CHAPITRE II : LE PAYSAGE AUDIOVISUEL EN MUTATION

I. LES GRANDES MANOEUVRES DU SATELLITE

A. L'APPARITION DE GÉANTS DE LA COMMUNICATION

1. Les nouveaux poids lourds mondiaux

En 1987, neuf des douze premières entreprises étaient des radiodiffuseurs hertziens, les trois networks américains traditionnels (Capital Cities/ABC, NBC, CBS), l'ARD, Fujisankei (Fuji Television Network, Nippon Broadcasting System), la NUK, la Fininvest, la BBC et la RAI. On retrouve seulement quatre de ces entreprises dans le classement de 1995.

Le classement 1995 est du reste sensiblement différent du classement 1994 : Viacom (classée 16e en 1994) devient la première entreprise mondiale, à la suite de l'absorption de Blockbuster et de Paramount. Il faut souligner que le classement de Fujisankei et du groupe Kirch est approximatif, compte tenu de la discrétion de ces sociétés sur leurs résultats financiers.

L'année 1996 a été, sur le plan mondial, l'occasion de nouvelles fusions de grande importance.

Aux États-Unis, les principales opérations ont été les suivantes :

- En février 1996, Walt Disney Company a fait l'acquisition de Capital Cities/ABC . Le prix d'achat a été réglé comme suit : 10,1 milliards de dollars US et la cession de 155 millions d'actions pour une valeur de 8,8 milliards de dollars US. Pour la première fois, un studio d'Hollywood contrôle l'un des trois grands réseaux de radiotélévision, desservant 223 stations TV affiliées. Le chiffre d'affaires total de Walt Disney pour l'année 1996 a atteint 18,7 milliards de dollars US, soit une augmentation de 47 % par rapport à 1995.

- la fusion Time Warner/Turner Broadcasting Group , annoncée en septembre 1995, a été finalisée en octobre 1996. En 1996, le chiffre d'affaires consolidé de Time Warner Inc. s'est élevé à 10,06 milliards de dollars US (soit une croissance de 74,6 % par rapport à 1995).

- l'acquisition du réseau NBC par Westinghouse Electric Inc ., en novembre 1995, a été complétée par l'acquisition d'une autre société de diffusion, Infinity, en décembre 1996, et de The Nashville Network et The Country Music Television, achetés en février 1997 au groupe Gaylord Entertainment. Le chiffre d'affaires " Média " de Westinghouse Electric Inc., en 1996, a été de 4,145 milliards de dollars US (contre 1,016 milliard de dollars US en 1995).

En Grande-Bretagne, également, on assiste à des regroupements importants. Ainsi, le propriétaire du " Financial Times " - et, en France, du journal " Les Échos ", le groupe de communication britannique Pearson , déjà très présent dans l'audiovisuel avec des filiales de production comme Thames TV ou Grundy (" La roue de la fortune ", " Questions pour un champion ") et une participation dans la chaîne privée britannique Channel 5, a annoncé en octobre 1997, l'acquisition pour 2,2 milliards de francs de la société de production californienne All American Communication. Cette société, qui a notamment lancé la série télévisée " Alerte à Malibu ", est aussi le premier détenteur et distributeur mondial de jeux télévisés avec 90 " game shows " (dont " Le juste prix ", " Tournez manèges ") distribués dans 29 pays. Grâce à cette acquisition, Pearson television est devenu l'un des premiers producteurs mondiaux de séries et de jeux pour la télévision.

2. L'offensive américaine

Forts de leur puissance financière, forts des avantages que leur donne une intégration économique et notamment l'accès direct à des stocks de programmes considérables, forts enfin et surtout de leur expérience commerciale, qui leur a permis de mettre au point des concepts de chaînes thématiques sophistiqués, les Américains commencent à débarquer en Europe.

On connaissait surtout la chaîne d'information CNN, qui, pour l'instant, a plus d'imitateurs que de véritables concurrents, soit que, comme Euronews, ils n'aient pas trouvé leur public, soit que, telle LCI, le concept reste essentiellement national.

Mais les choses vont très rapidement changer. D'une part, les progrès de la technologie vont faciliter l'adaptation des programmes aux habitudes locales, tout en bénéficiant de l'effet d'image très positif que le public associe à tout ce qui vient d'Outre-Atlantique. D'autre part, l'interprétation de plus en plus stricte des dispositions de la directive " Télévision Sans Frontières " relatives à la libre circulation va se traduire par une application rigoureuse du principe de reconnaissance mutuelle des autorisations d'émettre : il ne sera pas difficile aux chaînes américaines de trouver des pays susceptibles de servir de tête de pont, d'où elles pourront arroser avec un minimum de contraintes le reste de l'Europe.

D'une façon générale, la segmentation, voire l'éclatement du marché, en tous cas, la spécialisation thématique à outrance qui semblent se dessiner vont dans toute une série de domaines offrir aux chaînes américaines l'occasion de valoriser à moindre coût un savoir-faire incontestable.

Deux genres, l'animation et le documentaire , constituent, en raison de la facilité de doublage et du caractère transnational des contenus, la première cible des groupes américains , dont l'objectif est d'imposer leur concept à l'ensemble du monde.

Première zone stratégique, les chaînes Jeunes . Après Cartoon Network et Disney Channel, les nouveaux venus s'appellent Fox Kids du groupe Murdoch et Nickelodeon de Viacom.

Pour mesurer la puissance de ces entreprises, il faut savoir qu'elles se sont développées sur un marché, les États-Unis, où 60% des enfants ont la télévision dans leur chambre.

Ainsi, Cartoon Network du groupe Turner, fondé en 1992, peut revendiquer 31 millions d'abonnés, tandis que Nickelodeon, du groupe Viacom, fondé en 1979, dépasse les 60 millions. Cette chaîne est reçue dans pratiquement tous les foyers abonnés au câble. L'une et l'autre se placent en terme d'audience très régulièrement parmi les toutes premières chaînes du câble.

La menace est d'autant plus grave qu'elles viennent de comprendre la nécessité de s'appuyer non seulement sur un important stock de programmes et une identité visuelle établie, mais aussi sur l'adaptation aux cultures locales.

D'une région du monde à l'autre, les préférences du public sont analysées, étudiées de façon systématique avec toute la précision que donnent les techniques du marketing. C'est ainsi que l'âge des protagonistes varie selon le continent pour répondre aux attentes du jeune public. Dans d'autres cas, les techniques d'incrustation d'images permettent de faire varier les animateurs en fonction du marché et donc de délocaliser à moindre prix certaines émissions.

Mais le fait nouveau, qui rappelle les lois générales de développement des firmes multinationales, est que ces groupes américains créent des filiales faisant une place à la production locale, allant même jusqu'à solliciter un conventionnement auprès des autorités de régulation.

Lancée en mars 1997, Disney Channel se présente comme une chaîne " 100 % française ". On note que Disney Channel a, pour la reprise de son programme sur le câble, sollicité et obtenu son conventionnement du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Elle s'est ainsi engagée à consacrer au moins 10% du temps à la diffusion d'oeuvres cinématographiques et audiovisuelles ou 10% de son budget de programmation à des oeuvres européennes. Elle fait état de résultats encourageants en affichant un objectif de 300 000 abonnés pour la fin 1997. Le président du directoire de cette entreprise a prévu d'atteindre une rentabilité à cinq ans. Il a annoncé la volonté de la chaîne de mettre en place un réseau européen ainsi que de multiplier les coproductions, montrant que Disney avait choisi la France comme base de départ pour une offensive qui conduira son entreprise, dès 1998, en Italie, puis en Espagne, avant l'Allemagne et les pays scandinaves.

La chaîne Fox kids, qui doit être lancée au dernier trimestre 1997 en exclusivité sur CanalSatellite, est un autre exemple de stratégie d'intégration. Elle résulte d'une " joint venture " entre Fox du groupe News corp. et de la société Saban. La société, dont le budget est actuellement de 40 millions de francs, a été implantée à Paris pour être " en prise directe avec le marché " ; elle a fait savoir qu'elle respectera la législation en vigueur.

Le cas de la chaîne Cartoon de Ted Turner est très représentatif d'une stratégie moins coopérative. Par deux fois en 1993 et 1994, le Conseil supérieur de l'audiovisuel a refusé son conventionnement sur le câble, au motif que le groupe Turner n'offrait pas de garanties suffisantes pour la programmation d'émissions d'origine européenne. Mais cette société saura faire le nécessaire pour être conventionnée en France.

Le secteur des documentaires (voyages, animaux ou savoir en général) constitue un autre objectif privilégié des chaînes américaines.

Ainsi " Discovery Channel ", dont le patron John Hendricks a été sacré " homme de l'année " au Mipcom de Cannes en 1997, a connu en une douzaine d'années, un développement phénoménal : troisième chaîne câblée américaine en nombre d'abonnés, elle est présente dans 112 millions de foyers répartis dans 145 pays. Cette société qui, avec les autres chaînes du groupe, The Learning Channel, Animal Planet, ainsi que les produits dérivés, a dégagé des revenus de 600 millions de dollars, déclare " avoir entamé des négociations avec TPS et CanalSatellite pour être diffusée en France ".

En définitive, il apparaît que si l'offensive des groupes américains peut se développer de façon aussi puissante, c'est qu'ils disposent d'une position de force à trois niveaux :

La maîtrise des contenus en stocks mais aussi en flux : les diffuseurs européens ont dû payer le prix fort pour s'assurer l'accès aux produits d'appel que constituent les films et les programmes de fiction américains, ce qui représente un handicap par rapport à ceux de leurs concurrents qui détiennent les droits sur les stocks. On a certainement raison de penser que la situation ne devrait pas s'améliorer compte tenu de l'évolution des techniques de commercialisation, car celles-ci pourraient bien accroître encore l'impact commercial des produits américains. Au développement de concepts de produits dans le cadre mondial, à l'uniformisation des goûts dont cette stratégie se nourrit, s'ajoute désormais l'application des techniques de distribution de masse à l'audiovisuel.

L'actualité récente, qui s'est traduite par l'annonce de l'ouverture en Allemagne de 17 multiplexes par United Cinemas International - société qui réunit les activités en Europe des compagnies Paramount et Universal - , démontre un changement de mode de distribution. Il s'agit désormais d'offrir aux consommateurs les avantages de la grande distribution : le choix, c'est-à-dire le nombre, et, tôt ou tard, le prix car le groupement des salles devrait permettre des formules de vente - groupées par exemple - intéressantes pour le consommateur.

Bref, on s'oriente vers un mode de distribution à l'américaine, où la structure de base sera un parking avec des services autour . La multiplicité des prestations annexes fournies n'aura d'égale que l'uniformité de la programmation, toute entière orientée vers la consommation de masse suivant les principes d'un marketing désormais mondial.

Nul doute alors que l'attrait des produits américains se renforcera en aval, au niveau des chaînes du satellite ; du coup, la compétitivité des groupes américains qui en contrôlent la production sera améliorée ; en fin de compte, les revenus qu'ils tireront des ventes de programmes seront accrus. Déjà, les Américains hésitent à vendre leurs meilleurs dessins animés à des chaînes européennes concurrentes en s'en réservant l'exploitation directe.

Le deuxième mode de pénétration du marché européen est l' investissement , soit sous forme de prises de participations , soit sous forme d'implantations de filiales en Europe.

Dans ce dernier cas, il s'agit de valoriser un savoir-faire commercial en créant des sociétés destinées à reprendre, avec plus ou moins de latitude, les concepts mis au point pour dominer le marché américain.

On peut en constater les premiers effets pour les programmes destinés à la jeunesse avec tous les risques que cela comporte pour les chaînes françaises ou européennes déjà présentes sur ce créneau. Certes, celles-ci disposent encore (mais est-ce pour longtemps ?) de l'atout de la proximité culturelle .

Cet avantage pourrait s'estomper au fur et à mesure que les chaînes américaines développeront des programmes locaux, ce qui devrait être le cas de la plupart d'entre elles, y compris Cartoon Network, rendant la concurrence des entreprises américaines d'autant plus irrésistible, qu'opérant au niveau mondial, elles disposent de budgets de développement considérables.

Mais, l'offensive américaine prend également des formes classiques, telles que la prise de participation dans les réseaux - Time Warner est en discussion avec Canal + pour la reprise des 33 réseaux de la Compagnie Générale de Vidéocommunication, filiale câble de la Compagnie Générale des Eaux - ou dans les diffuseurs : Direct TV, leader de la télévision à péage au niveau mondial, est sur le point d'acquérir en Espagne, une participation importante dans Via Digitale, le bouquet contrôlé par Telefonica, concurrent de CanalSatellite Digital de Canal +.

La troisième voie, que pourraient emprunter les firmes américaines pour transformer leur suprématie en hégémonie, est de pouvoir imposer du fait de leur puissance commerciale les technologies qui vont déterminer les modes de consommation du futur. Il va falloir gérer cette prolifération des chaînes et cette convergence, qui caractérisent l'évolution des modes de communication avec le développement d'Internet.

A cet égard, la stratégie de Microsoft - qui s'est déjà livré à des expériences de télévision interactive avec DirectTV - est claire : développer pour les télévisions un système d'exploitation aussi simple et convivial que celui mis au point pour les ordinateurs personnels en s'efforçant d'imposer, dans la perspective de l'arrivée de la télévision numérique, sa propre norme technique, en l'occurrence la Digital Television. Et, tandis qu'il a investi 1 milliard de dollars dans Comcast, quatrième compagnie du câble sur le marché américain, Microsoft va certainement développer en priorité les systèmes de " navigation ", qui permettront dans l'avenir aux consommateurs du futur, noyés sous des flots d'images, de mieux composer un programme, sinon sur mesure du moins répondant au mieux à leurs goûts.

A la course aux contenus, va sans doute succéder la course aux outils ou plutôt aux types d'outils, qu'il s'agisse des outils logiciels - instruments de " navigation " - ou des outils matériels avec le choix de normes pour les nouveaux écrans de la télévision numérique à haute définition.

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