- L'ESSENTIEL
- EXAMEN EN COMMISSION
- LISTE DES PERSONNES ENTENDUES
N° 87
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2025-2026
Enregistré à la Présidence du Sénat le 29 octobre 2025
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des affaires
étrangères, de la défense et des forces armées
(1) sur la proposition de loi, adoptée par
l'Assemblée nationale après engagement de la procédure
accélérée, élevant Alfred
Dreyfus au grade de
général de
brigade,
Par M. Rachid TEMAL,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : M. Cédric Perrin, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mmes Hélène Conway-Mouret, Catherine Dumas, Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Jean-Baptiste Lemoyne, Claude Malhuret, Akli Mellouli, Philippe Paul, Rachid Temal, vice-présidents ; M. François Bonneau, Mme Vivette Lopez, MM. Hugues Saury, Jean-Marc Vayssouze-Faure, secrétaires ; M. Étienne Blanc, Mme Valérie Boyer, M. Christian Cambon, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Olivier Cigolotti, Édouard Courtial, Jérôme Darras, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Guillaume Gontard, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, Ludovic Haye, Loïc Hervé, Alain Houpert, Patrice Joly, Mmes Gisèle Jourda, Mireille Jouve, MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi, Ronan Le Gleut, Didier Marie, Pierre Médevielle, Thierry Meignen, Jean-Jacques Panunzi, Mme Évelyne Perrot, MM. Stéphane Ravier, Jean-Luc Ruelle, Bruno Sido, Mickaël Vallet, Robert Wienie Xowie.
Voir les numéros :
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Assemblée nationale (17ème législ.) : |
1380, 1463 et T.A. 124 |
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Sénat : |
675 (2024-2025) et 88 (2025-2026) |
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L'ESSENTIEL
À l'invitation de son rapporteur, M. Rachid Temal (Groupe socialiste, écologiste et républicain), la commission a adopté le texte sans modification.
I. RECONSTITUER LA CARRIÈRE D'ALFRED DREYFUS, UNE EXIGENCE DE JUSTICE
A. L'AFFAIRE, LIEU DE MÉMOIRE DE LA RÉPUBLIQUE
Le 22 décembre 1894, le capitaine Alfred Dreyfus, brillant officier juif et fervent patriote, est condamné pour haute trahison par un tribunal militaire sur la base de fausses preuves à la destitution de son grade, à la dégradation militaire et à la déportation perpétuelle. Il est dégradé dans la cour de l'École militaire le 5 janvier 1895, et vit en déportation à l'île du Diable jusqu'en 1899. Il faut le courage et la persévérance de son entourage et de quelques dreyfusards des mondes militaire, politique et intellectuel pour que le complot contre un innocent devienne un scandale d'État. Condamné par un second tribunal militaire, à Rennes, le 9 mars 1899, il est gracié par le président Émile Loubet le 19 septembre 1899. Alfred Dreyfus n'est finalement réhabilité, par la Cour de cassation, que le 12 juillet 1906.
« Née de l'impact des courants antisémites, nationalistes et autoritaire sur un État et un régime républicain fragilisés par la crise boulangiste, celle du nationalisme et celle de Panama », l'Affaire touche « coup sur coup [...] la vie politique dans ses plus hautes prérogatives : le vote de la loi, la reconnaissance de l'autorité suprême, l'exercice du pouvoir ministériel. Le régime républicain apparaît en danger, menacé de l'intérieur comme de l'extérieur »1(*). En portent témoignage, outre bien sûr les dysfonctionnements de l'institution militaire : la faillite de la justice - des tentatives bloquées de révision jusqu'à l'acquittement de l'auteur de la tentative d'assassinat de Dreyfus en 1908 -, l'instrumentalisation de la fonction législative pour dessaisir la Cour de cassation, la paralysie des cabinets ministériels, la brutalisation de la vie politique, jusqu'à l'agression du président Loubet.
Mise à l'épreuve de la République, l'Affaire est aussi ce qui l'a consolidée en la démocratisant et en outrepassant les résistances passives de « nombreux antidreyfusards modérés républicains, sincères, soucieux seulement d'ordre et de conservatisme dans la société, dans l'armée »2(*). Le pouvoir civil en sort renforcé, l'institution militaire plus proche de la société - à Rennes, deux officiers généraux votent pour l'acquittement -, la société mieux représentée par l'essor de la presse et des activités associatives, le rôle de la raison, enfin, consolidé dans la vie publique - en sortiront la laïcité, les progrès méthodologiques des sciences sociales, la figure de l'intellectuel (Zola, Clemenceau ou Jaurès).
Il reste que l'Affaire n'a pu être close que par la commission d'une injustice pour Dreyfus, laquelle n'a pas été totalement réparée. Waldeck-Rousseau, devenu président du Conseil après le procès de Rennes et soucieux de consolider le régime républicain en refermant l'Affaire, « imposa à Dreyfus de retirer son pourvoi en révision [...] pour le forcer à paraître accepter le verdict »3(*). Cette deuxième injustice est en quelque sorte réparée par la réhabilitation prononcée par la Cour de cassation le 12 juillet 1906, mais elle en fait naître immédiatement une autre : la loi votée le lendemain ne le réintègre qu'au grade de chef d'escadron, soit le grade immédiatement postérieur au sien, sans prendre en compte ses sept années d'emprisonnement pour évaluer celui auquel il aurait pu prétendre. Voyant ses espoirs d'atteindre, à terme, le grade d'officier général anéantis, Alfred Dreyfus demande à contrecoeur sa mise en retraite en juin 1907. Mobilisé en tant qu'officier de réserve en 1914, il est affecté en 1917 au Chemin des Dames et en 1918 à Verdun. Il termine la Première Guerre mondiale au rang de lieutenant-colonel et est élevé au rang d'officier de la Légion d'honneur.
À certains égards, Alfred Dreyfus est davantage qu'une incarnation de l'injustice : en acceptant la grâce qui valait reconnaissance de sa culpabilité, geste extraordinaire qui fait passer l'intérêt supérieur du pays avant le sien propre et avant même l'exigence de justice, puis en ne réclamant jamais rien pour lui-même qui fût susceptible de rouvrir les fractures nationales, il prend figure de victime émissaire, dont le sacrifice conditionne l'unité du collectif. Sous ce rapport, Dreyfus est, s'il est permis de reprendre ici la formule de Jaurès, « l'humanité elle-même »4(*). Comment honorer sa mémoire ? Le restaurer dans ses droits est un minimum.
B. LE DISPOSITIF : RESTAURER UNE CARRIÈRE, RÉTABLIR LA JUSTICE
1. Une mesure de justice
Le dispositif de la proposition de loi initiale, déposée presque simultanément par M. Gabriel Attal, président du groupe EPR à l'Assemblée nationale tient en un article, lui-même ramassé en une phrase :
« La Nation française, éprise de justice et qui n'oublie pas, élève à titre posthume Alfred Dreyfus au grade de général de brigade ».
La proposition de loi a été adoptée par la commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale le 28 mai 2025. À l'initiative de son rapporteur, M. Charles Sitzenstuhl (EPR), celle-ci a supprimé les mots « éprise de justice et qui n'oublie pas, » et modifié l'intitulé du texte. Ce dernier a ensuite été adopté sans modification à l'unanimité des 197 présents en séance publique le 2 juin.
2. Une mesure de réparation des erreurs commises dans la reconstitution de sa carrière
L'injustice de juillet 1906 après l'adoption d'une loi au lendemain de son innocence par la cour de cassation appelle réparation. L'étude fine de son dossier militaire, réalisée par le Bureau des officiers généraux du ministère des armées, conforme aux conclusions de l'historien Philippe Oriol, laisse à penser que, dans des conditions d'avancement normales, Alfred Dreyfus, polytechnicien et breveté d'état-major avec la mention « très bien », aurait accédé au généralat vingt ans plus tard.
Les effets strictement matériels du dispositif sont nuls : ils le sont pour les ayants-droit d'Alfred Dreyfus, d'autant plus que la date d'effet de cette attribution de titre n'est pas précisée. « À titre posthume » est une formule volontairement équivoque dépourvue d'alinéa complémentaire qui viendrait matérialiser cette élévation ou en tirer des conséquences. Le bureau des officiers généraux a confirmé au rapporteur que le texte n'aura aucune conséquence matérielle pour les ayants-droit d'Alfred Dreyfus.
II. UNE MESURE QUI EXIGE UNE DISPOSITION LÉGISLATIVE EXCEPTIONNELLE
A. UNE MESURE EXCEPTIONNELLE
1. Une dérogation aux règles de nomination en vigueur
En première analyse, le dispositif peut être regardé comme une décision de nomination ayant pour effet d'attribuer à Alfred Dreyfus le premier grade de général.
Le dispositif proposé est dérogatoire :
- aux règles régissant l'avancement à titre posthume, lesquelles disposent que la promotion se fait de façon continue de grade à grade sous réserve d'une durée minimum de service, « sauf action d'éclat ou services exceptionnels », blessure grave ou mortelle en service5(*) ;
- aux règles propres à la nomination au grade de général de brigade. La sélection au vivier des futurs officiers généraux nécessite un avis du Conseil supérieur d'armée6(*) et la constitution de listes d'aptitude signées par le ministre des armées.
L'histoire d'Alfred Dreyfus rend à l'évidence vaine la recherche de satisfaction de ces critères, pensés pour la bonne administration de l'armée.
Il existe un précédent à une telle nomination à titre posthume : celui de Jean Moulin, mort le 1er août 1943, nommé général de division par décret du ministre des armées du 14 novembre 1946 et publié au Journal officiel du 25 novembre, au terme d'une procédure particulière ayant exigé la proposition d'une commission nationale d'homologation, approuvée par la commission supérieure des Forces françaises combattantes de l'intérieur.
2. Une dérogation possible à la compétence du Président de la République
Le code de la défense dispose encore que les nominations dans un grade de la hiérarchie militaire sont prononcées par décret en conseil des ministres pour les officiers généraux7(*), ce en écho à l'article 13 de la Constitution, relatif aux pouvoirs du Président de la République, contresignés par le Premier ministre et, le cas échéant, le ministre responsable, qui dispose que « [...] les officiers généraux [...] sont nommés en conseil des ministres ».
L'inconstitutionnalité du dispositif sur ce point peut toutefois se discuter. Cette compétence du Président de la République se justifie par l'alinéa immédiatement précédent à l'article 13, lequel dispose que le Président de la République « nomme aux emplois civils et militaires de l'État », et par la disposition de l'article 15 qui en fait « le chef des armées ». De ces fonctions découle un peu contestable monopole présidentiel dans l'exercice du pouvoir de nomination aux emplois clés au sein de l'armée.
Mais, précisément, il est ici plus que douteux que la nomination en cause soit un acte d'attribution d'un emploi. D'abord pour la raison qu'elle est posthume.
Ensuite car la nomination dans un grade militaire n'est pas réductible à ce qu'en disent les manuels de droit de la fonction publique à la sous-section consacrés aux statuts autonomes. Le site du ministère des armées propose la définition suivante : « les grades indiquent le rang dans la hiérarchie et le commandement qui y est associé ou l'emploi tenu. [...] Le grade peut être un degré d'honneur, une dignité ou un rang dans la hiérarchie ».
Dérivé du latin gradius, qui désigne une marche d'escalier, le grade militaire est, depuis l'antiquité romaine au moins, un principe d'organisation reflétant la place de son titulaire dans la chaîne de commandement, mais aussi une certaine fonction sociale. La variabilité des grades dans le temps et l'importance de la symbolique qui leur est attachée - manifestée notamment par l'uniforme et ses accessoires et les appellations qui demeurent en usage après le décès des intéressés - atteste de la forte dépendance de cette notion au contexte politique et aux rapports civilo-militaires d'une époque donnée8(*) - et donc, soit dit en passant, de la supériorité pour leur compréhension de la sociologie historique ou de l'anthropologie sur le positivisme juridique.
Au fond, rien ne dit plus clairement ce qu'est le grade que la cérémonie de la dégradation. Héritée des exigences de la chevalerie, qui punissait l'infidélité au serment aussi durement qu'elle sélectionnait à l'entrée dans l'ordre, la dégradation militaire est ce rituel, progressivement simplifié mais public et fortement chargé symboliquement, par lequel le soldat convaincu d'un manquement à ses devoirs était9(*) privé non seulement de sa charge de commandement mais, bien plus encore, de ses attributs de statut social.
La dégradation d'Alfred Dreyfus, d'après Joseph Reinach10(*)
« Lentement, l'immense place d'armes s'était remplie de troupes. [...] La loi étant formelle, chacun des régiments de la garnison de Paris a envoyé deux détachements, l'un d'anciens soldats en armes, l'autre de recrues en petite tenue, pour assister à la parade. Les élèves de l'École de guerre sont groupés sur une terrasse. Les troupes encadrent la cour. Les commandements militaires, les sonneries des clairons retentissent comme pour une fête.
Parfois, de la foule qui s'énerve, une rumeur monte, huée mêlée de sifflets. [...]
Au premier coup de neuf heures à l'horloge de l'École, le général Darras, à cheval, entouré de ses officiers, tire et lève son épée, commande de porter les armes. L'ordre est répété de régiment en régiment. Les tambours roulent. [...]
Alors, vers l'angle droit de la place, d'une petite porte, sort le cortège : quatre canonniers, sabre au clair ; entre eux, l'homme ; tout proche, « le bourreau », un adjudant de la garde républicaine [...]
Le général Darras lève de nouveau son épée ; les tambours et les clairons ouvrent le ban.
Le greffier Vallecalle lit le jugement du conseil de guerre. [...] La lecture terminée, le général Darras, dressé sur ses étriers, l'épée à la main, lance d'une voix émue la phrase sacramentelle : « Alfred Dreyfus, vous êtes indigne de porter les armes. Au nom du peuple français, nous vous dégradons. » [...]
L'adjudant s'est approché de Dreyfus, et, très vite, arrache les insignes, les galons d'or du képi et des manches, les boutons du dolman. [...] Maintenant le brillant uniforme n'est plus qu'une guenille noire, une loque informe et ridicule. Reste le sabre. L'adjudant le tire, et, d'un coup sec, le brise sur son genou, laissant tomber à terre, dans la boue, les deux tronçons rompus, « morts à la place de l'honneur » [...]
Dreyfus connaît les règlements militaires, le programme de la cérémonie. Il enjambe ses insignes flétris ; de lui-même il se place entre les quatre artilleurs, qui sont là, manteau en sautoir, pistolet à la ceinture, sabre nu ; et loin qu'ils l'emmènent, c'est lui qui semble les conduire, roide, inflexible, la tête toujours relevée, pour faire le tour de la place d'Armes [...]
L'impitoyable anathème remplit l'air : « À mort ! à mort ! »
Le code de la défense lui-même n'est d'ailleurs pas dépourvu d'ambigüités à cet égard. Il ne reconnaît au sens strict que deux grades d'officiers généraux11(*) :
- Général de brigade, général de brigade aérienne ou contre-amiral (aussi appelés « deux étoiles »).
- Général de division, général de division aérienne ou vice-amiral (ou « trois étoiles »).
Il dispose encore que « les généraux de division, les généraux de division aérienne et les vice-amiraux peuvent respectivement recevoir rang et appellation de général de corps d'armée, de général de corps aérien ou de vice-amiral d'escadre et de général d'armée, de général d'armée aérienne ou d'amiral ». La raison de cette subtilité introduite par le décret-loi du 6 juin 1939 n'est pas claire12(*) ; elle pourrait avoir été une solution intermédiaire trouvée par un pouvoir politique défiant à l'égard d'élites militaires alors demandeuses d'une hiérarchie sommitale qui fût comparable à celle des armées voisines, moins puissantes et offrant pourtant à leurs officiers généraux davantage que deux grades13(*).
Quoi qu'il en soit au juste, la doctrine a pu voir dans le maintien de cette distinction la coexistence, à cet endroit du code, de deux conceptions matérielles de l'acte de nomination dans la hiérarchie militaire : « les généraux à quatre ou cinq étoiles ne sont pas nommés dans un grade de la hiérarchie militaire, [ils] sont seulement nommés au sens usuel du terme : une "appellation", un "nom" leur est attribué. Il est possible d'y voir des nominations attributives de titres »14(*), pourtant coulées aussi bien que les autres dans le régime de l'article 13, ce qui s'entend lorsque le titre équivaut à une fonction.
Que les notions d' « emploi » ou de « fonction » prévues à cet article soient interprétées très largement, on s'en convaincra encore en observant, par exemple, que le Président de la République nomme aussi bien à la dignité d' « ambassadeur de France » par décret pris en conseil des ministres15(*), ou qu'on lui reconnaît sur cette base encore la faculté de suggérer un candidat pour occuper la place réservée à un Français au sein de la Commission européenne, qui sera pourtant nommé effectivement par un autre que lui16(*).
Mais si le grade militaire peut être aussi bien un emploi qu'un titre, et si l'article 13 ne prescrit de compétence présidentielle pour son attribution que dans le premier cas, sûrement cette exclusivité peut être contestée dans le second, surtout lorsque le destinataire est mort. Et quand le titre est devenu le jouet d'une conspiration grossie par la faillite des institutions et de la morale, la Nation qui s'en est relevée n'est-elle pas la plus qualifiée pour le rétablir ? L'article 13 ne permet pas de répondre aux objectifs d'élever au grade de général de brigade.
B. UNE INTERVENTION NÉCESSAIRE DU LÉGISLATEUR
1. Sur la possibilité de voter une mesure individuelle
Sans devoir remonter à la fondation de la IIIe République par la loi du 20 novembre 1873 ayant pour objet de confier le pouvoir exécutif et le titre de président de la République pour sept ans au « maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta », il faut observer que l'exigence de généralité et d'impersonnalité de la loi formulée a déjà admis de nombreuses exceptions, soit pour permettre à des individus de déroger à des dispositions générales, soit pour témoigner de la reconnaissance à certaines personnalités17(*). Dans cette dernière catégorie, citons :
- la loi du 17 novembre 1918, qui dispose à son article 1er que « Les armées et leurs chefs ; le Gouvernement de la République ; le citoyen Georges Clemenceau, président du conseil, ministre de la guerre ; le maréchal Foch, généralissime des armées alliées, Ont bien mérité de la patrie ».
- la loi du 12 février 1920, dont l'article 1er dispose que « M. Raymond Poincaré, Président de la République française pendant la guerre, a bien mérité de la patrie ».
La catégorie des textes autorisant un individu à déroger à une situation générale est la plus fournie. Le Parlement a ainsi adopté, sous les trois dernières Républiques :
- des lois visant à accorder nominativement une pension à certaines veuves des militaires - citons à titre d'illustration la loi du 29 mars 1929 accordant une pension viagère et exceptionnelle à la veuve du maréchal Foch, la loi du 18 février 1931 accordant une pension exceptionnelle et viagère à la veuve du général Ferrié, la loi du 17 août 1950 portant attribution d'un supplément exceptionnel de pension à la veuve du général d'armée Giraud.
- la loi du 28 mars 1957, dont l'objet est de régler les funérailles du président Edouard Herriot ;
- la loi du 27 décembre 1968, qui a replacé le général d'armée Catroux, de son vivant, dans la première section des officiers généraux de l'armée de terre ;
- des lois accordant des privilèges fiscaux à certaines personnes nominativement désignés : la loi du 28 décembre 1967 exonère la succession du maréchal Juin des droits de mutation par décès, celle du 23 décembre 1970 porte exonération des droits de mutations sur la succession du général de Gaulle.
Non seulement la chose est possible, mais elle semble commandée en l'espèce par une sorte de parallélisme formel. L'erreur dans la reconstitution de la carrière d'Alfred Dreyfus a en effet été commise par la loi du 13 juillet 1906 visant à promouvoir « le capitaine d'artillerie breveté Alfred Dreyfus » chef d'escadron, adoptée simultanément à celle qui réintégrait dans les cadres de l'armée au grade et sur un emploi de général de brigade « le lieutenant-colonel d'infanterie breveté en réforme Piquart (Marie-Georges) ».
2. Sur la possibilité d'intervenir dans cette matière
La Constitution de 1958 attribue certes au législateur, à son article 34, un domaine restreint, en lui imposant de n'édicter des règles ou de ne déterminer des principes fondamentaux que dans des matières limitativement énumérées.
Le rapporteur de l'Assemblée nationale a tenté de rattacher le dispositif de la présente proposition de loi aux matières listées à l'article 34 en invoquant une décision du Conseil constitutionnel de 1966, laquelle admet qu'une disposition législative établissant une relation entre les conditions d'avancement des officiers de réserve et celles des officiers d'active puisse relever des « garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l'État »18(*). Il est probablement douteux qu'une mesure individuelle d'avancement puisse être assimilée à une garantie fondamentale, mais il est vrai que le Conseil constitutionnel a par ailleurs admis que règles et principes fondamentaux puissent être complétés de détails.
Mais surtout, en vertu d'une jurisprudence vieille de presque un demi-siècle, le Conseil constitutionnel interprète les règles de partage des domaines entre pouvoirs législatifs et réglementaire dans un sens favorable au premier : le constituant n'ayant « pas entendu frapper d'inconstitutionnalité une disposition de nature réglementaire contenue dans une loi, mais a voulu, à côté du domaine réservé à la loi, reconnaître à l'autorité réglementaire un domaine propre et conférer au Gouvernement, par la mise en oeuvre des procédures spécifiques des articles 37, alinéa 2, et 41, le pouvoir d'en assurer la protection contre d'éventuels empiétements de la loi »19(*), il s'interdit de censurer les dispositions législatives sorties de leur domaine propre.
En l'espèce, le pouvoir réglementaire a d'ailleurs décliné tout attachement à sa prérogative puisque le Président de la République a déclaré, le 26 octobre 2021, que « c'est sans doute l'institution militaire, dans un dialogue avec les représentants du peuple français, qui peut le faire, plus que le président comme une décision souveraine, comme un fait du prince. Je pense que ce serait inapproprié »20(*).
Le présent dispositif se présente ainsi comme une nomination attributive de titre valant ce que le professeur d'histoire du droit Mathieu Soula appelle un « acte de reconnaissance » : « en reconnaissant indirectement que le législateur républicain de 1906 a commis une injustice, le législateur de 2025 crée deux fictions juridiques. D'abord, il rétablit [une] carrière [...] comme s'il pouvait réécrire une biographie pour la redresser. Ensuite, il organise une relation officielle avec un passé qu'il estime toujours présent et agissant [...] et il construit, par ce moyen, une mémoire collective [...] C'est une manière de ne pas oublier l'affaire Dreyfus »21(*).
Enfin il est proposé que ce soit la Nation française et non un des pouvoirs de la République qui nomme Alfred Dreyfus général de brigade.
III. UNE MESURE NÉCESSAIRE MAIS SANS DOUTE NON SUFFISANTE
A. DES EFFETS DE BORD NÉGLIGEABLES OU SURMONTABLES
Le risque est parfois soulevé que le dispositif encourage d'autres demandes analogues, dont certaines sont bien connues - le cas du « maréchal escamoté »22(*) Castelnau est fréquemment évoqué -, certaines probablement légitimes - il sera sans doute aisé de documenter le retard à l'avancement de certaines femmes - et beaucoup d'autres qui le seront moins mais qui seront perçues ainsi par les familles. Le caractère en tout point exceptionnel de l'Affaire Dreyfus permet toutefois d'écarter raisonnablement ce risque.
Telle est aussi la conclusion du président de la République dans le propos rapporté récemment par la presse : « Appartient-il au président de la République de faire de Dreyfus un général, aujourd'hui ? Ma réponse de principe serait non [...] on ouvrirait alors une possibilité au président de la République de restaurer ou dégrader quiconque en fonction des temps. Parce que j'aurais demain des demandes de tel ou tel pour dégrader des généraux qui ont participé à la colonisation ou à telle ou telle guerre [...] Le grand risque, c'est de revisiter la hiérarchie militaire ou l'histoire, avec le regard d'aujourd'hui [...] La difficulté avec le cas Dreyfus, c'est que vous appuyez votre propos sur une réalité irréfutable qui est de reconstituer la carrière qu'on a suspendue [...] »23(*).
Un autre effet de bord parfois soulevé est relatif à la confusion qui serait introduite dans la vie collective - enseignement scolaire, mémoire, toponymie, etc. Alfred Dreyfus est connu comme « le capitaine Dreyfus », et peu savent d'ailleurs qu'il a terminé sa carrière comme lieutenant-colonel. Ce deuxième risque peut aussi être écarté si l'on s'efforce de distinguer la connaissance de l'Histoire de l'exercice de mémoire collective. Que Jean Moulin ne soit pas usuellement nommé par son grade de général de division attribué à titre posthume ne diminue ni son action, ni sa légitimité à le détenir.
Enfin, il est parfois redouté que l'attribution à Dreyfus du plus petit grade de général ne le réinsère pas assez haut dans l'échelle de valeurs relatives qui est celle de la hiérarchie militaire. Pourquoi ne pas le nommer général d'armée ? On peut répondre que ce serait confondre l'entretien de la mémoire de ce que fut réellement Dreyfus - un exemple d'Humanité - et la volonté de créer de toutes pièces un héros.
B. UNE MESURE MINIMALE, QUI PEUT-ÊTRE APPELLE D'AUTRES MARQUES DE RECONNAISSANCE
L'objet de ce texte, nécessairement modeste, n'épuise peut-être pas les efforts de mémoire que peut déployer la Nation reconnaissante à l'égard du sacrifice d'Alfred Dreyfus. Depuis une trentaine d'année, les gouvernements successifs ont d'ailleurs entrepris de tels efforts :
- la commande par le ministre de la culture Jack Lang au sculpteur Tim d'une statue de Dreyfus en 1985 donna lieu à une vive controverse. L'oeuvre fut refusée à l'École militaire, déplacée en 1988 au jardin des Tuileries, inaugurée sur le boulevard Raspail par le maire de Paris Jacques Chirac en 1994 ;
- le centenaire de 1994 a donné lieu à une forte demande sociale mais à peu d'initiatives politiques ;
- la centenaire du « J'accuse ! », en 1998, a conduit le président Jacques Chirac à adresser une lettre éloquente aux descendants de Dreyfus et Zola, le Premier ministre Lionel Jospin à organiser une cérémonie au Panthéon le 13 janvier, le ministre de la défense Alain Richard à inaugurer une plaque en hommage au capitaine Dreyfus à l'École militaire le 2 février, et le président de l'Assemblée nationale Laurent Fabius à faire reproduire le texte de Zola sur la façade du Palais-Bourbon.
- la commémoration de 2006 fut plus ambitieuse. Une cérémonie nationale fut organisée à l'École militaire le 12 juillet 2006, au cours de laquelle le président de la République, accompagné du Premier ministre et des membres de son gouvernement, prononça un discours devant les représentants de la Justice, des Armées et des corps constitués, en présence des familles Dreyfus et Zola. Le Président accueillit en outre la proposition de transférer les cendres de Dreyfus au Panthéon - le projet n'eut pas de suite ;
- en 2025, le président de la République a annoncé la création d'une journée de commémoration annuelle pour Alfred Dreyfus, le 12 juillet.
Ces initiatives n'en excluent pas d'autres. Alfred Dreyfus a été promu officier de la Légion d'honneur le 9 juillet 1919, mais peut encore progresser dans cet ordre, voire pourrait donner son nom à un ordre particulier. Le Rapporteur Rachid Temal propose, après le vote de loi nommant Alfred Dreyfus général de brigade, une panthéonisation, à l'image de celle de Robert Badinter, d'Alfred Dreyfus, de son épouse Lucie et de son frère Mathieu, ces deux derniers ayant joué un rôle majeur dans la mobilisation des élus et des intellectuels, ainsi que son élévation au grade de Grand officier de la Légion d'Honneur. De telles mesures sont plus difficiles à faire entrer dans les compétences collectivement reconnues au législateur et sont un appel au président de la République. Pour l'heure, cette nomination au grade de général de brigade vaut reconnaissance par la Nation d'un patriote et d'un militaire exemplaires.
EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le 29 octobre 2025, sous la présidence de M. Cédric Perrin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport et du texte de la commission sur la proposition de loi élevant Alfred Dreyfus au grade de général de brigade.
M. Cédric Perrin, président. - Nous commençons nos travaux par l'examen du rapport et l'élaboration du texte de la commission sur la proposition de loi, adoptée par l'Assemblée nationale, élevant Alfred Dreyfus au grade de général de brigade.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ce texte sera examiné en séance le 6 novembre, dans le cadre du temps réservé au groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. Cette proposition de loi a été déposée à l'Assemblée nationale par Gabriel Attal, à la suite d'une tribune rédigée par Pierre Moscovici, Frédéric Salat-Baroux et Louis Gautier. Au Sénat, le groupe socialiste avait déposé une proposition de loi similaire.
L'affaire Dreyfus trouve son origine au temps de la IIIe République naissante, au lendemain de la terrible défaite qui vit l'Alsace-Lorraine devenir prussienne, dans une France en proie à un antisémitisme assez profond. Pendant de longues années, les intellectuels et toutes les familles de France se déchirèrent entre dreyfusards et anti-dreyfusards.
Alfred Dreyfus, dont la famille avait fait le choix de quitter l'Alsace au moment où elle devenait prussienne, était un brillant officier juif et patriote fervent.
Dans la cour de l'École militaire, lorsqu'il fut dégradé en 1895, tout comme durant les cinq années passées sur l'île du Diable, il n'a jamais remis en cause son rapport à l'armée ni son attachement à notre pays. Une fois retraité, il s'est même réinvesti en participant à la guerre de 1914-1918.
Pourquoi une loi aujourd'hui ? Le droit a toujours été présent dans l'affaire Dreyfus. Le Parlement avait adopté un texte en extrême urgence pour que Dreyfus soit envoyé à l'île du Diable plutôt qu'en Nouvelle-Calédonie, jugée insuffisamment dure par les autorités de l'époque. Plus tard, deux sénateurs, Auguste Scheurer-Kestner et Ludovic Trarieux, ont joué un rôle majeur dans la défense d'Alfred Dreyfus. Enfin, le 13 juillet 1906, au lendemain de la décision de la Cour de cassation, la Chambre des députés puis le Sénat ont adopté une loi réhabilitant Picquart et Dreyfus, dont l'innocence était définitivement démontrée.
Toutefois, si la loi a réintégré Picquart en tenant compte de l'ensemble de son parcours, il n'en a pas été de même pour Alfred Dreyfus. Lorsque nous avons auditionné le chef du bureau des officiers généraux, il reconnaissait que Dreyfus aurait dû être général si sa carrière avait été intégralement recomposée. Aujourd'hui, nous disons simplement qu'il faut réparer cette injustice.
Certains évoquent l'obstacle de l'article 13 de la Constitution, aux termes duquel le Président de la République nomme aux emplois civils et militaires. Mais cette disposition ne s'applique qu'aux personnes vivantes et aux emplois ouverts, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. La présente proposition de loi ne transgresse donc aucun article de notre Constitution.
Il existe aussi d'autres précédents de décisions individuelles dérogatoires dans notre histoire : Jean Moulin, par exemple, a été nommé général de division par décret du ministre des armées. En l'occurrence, c'est la Nation française, et non l'un des pouvoirs constitués, qui propose d'élever, et non de nommer Dreyfus au rang de général. Nous ne nous situons pas dans le cadre habituel des nominations.
Au fond, la question qui nous est posée est la suivante : allons-nous, à l'instar de nos collègues députés, permettre de clore l'affaire Dreyfus ? Il n'est pas question d'aller contre l'armée, ni de rouvrir la guerre entre dreyfusards et anti-dreyfusards, mais simplement, comme nous l'avons fait à plusieurs reprises au Sénat, d'apaiser les mémoires et de rendre hommage au parcours exemplaire d'Alfred Dreyfus.
Concernant le périmètre de cette proposition de loi, en application du vade-mecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des présidents, je vous propose de considérer que ne sont recevables, au titre de l'article 45 de la Constitution, que les amendements portant sur la reconstitution de la carrière d'Alfred Dreyfus et la reconnaissance de la Nation à son égard.
Il en est ainsi décidé.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pour ma part, je vous propose d'adopter le texte sans modification.
M. Roger Karoutchi. - Je reste très réservé sur cette proposition de loi.
Alfred Dreyfus a été fait lieutenant-colonel après sa conduite héroïque à Verdun. Pourtant, on continue de l'appeler « capitaine Dreyfus ». Le problème n'est pas de reconstituer sa carrière, mais le climat qui régnait au sein de l'armée et de la République à l'époque. Alors que le vrai coupable, Esterhazy, était connu, on a persisté à accuser Dreyfus, par antisémitisme. Le nommer général un siècle ne changera rien au fond de l'affaire...
Il est trop facile - et illusoire - de vouloir clore un événement qui a profondément marqué la France, où les Zola, les Clemenceau et autres Jaurès se sont battus pour Dreyfus face aux antirépublicains. Cette proposition de loi n'étouffera pas l'écho de cette affaire, qui reste toujours vivace dès que l'on évoque les questions de rupture d'égalité, d'antisémitisme et de sectarisme.
Je peux comprendre que ses descendants souhaitent cette élévation de grade à titre symbolique, mais j'aurais préféré pour ma part que l'on propose de faire entrer Alfred Dreyfus au Panthéon. Je ne sais pas ce que je voterai dans l'hémicycle, par respect pour la famille, mais je suis agacé par la manière dont on prétend vouloir mettre un terme à l'affaire Dreyfus, alors que c'est impossible.
Enfin, je n'accepte pas que certains puissent dire : « Je suis pour cette proposition de loi, donc je ne suis pas antisémite. » C'est bien trop facile...
M. François Bonneau. - Il n'est pas question, évidemment, de remettre en cause les choses terribles vécues par le capitaine Dreyfus et sa famille, mais on ne peut pas réécrire l'Histoire, parsemée de faits glorieux comme de faits odieux que nous devons assumer. Il y a de surcroît un vrai danger à s'engager dans cette voie : demain, ne voudra-t-on pas dégrader le maréchal Lyautey parce qu'il était colonialiste ou remettre en cause un certain nombre de faits historiques sur lesquels notre société s'est construite ?
Notre groupe s'abstiendra donc ou ne participera pas au vote.
Mme Michelle Gréaume. - L'affaire Dreyfus est connue de toute la population, et l'erreur commise à l'époque est admise par tous. De plus, Alfred Dreyfus a été promu lieutenant-colonel après sa réhabilitation. Pourquoi vouloir en rajouter ?
Pour l'instant, je ne me prononcerai pas au nom de mon groupe, mais je vous avoue sincèrement que je ne perçois pas très bien l'utilité de ce texte aujourd'hui.
M. Jean-Pierre Grand. - Les analyses des uns et des autres sont éminemment respectables, mais si nous ne votions pas ce texte, nous ferions un cadeau fantastique aux antisémites...
M. Akli Mellouli. - Remettons les choses en perspective. Il ne s'agit pas de se donner bonne conscience, mais de faire prendre conscience que l'Histoire finit toujours par réhabiliter ceux qui ont été injustement discriminés. Comme l'a dit François Bonneau, notre passé mêle le meilleur comme le pire, mais c'est justement en reconnaissant ses parts sombres et en demandant le pardon qu'une République s'honore.
Parce que d'autres personnes seront victimes de cette suspicion permanente qui pèse sur une partie de notre population, nous envoyons, au travers de ce texte, un message fort : la République se tiendra toujours aux côtés de ceux qui sont discriminés ou attaqués en fonction de leur origine ou de leur orientation religieuse.
M. Étienne Blanc. - Je partage l'avis de Roger Karoutchi : il est assez facile de se retourner vers le passé, beaucoup plus difficile de lutter contre l'antisémitisme qui ravage actuellement la France et l'Europe. Se donne-t-on bonne conscience ? Je ne veux pas sonder les coeurs de ceux qui sont à l'origine de cette proposition de loi, mais je dis très clairement que ce n'est pas le sujet.
Pour avoir lu beaucoup d'ouvrages sur l'affaire Dreyfus, j'ai toujours été frappé de constater que deux personnes en particulier ont manipulé la justice militaire. Le premier est le colonel du Paty de Clam. Ce grand officier français, spécialiste de graphologie, a été instrumentalisé pour authentifier le fameux message qui condamnera Dreyfus. Il est pourtant mort dans son lit sans jamais avoir subi la moindre sanction. Le second est le colonel Henry, qui a produit les faux, les a cachés et en a détruit une partie. Il s'est certes suicidé dans sa cellule, mais il est mort colonel et n'a jamais été dégradé.
Peut-être faut-il reconnaître à Dreyfus ce grade de général, mais, en contrepartie, nous devrions songer aussi à dégrader celles et ceux qui l'ont emprisonné dans des conditions absolument épouvantables. Si je devais amender ce texte, c'est ce que je ferais.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Je suis extrêmement sensible aux arguments de Roger Karoutchi, mais ce texte est désormais sur la table, et si nous ne le votons pas, j'imagine l'interprétation qui en sera faite à l'extérieur... Les combats que la France a menés à cette époque sont encore d'actualité. Par conséquent, je ne peux imaginer que nous ne votions pas ce texte.
M. Cédric Perrin, président. - Loin de moi l'idée de voter contre cette proposition de loi, acte de justice symbolique dont le but est de corriger un préjudice qui aura brisé un homme, généré un tumulte considérable et marqué l'histoire du XXe siècle. Je partage toutefois l'idée selon laquelle ce texte permettra à certains - je ne vise personne au sein de notre assemblée - de s'acheter à bon compte une virginité en matière d'antisémitisme, ce qui me gêne profondément.
Je regrette pour ma part que l'on décide de nommer Dreyfus général de brigade. Il aurait été plus judicieux, me semble-t-il, de proposer au Président de la République de le promouvoir à un grade élevé de la Légion d'honneur, ce qui aurait permis de reconnaître une erreur et d'honorer sa mémoire.
En ouvrant la réhabilitation, sans doute légitime, du colonel Dreyfus, on ouvre aussi la boîte de Pandore. Pourquoi ne nous intéresserions-nous pas à de Castelnau, qui n'a jamais obtenu le grade mérité parce qu'il était catholique, ou à d'autres, discriminés pour d'autres raisons ?
Pour ces raisons, je m'abstiendrai à titre personnel, même si je comprends les raisons qui ont motivé le dépôt de cette proposition de loi.
M. Rachid Temal, rapporteur. - À aucun moment nous ne proposons de réécrire l'Histoire : les faits historiques ne sont nullement impactés par le texte.
Monsieur Karoutchi, quand je parlais de clore l'affaire, je ne voulais pas dire que tout était fini. Les grands débats perdureront, bien entendu, et je n'oublie pas que l'on doit aussi une part de la place de la France dans le monde à ceux qui ont pris des risques pour protéger le capitaine Dreyfus.
Mais ce n'est pas parce qu'il restera le « capitaine » Dreyfus pour l'Histoire que nous ne devons rien faire. Comment expliquer qu'il ne puisse recouvrer le grade qu'il aurait dû obtenir au regard de sa carrière ? Cette demande de la famille me semble légitime.
Nous ne cherchons pas non plus à nous donner bonne conscience. Nous serons toujours présents pour mener le combat contre l'antisémitisme, et ce n'est pas parce que certains pourraient vouloir profiter de ce texte que l'on ne doit pas s'attaquer à cette question.
Concernant les risques de précédents que certains décrivent, il me semble que l'histoire d'Alfred Dreyfus n'est comparable à aucune autre. Demain, on pourra dire aux jeunes qui intégreront nos armées que la France a su reconnaître les mérites d'un grand militaire et d'un grand patriote.
À titre personnel, je suis favorable également à l'intégration symbolique d'Alfred Dreyfus au Panthéon - on pourrait d'ailleurs imaginer qu'il le soit avec son épouse et son frère - ainsi qu'à sa promotion à la Légion d'honneur. Il faudrait, selon moi, faire les trois, mais je vous propose pour l'instant de nous en tenir à ce qui relève de la loi. Par ailleurs, si nous décidions de modifier ce texte, nous empêcherions son adoption avant le 11 novembre, jour de l'Armistice.
Pour conclure, si j'étais un peu taquin, je rappellerais que, parmi les signataires de la proposition de résolution que nous avions déposée en 2023, qui prévoyait déjà que le colonel Dreyfus soit élevé au rang de général, figuraient Roger Karoutchi, André Guiol, Étienne Blanc, Catherine Dumas ou Sylvie Goy-Chavent...
M. Roger Karoutchi. - L'ambiance n'était pas la même !
M. Rachid Temal, rapporteur. - Justement, ce regain d'antisémitisme rend ce texte plus nécessaire que jamais ! Les députés ont voté la proposition de loi à l'unanimité des suffrages exprimés, il serait assez incompréhensible que les sénateurs n'en fassent pas de même.
M. Cédric Perrin, président. - Je m'inquiète de constater que, depuis quelques années dans ce pays, tout devient manichéen. Si vous votez contre ce texte, vous seriez antidreyfusard ; si vous votez pour, vous seriez dreyfusard. Le problème est en réalité beaucoup plus complexe que cela, et il tient surtout à la manière de faire passer le message.
EXAMEN DE L'ARTICLE UNIQUE
Article unique
L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi est adopté sans modification.
LISTE DES PERSONNES ENTENDUES
· GDI Hervé Pierre, chef du bureau des officiers généraux ;
· Pr Luc Klein, Professeur de droit public à l'université Reims Champagne-Ardenne ;
· Michel Dreyfus, descendant d'Alfred Dreyfus ;
· Pierre Moscovici, Premier président de la cour des comptes ;
· Frédéric Salat-Baroux, avocat ;
· Louis Gautier, Président de la Maison Zola-Musée Dreyfus ;
· Charles Sitzenstuhl, Député du Bas-Rhin ;
· Vincent Duclert, historien.
Contributions écrites
· Evence Richard, Directeur de la mémoire, de la culture et des archives du ministère des armées.
* 1 Vincent Duclert, L'Affaire Dreyfus, Paris, La Découverte, 2025, 5e édition, p. 51.
* 2 Vincent Duclert, op. cit., p. 88.
* 3 Pierre Vidal-Naquet, cité par Vincent Duclert, op. cit.
* 4 Jean Jaurès, Les preuves, La petite République, 1898.
* 5 Articles L. 4136-1 et R. 4136-2 du code de la défense.
* 6 Article L. 4136-3 du code de la défense.
* 7 Article L. 4134-1 du code de la défense.
* 8 Voir par exemple, dans le cas des grades des officiers généraux de marine : Mathieu Le Hunsec, « L'amiral, cet inconnu. Les officiers généraux de marine de l'Ancien Régime à nos jours », dans la Revue historique des armées n° 266, 2012.
* 9 Supprimée en 1965, elle a été remplacée dans le code de la défense par la perte du grade et la destitution.
* 10 Joseph Reinach, Histoire de l'Affaire Dreyfus, La Revue Blanche, 1901, Tome 1, pp. 499 et suivantes.
* 11 Article L. 4131-1, g) et h) du 3° du II du code de la défense.
* 12 Voir Mathieu Le Hunsec, op. cit.
* 13 Mathieu Le Hunsec, op. cit.
* 14 Voir Lucie Sponchiado, « Le pouvoir de nomination du Président de la Cinquième République », thèse de doctorat en droit public sous la direction du Pr Michel Verpeaux, soutenue le 8 juillet 2015 à l'université Paris 1 - Panthéon Sorbonne, pp. 230 et suivantes.
* 15 Décret n°69-222 du 6 mars 1969 relatif au statut particulier des agents diplomatiques et consulaires.
* 16 Voir sur ce point le rapport pour avis n° 375 (2024-2025) de M. Pascal Allizard fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, sur la proposition de loi relative à la consultation du Parlement sur la nomination de membres français dans certaines institutions européennes.
* 17 Voir par exemple, sur ce sujet : Thi Hong Nguyen, « La notion d'exception en droit constitutionnel français », thèse de doctorat en droit public sous la direction du Pr Bertrand Mathieu soutenue le 27 mai 2013, université Paris 1 - Panthéon Sorbonne, pp. 78 et suivantes.
* 18 Décision n° 66-42 L du 17 novembre 1966.
* 19 Décision n° 82-143 DC du 30 juillet 1982 dite « Blocage des prix et revenus ».
* 20 Propos rapporté dans « Selon Emmanuel Macron, c'est à l'institution militaire de nommer le capitaine Dreyfus général à titre posthume », dans Le Monde avec AFP, le 27 octobre 2021.
* 21 Mathieu Soula, « L'élévation d'Alfred Dreyfus au grade de général de brigade : une loi de réparation ? » sur le Club des juristes, le 18 juin 2025.
* 22 Voir Jean-Louis Thiériot, Le maréchal escamoté, Paris, Tallandier, 2024.
* 23 Propos rapporté dans « Selon Emmanuel Macron, c'est à l'institution militaire de nommer le capitaine Dreyfus général à titre posthume », dans Le Monde avec AFP, le 27 octobre 2021.