 : https://www.aphg.fr/IMG/pdf/131001-rapport-fusilles-antoine-prost.pdf

EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le 25 janvier 2023, sous la présidence de M. Christian Cambon, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport de M. Guillaume Gontard sur la proposition de loi n° 356 (2021-2022) visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l'exemple » durant la Première Guerre mondiale.

M. Christian Cambon, président . - Nous examinons la proposition de loi visant à réhabiliter les militaires « fusillés pour l'exemple » durant la Première Guerre mondiale.

M. Guillaume Gontard, rapporteur . - La proposition de loi que nous examinons aujourd'hui, écrite par le député Bastien Lachaud et adoptée par l'Assemblée nationale le 13 janvier 2021, vise à réhabiliter ceux que l'on appelle communément les « fusillés pour l'exemple » de la Première Guerre mondiale, condamnés à mort pour désobéissance militaire et exécutés entre 1914 et 1918, en particulier pendant les deux premières années du conflit. Elle prévoit également que leurs noms seront inscrits sur les monuments aux morts des communes et qu'un monument national sera érigé en leur mémoire.

À cette occasion, je tiens à saluer la mémoire de Guy Fischer, notre ancien collègue communiste et vice-président du Sénat, qui avait déposé un texte similaire en 2011.

Nous avons auditionné Jean-Yves Le Naour, spécialiste de ces événements, ainsi qu'Éric Viot, dont la compétence sur cette question est unanimement reconnue. Ces deux historiens nous ont permis de mieux cerner ces événements et le profil de ces fusillés. Nous avons également auditionné le député Philippe Gosselin, qui a évoqué la tragique affaire des fusillés de Souain, au cours de laquelle son grand-père a défendu les condamnés, avant de se battre pendant des années pour leur réhabilitation. De plus, nous avons pu nous appuyer sur le rapport rendu par la commission dirigée par Antoine Prost sur ce sujet en 2013, à la demande du Président de la République François Hollande. En revanche, l'historien Nicolas Offenstadt, spécialiste de cette question, n'a pas répondu à notre sollicitation ; il est vrai que nous avons dû travailler dans des délais particulièrement resserrés.

La proposition concerne des hommes ayant été condamnés pour des formes diverses de désobéissance aux ordres, pendant les cinq années du conflit, mais surtout en 1914 et 1915, lors des grandes offensives. Ce n'est pas en 1917, l'année des grandes mutineries, qu'ils furent, pour la plupart, exécutés : à ce stade tardif de la guerre, les abus les plus cruels de la justice militaire avaient déjà été corrigés sous la pression des soldats eux-mêmes, mais aussi de parlementaires de tous bords. Seule une trentaine de militaires, sur les 639 visés par ce texte, furent exécutés en 1917.

Avant leur condamnation, ces hommes avaient partagé le sort de leurs camarades, ces poilus confrontés à la violence inouïe des grands combats de 1914 et 1915. Rappelons que, en l'espace de six jours, du 20 au 25 août 1914, 40 000 soldats français moururent, dont 27 000 le 22 août 1914, qui reste la journée la plus sanglante de l'histoire de France. Puis il y eut la bataille de la Marne, en septembre, et les offensives de la bataille de Champagne, avant la grande boucherie de Verdun. Pendant ces terribles offensives et contre-offensives, une violence et un chaos inconcevables pour qui ne les a pas vécus ont désorienté et démoralisé les soldats, quand ils ne les ont pas rendus fous.

Beaucoup des militaires exécutés ont alors été purement et simplement victimes d'erreurs judiciaires.

Parmi les nombreux cas avérés figure celui du soldat Joseph Gabrielli, « simple d'esprit » qui n'avait pas été en mesure de rejoindre sa compagnie après s'être fait soigner d'une blessure, condamné pour abandon de poste le 14 juin 1915 et fusillé le jour même. Après le rejet d'un premier pourvoi par la Cour de cassation, il fut réhabilité en 1933 par la Cour spéciale de justice militaire de Paris, composée non seulement de trois magistrats, mais aussi de trois anciens combattants.

Il y eut aussi les célèbres « martyrs de Vingré », finalement décorés à titre posthume de la médaille militaire et de la croix de guerre.

D'autres cas individuels ont frappé les consciences, comme celui du sous-lieutenant Jean Chapelant, condamné après un procès sommaire pour désertion, alors que, blessé, il avait réussi à s'évader après avoir été fait prisonnier ; ou encore celui du soldat Léonard Leymarie, blessé à son poste, mais condamné pour mutilation volontaire. Nous pourrions, hélas ! citer de nombreux autres noms.

Si certains ont pu être réhabilités, toutes ces injustices avaient une cause bien identifiée : la mise en place d'un système destiné à condamner le plus vite possible pour faire des exemples, dans un conflit que l'on imaginait encore court, où la volonté d'efficacité rejetait au second plan la question de la culpabilité. Tous les fusillés sont passés sous les fourches caudines des tribunaux mis en place par des décrets de 1914, qui instauraient un système d'exception en lieu et place de la justice militaire ordinaire.

Oui, ce système était établi par des textes ; il était donc légal. Non, il n'offrait pas la moindre des garanties qu'évoque le terme de « justice » : pas de véritable instruction, pas de véritable défense, aucune procédure d'appel, plus de grâce présidentielle.

En outre, certaines notions du code de justice militaire recevaient une interprétation très large, de manière à faciliter les condamnations, notamment le fait de s'être trouvé « en présence de l'ennemi ». Or il s'agissait là d'un point décisif, puisque de cette circonstance dépendait l'application de la peine de mort. Ajoutons que beaucoup de militaires ont été condamnés par les mêmes officiers qui les commandaient.

Il ne s'agit en aucun cas de faire ici le procès de l'armée, de tout ramener à des « fautes de commandement », évoquées par Nicolas Sarkozy dans son discours de 2008 et qui expliquent certains actes de désobéissance. Tous les officiers n'eurent pas la volonté de « faire des exemples » : certains militaires du rang ont eu la chance d'avoir affaire à des officiers compréhensifs, qui ne seraient jamais allés jusqu'à réclamer des exécutions pour un moment de faiblesse. À l'inverse, Éric Viot constate que le nombre de fusillés augmente dans chaque division où passent certains gradés. Mais il faut aussi rappeler que les officiers qui ont condamné à mort les six fusillés de Roucy ont été désavoués et relevés par leur général.

Certains estiment que cette injustice était le prix de l'efficacité. En réalité, on s'aperçut assez vite que tel n'était pas le cas, tant ces exécutions dégoûtaient la troupe, qu'elles démotivaient profondément.

Quant à ceux qui avaient vraiment désobéi, ils étaient, en grande majorité, montés au front avec leurs camarades ; ils s'étaient battus, parfois héroïquement, avant de succomber à un moment de faiblesse, que ce soit à la suite d'un bombardement quasi ininterrompu de plusieurs jours, aux limites de l'épuisement, voire de la folie, ou encore en désobéissant à des ordres absurdes ou inapplicables. Certains furent fusillés parce qu'ils réclamaient des chaussures pour monter en première ligne. Tous furent victimes de cette justice expéditive qui empêchait toute réelle appréciation de la situation dans laquelle les faits reprochés s'étaient déroulés.

En revanche, les hommes condamnés pour des faits d'espionnage ou de droit commun n'entrent pas dans le champ de cette proposition de loi.

Au total, le présent texte concerne 639 personnes, selon la déclaration faite par le ministère de la défense le 27 octobre 2014. Cette liste n'a jamais été contestée depuis lors.

La cause de la réhabilitation des militaires fusillés a longtemps été assez consensuelle. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les soldats revenus du front haïssaient avant tout ceux qu'ils appelaient les embusqués et les profiteurs, pas ceux qui avaient subi à leurs côtés le grand massacre, même s'ils avaient eu un moment de faiblesse.

Ainsi les militants de la réhabilitation ont-ils obtenu d'indéniables succès dans l'entre-deux-guerres, avec l'adoption très large, voire à l'unanimité, de plusieurs textes : loi d'amnistie du 29 avril 1921 ; textes facilitant les procédures de réhabilitation, comme la loi du 9 août 1924 concernant les fusillés sans jugement ; procédures devant la Cour de cassation ; réforme du code de justice militaire en 1928 ; et même création d'une Cour spéciale de justice militaire, qui a siégé entre 1932 et 1935 pour examiner les cas de fusillés suivant des critères qui s'ouvrent à la notion de pardon. Au total, ces efforts ont conduit à la réhabilitation d'environ 40 soldats fusillés.

Le combat a continué et continue encore. Il est notamment mené par des familles sur lesquelles a longtemps pesé l'opprobre. En effet, les réhabilitations furent aléatoires : il fallait qu'il y ait des témoins, que les familles s'impliquent, qu'elles aient des relations haut placées et que la demande soit prise en charge par une association comme la Ligue des droits de l'homme.

Des familles et des associations se battent encore et toujours pour cette reconnaissance. Mais, en réalité, ceux qui plaident aujourd'hui pour poursuivre les réhabilitations au cas par cas demandent l'impossible. Le général Bach, historien du ministère des armées, l'a montré : 20 % à 25 % des dossiers manquent, et beaucoup d'autres sont vides ou si lacunaires qu'il est impossible d'en rien tirer.

D'ailleurs, les historiens ont désormais fait leur travail. Les archives ont été exploitées. Les faits ont été, autant que possible, établis. Après le temps des historiens vient naturellement celui des politiques, qui ont à se prononcer, non pas sur l'histoire, mais sur la mémoire de la Nation.

Dans ce domaine, un premier pas important a déjà été accompli par des hommes d'État. Lionel Jospin, puis Nicolas Sarkozy ont ainsi fait des déclarations importantes, en 1998 à Craonne et en 2008 à Douaumont. Nicolas Sarkozy a également évoqué, sous l'Arc de Triomphe, en 2009 avec la Chancelière Merkel, ces « fusillés qui attendent encore qu'on leur rende justice ». Pendant la présidence de François Hollande, un espace a même été aménagé au sein du musée des armées.

De nombreuses collectivités territoriales ont par ailleurs adopté des voeux visant à réhabiliter les fusillés pour l'exemple. Il s'agit d'environ 2 000 communes, de 31 conseils départementaux - rien de moins - et de 6 conseils régionaux, souvent dans des territoires portant les stigmates de la Grande Guerre.

Aujourd'hui, nous estimons que le tour du Parlement est venu. C'est le Parlement qui a commencé ce travail dès 1916, notamment sur l'initiative du député Paul Meunier, et c'est le Parlement qui doit le terminer. En parallèle, l'opinion générale a sans doute évolué. Elle peut désormais considérer qu'un moment de faiblesse n'efface pas tous les sacrifices accomplis, que l'opprobre doit finir et que, à côté de tous les militaires morts au combat, il faut se souvenir de ces soldats fusillés pour l'exemple : leur destin aussi nous parle - si j'ose dire - de ce que fut cette guerre atroce.

Nous avons un moment songé à proposer une modification du texte pour en faciliter l'adoption. Toutefois, cette nouvelle rédaction n'aurait sans doute pas changé l'appréciation des uns et des autres sur le fond. En revanche, elle aurait empêché une adoption conforme. D'ailleurs, le texte voté par l'Assemblée nationale n'a pas vraiment suscité de levée de boucliers.

Certains estiment qu'une telle réhabilitation, en invalidant des décisions de justice, constituerait une atteinte à la séparation des pouvoirs, mais une telle crainte ne me paraît pas fondée. Le Conseil constitutionnel a, en réalité, une interprétation très souple de la notion d'amnistie, qui peut aller jusqu'à la réhabilitation. Il souligne ainsi, dans sa décision du 20 juillet 1988, qu'une amnistie peut remettre en l'état la situation de ses bénéficiaires sous réserve de ne pas léser les droits des tiers.

Pour ce qui concerne l'inscription sur les monuments aux morts, le débat me semble en grande partie derrière nous. Aucune disposition législative ni réglementaire n'empêche aujourd'hui les communes d'inscrire les noms qu'elles souhaitent sur leurs monuments aux morts. D'ailleurs, le tiers environ des 639 militaires visés par la proposition de loi y figurerait déjà, car beaucoup de communes n'ont pas voulu laisser sans réponse l'appel à la justice lancé par les familles ou par les associations. Il s'agit donc simplement de dire que cette démarche est la bonne.

Enfin, la création d'un monument national perpétuant la mémoire de ces fusillés pour l'exemple permettrait de disposer d'un lieu mémoriel spécifique pour que tous puissent connaître l'histoire de ces hommes. Il existe déjà un monument de cette nature dans la commune de Chauny, dont nous avons auditionné le maire : il s'y est parfaitement intégré, ne suscitant aucune réaction négative. C'est le fruit d'un travail mené avec différentes associations, notamment les associations d'anciens combattants.

Ce texte ne divise pas ; au contraire, il rassemble la Nation, car le souvenir des injustices commises à l'encontre de ces fusillés reste très vif, plus de cent ans après, notamment au sein de leurs familles.

Cette proposition de loi parachève la reconnaissance esquissée par Lionel Jospin, Nicolas Sarkozy, puis François Hollande. Elle clôt un chapitre douloureux et offre l'apaisement à quelques centaines de morts. Les intéressés représentent une goutte d'eau dans l'océan des morts de la Grande Guerre, mais cette goutte d'eau empêche d'en constituer complètement et définitivement la mémoire. C'est pourquoi je vous propose d'approuver ce texte sans modification.

M. Christian Cambon, président . - Cette proposition de loi a été votée par l'Assemblée nationale au terme d'une séance singulière, marquée notamment par l'intervention de Philippe Gosselin, dont la famille est directement concernée par le sujet.

M. Yannick Vaugrenard . - M. le rapporteur a présenté cette proposition de loi avec beaucoup de précision historique et de sensibilité.

Plus d'un siècle après les faits, les mots « fusillés pour l'exemple » font encore froid dans le dos. Cette guerre fut une véritable boucherie.

Les fusillés de droit commun sont exclus du périmètre de la proposition de loi, à l'instar des traîtres : son champ d'application est donc bien précisé, grâce au travail mené par le Service historique de la défense. C'est la raison pour laquelle le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain y est favorable. Il s'agit d'un texte d'apaisement.

Les historiens eux-mêmes nous l'indiquent : il n'est plus possible de procéder au cas par cas, ce qui aurait été idéal sur le plan juridique. La disparition d'un certain nombre d'archives impose d'opter pour une réhabilitation générale.

Dès 1916, la Chambre des députés s'est prononcée à l'unanimité pour la suppression des tribunaux militaires d'exception et le rétablissement du droit de grâce, auquel le Président Poincaré a largement recouru dans les années suivantes : 95 % des condamnés à mort « pour l'exemple » ont été graciés.

Un soldat refuse de porter les habits, tachés de sang, de son camarade mort : il est condamné le soir même et fusillé le lendemain matin sans avoir pu présenter sa défense. Cet exemple est représentatif de la justice expéditive alors à l'oeuvre. D'autres soldats ont été fusillés « pour l'exemple » après avoir été tirés au sort.

Certains invoquent le respect de la discipline, qui, à l'évidence, est indispensable à l'armée, mais les généraux du début de la Grande Guerre n'ont rien à voir avec les responsables militaires d'aujourd'hui. Je suis frappé de voir à quel point les officiers actuels sont soucieux de la santé et de la vie de leurs soldats, et je tiens à leur rendre hommage. Cette proposition de loi fait non pas le procès de l'armée, mais celui d'une période pour le moins particulière.

La Haute Assemblée s'honorerait en votant cette proposition de loi, qui permettrait à notre jeunesse de mesurer combien les mentalités ont évolué.

M. Pascal Allizard . - Je salue la pertinence de ces rappels historiques, mais, selon nous, le Parlement n'a pas à réécrire l'histoire. Dans l'ensemble, les membres de notre groupe s'opposeront à ce texte.

M. André Gattolin . - Je relève à mon tour la justesse et la précision des informations communiquées par le rapporteur Guillaume Gontard et par Yannick Vaugrenard. Il suffit de lire Guerre de Louis-Ferdinand Céline ou encore les oeuvres de Henri Barbusse pour constater à quel point, en temps de guerre, la frontière entre un condamné et un héros peut être floue.

En l'état, ce texte ne peut pas être voté. L'idée d'une réhabilitation collective civique et morale me pose juridiquement problème, car la réhabilitation est une procédure individuelle. Je ne suis même pas sûr qu'une telle disposition soit conforme à la Constitution.

J'ai vainement tenté de réécrire un certain nombre de formulations qui me semblent dangereuses, comme la mention d'une « politique répressive ». Néanmoins, il me semble essentiel d'assurer une reconnaissance morale, car c'est l'honneur d'une grande nation de reconnaître ses erreurs et ses défaites - je pense notamment au cas des « malgré-nous ». Voilà pourquoi il faut poursuivre la réflexion ; à titre personnel, je m'abstiendrai.

M. Joël Guerriau . - Au total, des millions d'hommes ont été mobilisés dans l'armée française pendant la Grande Guerre ; environ 550 d'entre eux ont été fusillés pour l'exemple, contre 48 dans l'armée allemande, ce qui, en soi, pose question. Évidemment, leur sort nous fait tous frémir. Cela étant, ce texte n'est pas de nature à rassembler : il est susceptible de diviser les Français, car il remet en cause l'état-major, donc les autorités politiques de l'époque.

En parallèle, pourquoi n'a-t-on pas fusillé de généraux « pour l'exemple » ? L'offensive Nivelle s'apparente à un assassinat de masse. En 1914, 162 généraux ont d'ailleurs été écartés du front ; certains ont été envoyés à Limoges, d'où le terme de « limogeage ».

M. Olivier Cigolotti . - Dans leur majorité, les membres du groupe Union Centriste sont plutôt défavorables à ce texte. Les procédures de réhabilitation ont été engagées très tôt et, depuis 1998, un certain nombre de déclarations officielles se sont succédé. Selon nous, une réhabilitation globale pose bel et bien question sur le plan constitutionnel. En outre, il n'appartient pas au Parlement de refaire l'histoire : laissons ce travail aux historiens.

M. Alain Houpert . - Ces soldats ont été déclarés coupables d'avoir eu peur ; certains ont été fusillés au terme d'un tirage au sort. Notre pays a eu le courage d'abolir la peine de mort : ne pas les réhabiliter, c'est les tuer une seconde fois.

Pour ma part, je voterai cette proposition de loi. Elle n'est peut-être pas juste techniquement, mais elle l'est humainement.

M. Jean-Marc Todeschini . - En 1998, j'étais chef de cabinet du ministre chargé des anciens combattants et j'ai organisé avec Matignon la visite de Lionel Jospin à Craonne. Par la suite, François Hollande et Nicolas Sarkozy ont eux aussi demandé la réintégration de ces « fusillés pour l'exemple » dans la mémoire collective.

Comme secrétaire d'État chargé des anciens combattants et de la mémoire, j'ai participé à l'inauguration, aux Invalides, de la salle dédiée aux fusillés de la Grande Guerre, demandée par mon prédécesseur. C'est également lui qui avait commandé le rapport Prost.

Je suis solidaire de mon groupe et je voterai ce texte. Toutefois, il ne mentionne pas le chiffre de 639 et, à mon sens, ne se limite pas à lui, alors qu'il faut avancer pas à pas. Le Service historique de la défense a fait un important travail, dont la conclusion est incontestable ; pourquoi ne pas annexer cette liste à la proposition de loi ? Peut-on réellement réhabiliter tout le monde ?

M. Olivier Cadic . - Je me souviens encore du récit qu'un vétéran de la Grande Guerre m'a fait d'une de ces exécutions lorsque j'étais enfant. Cette histoire m'a tellement ému que je suis devenu un opposant acharné de la peine de mort. Un tout jeune soldat était condamné à mort, il pleurait et se débattait et ceux qui devaient l'exécuter pleuraient aussi. Aujourd'hui, on voit ce qui se passe en Ukraine ; on voit les « exemples » que fait le groupe Wagner, les coups de masse qu'il inflige aux déserteurs. Je voterai ce texte.

M. Alain Cazabonne . - Je voterai moi aussi ce texte, tout en regrettant que l'on ne traite pas un certain nombre de cas, comme celui du général Nivelle.

M. Pierre Laurent . - Je me reconnais pleinement dans les propos du rapporteur et de Yannick Vaugrenard, qui me rappellent ceux de Guy Fischer, mort peu de temps après le dépôt de sa proposition de loi.

Les historiens sont unanimes : les archives ne permettent pas de procéder au cas par cas. L'argument juridique opposé par certains a donc ses limites. Les membres du groupe CRCE voteront ce texte d'apaisement.

M. Guillaume Gontard, rapporteur . - Vos interventions, dans leur diversité, prouvent combien cette question reste vive plus de cent ans après les faits. Il s'agit aussi de l'honneur des familles concernées.

Pour moi, ce texte ne procède absolument pas à une réécriture de l'histoire, bien au contraire : il repose sur le travail des historiens, et la liste des 639 noms n'a été contestée par personne. Si elle n'est pas reproduite ici, c'est parce qu'elle est difficile à obtenir. L'initiative de la mairie de Chauny n'a pas non plus suscité d'opposition.

Le périmètre de cette proposition de loi est suffisamment précis pour assurer une réhabilitation collective. Évidemment, une réhabilitation au cas par cas serait préférable, mais elle est impossible.

En votant le présent texte, nous tournerons définitivement cette page de notre histoire.

Pour les raisons que j'ai indiquées, le risque de censure du Conseil constitutionnel ne me semble pas avéré.

Enfin, si certaines expressions ont pu choquer tel ou tel, elles reflètent elles aussi le travail des historiens, qui, en un sens, permet de réhabiliter l'armée.

Blanche Maupas écrivait dans Le Fusillé , ouvrage dédié au caporal Maupas : « On voudrait donc que ces martyrs ne deviennent plus qu'une légende. Si je meurs avant la réparation, pensa la veuve, j'aurai protesté pour elle jusqu'à mon dernier souffle et je viendrai près d'eux reposer sous cette verdure. S'ils sont réhabilités, ma place sera là, encore, à l'ombre de leur image immortalisée. »

M. Pascal Allizard . - À l'évidence, notre histoire nous travaille ; mais, sur ce sujet comme sur d'autres, on ne saurait légiférer sous le coup de l'émotion.

Je maintiens mes propos, qui n'ont d'ailleurs rien de provocateur : cette proposition de loi est une tentative de réécrire l'histoire. Dès lors, elle risque de diviser. Je pense au cas, dans mon département du Calvados, d'un résistant déclaré mort pour la France et dont le nom est inscrit sur le monument de sa commune. Les circonstances de sa mort sont mal connues : on a pensé bien faire en rouvrant ce dossier, mais on a fait ressurgir de vieux démons.

M. Jean-Marc Todeschini . - Il me semble bel et bien nécessaire d'annexer la liste des 639 personnes concernées, qui n'est sans doute pas classée secret-défense. Quant à l'histoire des « malgré-nous », je confirme à quel point elle reste douloureuse, notamment dans mon département.

M. Guillaume Gontard, rapporteur . - L'exposé des motifs est clair : espions et condamnés de droit commun n'entrent pas dans le champ de cette proposition de loi. Vous pouvez déposer un amendement de séance tendant à annexer cette liste : j'y serai bien sûr favorable. Toutefois, la question n'est pas là, puisque ce document ne fait pas l'objet de contestations.

M. Jean-Marc Todeschini . - Le Souvenir français le conteste.

M. Guillaume Gontard, rapporteur . - En tout cas, notre vote ne doit pas dépendre de ce point.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam . - Sous le coup de l'émotion, on a évidemment envie de réhabiliter ces personnes victimes d'un drame terrible, qui plus est quand on est, comme moi, farouchement opposé à la peine de mort. Mais, lorsque, en tant que parlementaires, nous devons nous prononcer sur l'opportunité des textes qui nous sont soumis, la raison doit toujours l'emporter.

Aujourd'hui, on réécrit l'histoire en permanence, et ce dans un sens toujours défavorable à la France, par exemple à propos des guerres napoléoniennes. La plupart de ces condamnés étant des déserteurs, j'ai peur des répercussions que de telles dispositions pourraient avoir sur nos armées : ces débats seront nécessairement élargis à d'autres questions.

Je reconnais et je comprends la souffrance de ces fusillés et de leurs familles, mais la loi ne me semble pas être le bon canal. Je ne voterai pas ce texte.

M. Yves Détraigne . - Cette réécriture de l'histoire n'a pas de sens ; je voterai contre le texte.

M. Rachid Temal . - Cette proposition de loi ne réécrit pas l'histoire ; elle prend acte de l'histoire.

Le Parlement français est prêt à voter des textes relatifs à l'histoire de pays étrangers, comme l'Arménie ou l'Ukraine, mais il est beaucoup plus réservé quand il s'agit de notre pays. Je suis très fier de l'histoire de France. Toutefois, il faut admettre sa complexité.

M. Alain Houpert . - Le 17 septembre 1981, Robert Badinter s'exprimait lui aussi avec émotion. En outre, on invoque beaucoup de détails pour s'excuser de ne pas voter cette proposition de loi, mais le diable est souvent dans les détails.

M. Philippe Folliot . - On ne peut pas dissocier la mémoire universelle et la mémoire nationale : c'est une question de cohérence.

Je salue le travail de M. le rapporteur, mais j'estime que le Parlement n'a pas à se substituer aux historiens. En pareil cas, nous risquons toujours de mettre le doigt dans un engrenage. Voilà pourquoi, même si je suis sensible aux arguments du rapporteur, je voterai contre ce texte.

M. Joël Guerriau . - Le maréchal Ney a été condamné à mort ici même, puis réhabilité un demi-siècle plus tard. Dreyfus, de même, a été condamné, puis réhabilité. Réhabiliter, ce n'est pas réécrire l'histoire : c'est revenir sur un jugement historique.

M. Hugues Saury . - Georges Clemenceau disait : « La justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique. » À l'époque, la justice militaire était pour le moins fruste et probablement injuste ; ces fusillés ont été victimes de la folie de leur temps.

Prenons garde aux anachronismes : nous ne sommes pas habilités à juger des événements vieux de plus d'un siècle, même s'ils peuvent sembler proches. Je ne voterai pas cette proposition de loi.

La proposition de loi n'est pas adoptée.

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

Bastien Lachaud , député de Seine-Saint-Denis, auteur de la proposition de loi.

Philippe Gosselin , député de la Manche

Jean-Yves Le Naour , historien

Éric Viot , historien

Dominique Goussot , vice-président de la Libre Pensée

Emmanuel Liévin , maire de Chauny


* 1 Cité par le rapport Prost.

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