N° 107

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SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 1995-1996

Annexe au procès-verbal de la séance du 30 novembre 1995

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur les projets de loi, ADOPTÉS PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE,

- n° 1728 autorisant l' approbation d'un accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République d'Ouzbékistan sur la liberté de circulation ,

- n° 2016 autorisant la ratification du traité d'amitié et de coopération entre la République française et la République d'Ouzbékistan,

Par M. Jacques GENTON,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : MM. Xavier de Villepin, président ; Yvon Bourges, Guy Penne, Jean Clouet, François Abadie, vice-présidents ; Mme Danielle Bidard-Reydet, Michel Alloncle, Jacques Genton, Jean-Luc Mélenchon, secrétaires ; Nicolas About, Jean-Michel Baylet, Jean-Luc Bécart, Mme Monique ben Guiga, MM. Daniel Bernardet, Didier Borotra, André Boyer, Mme Paulette Brisepierre, MM. Michel Caldaguès, Robert Calmejane, Jean-Paul Chambriard, Charles-Henri de Cossé-Brissac, Pierre Croze, Marcel Debarge, Bertrand Delanoë, Jean-Pierre Demerliat, Xavier Dugoin, André Dulait, Hubert Durand-Chastel, Claude Estier, Hubert Falco, Jean Faure, Gérard Gaud, Jean-Claude Gaudin, Philippe de Gaulle, Daniel Goulet , Yves Guéna, Jacques Habert, Marcel Henry, Christian de La Malène, Edouard Le Jeune, Maurice Lombard, Philippe Madrelle, Pierre Mauroy, Paul d'Ornano, Charles Pasqua, Alain Peyrefitte, Bernard Plasait, Jean-Pierre Raffarin, Michel Rocard, André Rouvière, Robert-Paul Vigouroux, Serge Vinçon.

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est saisi de deux accords conclus entre la France et l'Ouzbékistan.

Le premier, d'importance limitée, concerne la liberté de circulation des ressortissants de chaque Partie à l'intérieur de l'autre Etat. Le deuxième complète le réseau de traités d'amitié qui lient la France à ses partenaires issus de la disparition de l'URSS.

A ce jour, la France a signé des traités d'amitié avec la Russie, les trois Etats baltes, le Kazakhstan, la Moldova, l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Géorgie, l'Ukraine, l'Ouzbékistan, le Turkménistan et le Kirghizstan.

Un mot, d'abord, sur le pays lui-même, avant d'aborder le commentaire des deux accords qui nous sont soumis.

L'Ouzbékistan (Ouzbek signifie « vrai chef ») est l'héritier d'une brillante civilisation, l'empire de Tamerlan, fondé en 1369, et dont le joyau fut Samarkand, centre de la civilisation musulmane d'Asie centrale, qualifiée par les écrivains de « Pierre précieuse du monde », et de « Perle et eden de l'Orient ». Le rayonnement culturel et religieux ouzbek s'appuya sur les sites prestigieux de Boukhara, Samarkand et Khiva, et fut intense jusqu'au XVIe siècle.

Après la conquête par les Russes de Tachkent (1865), de Boukhara (1868) et de Samarkand, l'émirat de Boukhara conserva une grande influence sur le monde arabe, à travers l'existence de 150 écoles coraniques, et la présence de 20 000 étudiants originaires de tout le Moyen-Orient.

République soviétique à partir de 1924, indépendant depuis le 31 août 1991 et membre depuis lors de la Communauté des Etats indépendants (CEI), l'Ouzbékistan est plus vaste que l'Allemagne, la Suisse, le Bénélux et l'Autriche réunis. Avec 22 millions d'habitants, il est fort de la plus importante population d'Asie centrale (Kazakhstan : 17 M ; Tadjikistan, 5,8 M ; Kirghizistan : 4,6 M ; Turkménistan : 4 M).

Notons enfin que le renouveau religieux qui s'exprime en Ouzbékistan est strictement encadré par un Etat qui se considère comme un rempart contre l'intégrisme.

Après un rapide bilan de l'évolution de l'Ouzbékistan depuis l'indépendance, votre rapporteur commentera le traité d'amitié franco-ouzbek, qui constitue le cadre juridique d'une coopération bilatérale encore peu développée, avant de présenter l'accord sur la liberté de circulation conclu entre la France et l'Ouzbékistan.

I. L'OUZBÉKISTAN DEPUIS L'INDÉPENDANCE

L'Ouzbékistan vit sous l'empire d'un régime héritier de la période soviétique, s'est engagé dans des réformes économiques au bilan encore contrasté, et conduit une diplomatie affichant une priorité à la stabilité régionale.

A. UN RÉGIME HÉRITIER DE LA PÉRIODE SOVIÉTIQUE

En dépit de l'apparence démocratique de la constitution ouzbèke du 10 décembre 1992, le régime ouzbek est caractérisé par la personnalisation du pouvoir. La crainte de l'intégrisme caractérise et sous-tend tous les aspects de la politique conduite par les autorités. Dans ce contexte, est-il opportun de juger à l'aune des critères des vieilles démocraties occidentales le recours à des pratiques du pouvoir héritées de la période soviétique ?

L'interdiction en 1993 des deux principaux mouvements d'opposition, Erk (Liberté) et Birlik (Unité) a de facto voué à la clandestinité tant l'opposition démocratique (Erk, Birlik, mouvement du progrès social) que l'opposition islamique radicale (mouvement Adolat-justice, section ouzbèke du parti de la renaissance islamique, groupe Tawbe-repentir ...). Le paysage politique est ainsi réduit au parti du président, le parti populaire démocratique d'Ouzbekistan, ex PC, au parti Adolat créé à la demande des autorités après les élections législatives de décembre 1994, et au parti Vatan Tarrakiotti, qui appartient à l'opposition autorisée par le pouvoir.

La prolongation jusqu'en décembre 2000, par le référendum du 26 mars 1995, du mandat du président Karimov, semble traduire une survivance de pratiques du pouvoir hérité du régime soviétique. Dans ce contexte, le succès remporté par le chef de l'Etat lors des élections législatives du 25 décembre 1994, n'a pas constitué une surprise, et confirme le rôle réduit imparti au Parlement.

De ce fait, l'association de représentants du mouvement Birlik au séminaire organisé par l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) à Tachkent, en septembre 1994, et l'accord donné par les autorités ouzbèques en vue de l'ouverture d'une représentation de l'OSCE dans la capitale ouzbèke, ne seraient-elles que destinées essentiellement à améliorer l'image de marque de l'Ouzbékistan auprès des Occidentaux (une image quelque peu compromise par les conditions réelles du succès du référendum de mars 1995) ?

Enfin, la politique du président Karimov vise à consolider l'identité ouzbèke fondée sur la tradition sunnite, notamment en puisant dans le patrimoine historique ouzbek, comme l'illustre l'exaltation de l'histoire ouzbèke lors des fêtes de l'indépendance de septembre 1993.

B. LE BILAN CONTRASTÉ DE RÉFORMES ÉCONOMIQUES ENCORE LIMITÉES

Les succès relatifs de la stabilisation économique contrastent avec l'immobilisme des structures de l'économie, tandis que demeure posé le problème des conséquences sociales des réformes actuellement mises en oeuvre dans le contexte de la transition post-soviétique.

Après la sortie forcée de la zone rouble à l'automne 1993 et la mise en circulation définitive de la monnaie nationale (le soum) en juillet 1994, la politique monétaire rigoureuse conduite par le gouvernement (stabilisation du taux d'inflation, équilibre budgétaire et libéralisation du marché des changes) a enregistré des progrès certains.

Le déficit budgétaire est ainsi passé de 16 % du PIB en 1993 à 4 % en 1994. L'inflation a connu une réduction relative (940 % en 1993, 504 % en 1994). La dépréciation du taux de change s'est parallèlement ralentie. Au vu de cet assainissement, le FMI a consenti au gouvernement ouzbek la première tranche de facilité d'ajustement systématique, le 25 janvier 1995 (74 millions de dollars). Cette décision a encouragé les bailleurs de fonds internationaux présents à une promesse de crédits de 900 millions de dollars, le 2 mars 1995. Le 28 mars 1995, la Banque mondiale décidait d'accorder à l'Ouzbekistan 160 millions de dollars de crédits de réhabilitation pour accélérer les réformes structurelles. Au sauvetage de la mer d'Aral seront également consacrés 32 millions de dollars, un autre crédit de 70 millions de dollars étant consacré au développement du secteur cotonnier. Rappelons, à cet égard, que la technique d'exploitation des terres ouzbèques à l'époque soviétique, fondée sur la monoculture du coton, a conduit à un épuisement des sols faisant d'une région étendue de l'Ouzbékistan une zone sinistrée sur le plan écologique.

A ces diverses aides multilatérales s'ajoutent les crédits bilatéraux (1,5 milliard de dollars) qui devraient être orientés vers des projets correspondant à des priorités définies par les Ouzbeks (services publics, irrigation des terres, industrie pétrolière et gazière, télécommunications ...).

Les structures de l'économie n'ont toutefois pas connu de réelle transformation. L'agriculture reste dominée par le système des Kolkhozes. Le gouvernement ouzbek s'est borné à transformer en sociétés par actions les entreprises d'Etat, sans modifier leur mode de gestion. Le contrôle bureaucratique sur l'économie est donc resté considérable. La petite privatisation a peu évolué, même si les prix de nombreux biens de consommation et de services aux ménages ont été libérés, ainsi que, dans une modeste mesure, le commerce du coton. Dans ce domaine toutefois, l'alignement des prix sur les cours mondiaux contraste avec le maintien de la détermination par l'Etat des quantités produites.

L' incidence sociale des réformes, comme dans la plupart des anciennes républiques soviétiques, hypothèque considérablement le succès de celles-ci. La chute du pouvoir d'achat des ménages (- 44 % environ) s'est traduite par une sensible diminution des taux d'épargne et de consommation. Les allocations sociales ont dû compenser le soutien des prix à la consommation, d'autant que plus de 50 % de la population a moins de 18 ans, et que le contexte culturel fait que les familles sont trois fois plus nombreuses qu'en Europe occidentale.

C. LES OBJECTIFS DE LA DIPLOMATIE OUZBÈKE : STABILITÉ RÉGIONALE ET MODERNISATION

Le souci de maintenir la stabilité en Asie centrale conduit l'Ouzbékistan à préserver des relations sereines avec la Russie, et à faire rempart contre l'intégrisme en s'investissant dans les conflits régionaux. La volonté de favoriser la modernisation du pays et de consacrer son ancrage dans la communauté internationale se traduit par l'intérêt porté par l'Ouzbékistan au monde occidental.

1. Deux priorités : ménager la Russie et favoriser la stabilité régionale

Après les tensions qui ont caractérisé la période de la sortie forcée de la zone rouble, l'Ouzbékistan a fait prévaloir plus de sérénité dans ses relations avec la Russie , qui demeure le premier partenaire commercial , et qui entretient avec Tachkent une coopération militaire presque exclusive . L'Ouzbékistan, en raison de ses ressources naturelles et de sa position stratégique en Asie centrale, est considéré par Moscou comme un partenaire très important, susceptible en outre de constituer un certain rempart contre l'intégrisme.

Les relations entre l'Ouzbékistan et la Russie ne sauraient toutefois être idéalisées : Tachkent reproche, en effet, à Moscou ce qui est perçu comme des velléités d'hégémonie sur les anciennes républiques soviétiques, et comme un comportement de grande puissance . C'est ainsi que toute tentative de recomposition de l'espace soviétique à travers la CEI rencontre l'hostilité de Tachkent, qui refuse que la CEI s'oriente vers une certaine supranationalité, estimée menaçante pour la souveraineté ouzbèke. En revanche, l'Ouzbékistan n'est pas opposé à l' intégration économique , et a même manifesté son intention d'adhérer à l'union douanière constituée par le Kazakhstan, la Russie et la Biélorussie.

En Asie centrale , la diplomatie ouzbèke veille à préserver la stabilité , ce qui pousse Tachkent à intervenir dans les conflits locaux contre le risque intégriste.

Rappelons que la composition de la population ouzbèke (4,1 % de Kazakhs et 5 % de Tadjiks) conduit l'Ouzbékistan à éviter les retombées, sur son territoire, de toute tension politique ou ethnique dans la région. Une autre motivation est d'équilibrer les velléités hégémoniques du Kazakhstan.

C'est ainsi que le président ouzbek Islam Karimov a proposé, dès le début de 1993, lors d'un sommet des cinq Etats de la région à Tachkent, de créer un espace économique centrasiatique constituant une alternative aux hésitations qui caractérisent la mise en place de la CEI. L'Union économique constituée en 1994 entre le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, puis le Kirghizstan, ne semble néanmoins pas connaître, à ce jour, d'avancée substantielle.

Par ailleurs, l'enjeu de l'intervention ouzbèke dans le conflit afghan est de rétablir avec ce pays des circuits commerciaux constituant une alternative aux échanges avec l'Iran et le Turkménistan, et de soutenir les intérêts des Afghans ouzbekophones.

Au Tadjikistan , où la minorité ouzbèke représente environ le quart de la population, Tachkent est intervenu militairement contre les "Islamo-démocrates". Puis la Russie a envoyé au Tadjikistan une force d'interposition de la CEI. L'Ouzbékistan est favorable à une solution de compromis et fait preuve d'une volonté de conciliation. Observateur dans les négociations engagées sous l'égide de l'ONU, l'Ouzbékistan possède dans ses relations avec le Tadjikistan, dépendant des livraisons de gaz de l'Ouzbékistan, une arme économique non négligeable.

2. L'intérêt porté à l'Occident

Le dialogue avec les Etats-Unis s'est nettement amélioré depuis la prise de conscience, par Washington, de l'importance stratégique de l'Ouzbékistan (richesses naturelles, contrepoids à l'hégémonie russe, rempart contre l'intégrisme, influence sur la stabilité de l'Asie centrale). Jusqu'à ce tournant, illustré par la visite aux Etats-Unis du ministre des affaires étrangères ouzbek, les relations américano-ouzbèkes étaient compromises par les remontrances de Washington en matière de droits de l'homme.

La priorité accordée à l' Europe se traduit notamment par la participation à l'Organisation de sécurité et de coopération en Europe (OSCE), par l'ouverture d'ambassades à Bonn, Paris, Londres et Bruxelles, et par les visites du chef de l'Etat ouzbek en Allemagne (avril 1993), aux Pays-Bas (juin 1993), en France (octobre 1993) et au Royaume-Uni (novembre 1993). A l'égard de l' Union européenne , l'Ouzbékistan souhaite parvenir à la conclusion d'un accord de partenariat et d'association. Précisons que l'Union européenne est destinataire de 45 % environ des exportations de l'Ouzbékistan (les Etats-Unis n'en absorbent que 3,5 %), et représente 25 % des importations ouzbèkes (moins de 4 % pour les Etats-Unis).

3. La diversification des relations extérieures ouzbèkes sur l'axe sud-est

L' hostilité qu'inspire à l'Ouzbékistan le fondamentalisme islamique se trouve à l'origine du maintien des bonnes relations avec l'Inde (héritées de la période soviétique), avec la Tunisie, l' Egypte et la Palestine . Elle se traduit en revanche par une certaine méfiance à l'égard du Pakistan (qui constitue pourtant une voie d'accès aux mers chaudes) et, surtout, de l' Iran .

Les relations avec la Turquie se sont dégradées, du fait de la présence à Istanbul d'opposants ouzbeks. Si le modèle turc est jugé préférable par les autorités ouzbèkes au modèle iranien, il est néanmoins estimé insuffisamment laïc.

Les relations avec l' Asie ne semblent pas relever des priorités immédiates de la diplomatie ouzbèke. Si les relations semblent assez dynamiques avec la Corée du Sud, le Japon occupe dans les relations extérieures ouzbèkes une place moins importante que l'Europe, les Etats-Unis, l'espace indo-iranien ou la Chine. En dépit de fréquentes références au modèle chinois (qui allie avec succès développement capitaliste et fermeté politique) et de contacts relativement soutenus avec les responsables chinois, Tachkent n'a pas jugé opportun d'ouvrir une représentation diplomatique à Pékin.

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