Rapport d'information n° 291 (2000-2001) de M. Paul MASSON , fait au nom de la délégation pour l'Union européenne, déposé le 25 avril 2001

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N° 291

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2000-2001

Annexe au procès-verbal de la séance du 25 avril 2001

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation du Sénat pour l'Union européenne (1) sur l' accès au marché du travail de l'Union européenne des ressortissants des pays d'Europe centrale et orientale après leur adhésion,

Par M. Paul MASSON,

Sénateur.

(1) Cette délégation est composée de : M. Hubert Haenel, président ; Mme Danielle Bidard-Reydet, MM. James Bordas, Claude Estier, Pierre Fauchon, Lucien Lanier, Aymeri de Montesquiou, vice-présidents ; Nicolas About, Hubert Durand-Chastel, Emmanuel Hamel, secrétaires ; MM. Bernard Angels, Robert Badinter, Denis Badré, José Balarello, Mme Marie-Claude Beaudeau, MM. Jean Bizet, Maurice Blin, Xavier Darcos, Robert Del Picchia, Marcel Deneux, Mme Marie-Madeleine Dieulangard, MM. Jean-Paul Emin, André Ferrand, Jean-Pierre Fourcade, Philippe François, Yann Gaillard, Daniel Hoeffel, Serge Lagauche, Louis Le Pensec, Paul Masson, Jacques Oudin, Mme Danièle Pourtaud, MM. Simon Sutour, Xavier de Villepin, Serge Vinçon, Henri Weber.

Union européenne.

INTRODUCTION

Dans le cadre des négociations pour l'élargissement de l'Union européenne, le Conseil est appelé à prendre position dans les prochains mois sur les conditions dans lesquelles se mettra en place la liberté de circulation et d'installation, dans l'Union européenne, des travailleurs des pays candidats.

La liberté de circulation des travailleurs au sein de l'Union européenne est assurée par l'article 39 du traité sur l'Union européenne qui précise que :

" 1. La libre circulation des travailleurs est assurée à l'intérieur de la Communauté.

2. Elle implique l'abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des Etats membres, en ce qui concerne l'emploi, la rémunération et les autres conditions de travail.

3. Elle comporte le droit, sous réserve des limitations justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique :

a) de répondre à des emplois effectivement offerts,

b) de se déplacer à cet effet librement sur le territoire des Etats membres,

c) de séjourner dans un des Etats membres afin d'y exercer un emploi conformément aux dispositions législatives, réglementaires et administratives régissant l'emploi des travailleurs nationaux,

d) de demeurer, dans des conditions qui feront l'objet de règlements d'application établis par la Commission, sur le territoire d'un Etat membre, après y avoir occupé un emploi.

4. Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux emplois dans l'administration publique. "

L'application de ces dispositions a été entièrement réalisée en 1968, dans le cadre de la Communauté européenne, après une première période transitoire. Des arrangements particuliers ont été également appliqués, aussi bien au moment de l'adhésion de la Grèce en 1981, que de l'Espagne et du Portugal en 1986 . Dans les deux cas, la clause de sauvegarde faisait référence à l'existence potentielle de " problèmes économiques sérieux ou persistants dans un secteur ou une région " . Les traités d'adhésion avaient également créé une clause spéciale pour le Luxembourg en cas de rupture sérieuse de l'équilibre du marché du travail dans ce pays. Ces clauses dérogatoires s'appuyaient sur la proximité géographique, les différences de rémunération, le taux élevé de chômage et la propension à l'émigration des populations des pays candidats à l'adhésion . Dans le cas de l'Espagne et du Portugal, la période de transition était de sept ans, éventuellement réduite à six ans en cas d'absence de problèmes sérieux de migration.

Alors que les Etats membres doivent bientôt arrêter une position commune sur ce chapitre de la liberté de circulation des travailleurs pour les pays candidats d'Europe centrale et orientale, le chancelier d'Allemagne fédérale a lancé publiquement ce débat à Weiden, près de la frontière tchèque, le 18 décembre 2000, en annonçant qu'il " proposerait lors des négociations sur l'élargissement de l'Union européenne un délai de transition imposant une limitation de l'accès au marché de l'emploi pendant sept ans " aux nouveaux pays membres. Le Chancelier a justifié sa proposition, dans une autre intervention devant des membres du SPD par " les différences de revenus et de salaires entre les pays d'Europe centrale et de l'Est " . Il a souligné que l'écart était bien plus important que celui qui existait entre la péninsule ibérique et le reste de l'Europe en 1985.

Le Chancelier n'a cependant pas exclu une certaine flexibilité dans l'application de cette mesure qui permettrait un raccourcissement du délai de transition pour certains Etats. Il s'est également prononcé pour un examen obligatoire de la situation dans chaque nouvel Etat membre après cinq ans. Pendant la période de sept ans, en cas de pénurie de main-d'oeuvre, générale ou particulière, des possibilités d'accès contrôlé au marché de l'emploi dans les actuels Etats membres pourraient être mises en oeuvre selon les droits nationaux de chaque Etat. Cette position, qui est partagée par l'Autriche, a provoqué un certain mécontentement des Etats candidats, notamment de la Pologne, qui estime que l'ouverture de son marché du travail doit commencer dès son entrée dans l'Union européenne.

Sur la base d'une note interne du 6 mars 2001, la Commission européenne a mandaté, le 14 mars 2001, le commissaire allemand Günther Verheugen pour élaborer une proposition de position de négociation. Le Collège des Commissaires en a discuté le 20 mars et le 11 avril 2001. Le Conseil des Ministres Affaires générales n'est pas encore saisi d'une proposition officielle de la Commission.

I. LA POSITION GERMANO-AUTRICHIENNE

L'Allemagne a déjà, dans un passé récent, évoqué la nécessité de périodes de transition sur le chapitre de la libre circulation des travailleurs, qui pourraient être de l'ordre de 14 à 20 ans. La proximité géographique des pays candidats, où les conditions de rémunération sont beaucoup plus faibles, explique essentiellement l'hostilité des populations allemande et autrichienne à la liberté de circulation des travailleurs des pays candidats. La question est particulièrement sensible dans les nouveaux Länder où le taux de chômage atteint 17,5 % de la population. Il n'est donc pas surprenant que la plupart des études disponibles aient été réalisées en Allemagne et en Autriche, mais aussi à la demande de la Commission européenne.

A. LES TRAVAUX DE SIMULATION MACRO-ÉCONOMIQUES

Différents instituts de recherche ont étudié attentivement les conséquences de l'ouverture des frontières aux travailleurs d'Europe centrale , comme, par exemple, l'Institut autrichien de recherche régionale qui a publié dès 1997 une étude sur la structure et la modification de l'immigration potentielle en provenance de Pologne, de Slovaquie, de République tchèque et de Hongrie.

L'Institut autrichien de recherche économique de Vienne a publié pour sa part, en avril 1998, un document sur les effets de l'élargissement de l'Union européenne à l'Est sur le marché du travail en Autriche. L'Institut de recherche économique de Munich a publié cette année un rapport sur l'émigration des travailleurs dans le cadre de l'élargissement et sur les étapes d'un rapprochement progressif des marchés du travail.

Les instituts de recherche économique de Vienne, Dresde et Trieste ont réalisé, en décembre 2000, un projet transnational pour la préparation à l'élargissement de l'Allemagne, de l'Italie et de l'Autriche, en particulier dans le domaine de la liberté de circulation des travailleurs.

D'autres travaux ont été menés dans le cadre de l'OCDE en février 2000 et de l'ONU en mars 2000. Le ministère de l'éducation et de l'emploi britannique a effectué en juillet 1999 une autre recherche ainsi que l'Office européen de statistiques Eurostat tandis que la direction générale de l'emploi et des affaires sociales de la Commission européenne en 2000 chargeait un consortium germano-italien d'analyser l'impact de l'élargissement à l'Est sur l'emploi et le marché du travail des pays membres.

La direction générale pour la politique régionale de la Commission a également publié, en janvier 2001, un deuxième rapport sur la cohésion économique et sociale, qui fait notamment apparaître les problèmes de migrations liés à l'élargissement. La direction générale Justice et Affaires intérieures a commandé au consultant " Ecotech Research and Consulting Limited " , l'année dernière, une étude - actuellement non publiée - sur les effets de l'admission de nouveaux Etats membres au regard de l'emploi.

La note interne du 6 mars 2001 de la Commission européenne, qui a été transmise au collège des Commissaires ainsi qu'aux Etats membres, s'appuie largement sur les travaux menés dans les directions générales de la Commission. On peut cependant s'étonner que cette note ne fasse aucune référence à des travaux d'origine française .

B. L'ARGUMENTAIRE DES POSITIONS ALLEMANDE ET AUTRICHIENNE

Les études menées par les instituts de recherche économique autrichiens semblent avoir incité les gouvernements autrichien et allemand à lancer un débat public sur le sujet. D'après les données statistiques disponibles, en Autriche, les travailleurs des pays candidats présents dans ce pays seraient actuellement au nombre de 40 000, dont 11 000 Polonais, 10 000 Hongrois, et 6 000 Slovènes. 90 % de ces travailleurs extérieurs seraient des travailleurs non qualifiés . Si l'Autriche ne connaît pratiquement pas de problèmes de chômage (3,3 % de la population active), en revanche ce pays a besoin à la fois de travailleurs dans des professions hautement qualifiées, et dans des professions de moindre qualification, comme par exemple les secteurs de la santé, l'agriculture, le tourisme ou l'entretien.

Selon ces études, pour l'Autriche, entre 3,3 et 5,3 % - jusqu'à 7,8 % à Vienne - de la population active pourraient être concernés par ces mouvements de population. Pour l'Allemagne, la fourchette de l'estimation varie entre 2 et 4 %, la part étant plus importante pour les villes que pour les campagnes. Pour l'ensemble des quinze Etats membres, le nombre de migrants en provenance des dix pays candidats seraient, après dix ans d'adhésion, compris entre 1,4 et 4,2 millions de personnes .

Le flot annuel après dix ans serait compris entre 120 000 et 790 000 travailleurs, pour décliner ensuite progressivement vers une fourchette annuelle comprise entre 50 000 et 200 000. Ces chiffres doivent être rapprochés des estimations actuelles sur le nombre d'immigrants clandestins qui oscillent entre 500 et 600 000 par an. Les études autrichiennes ont également montré que la population active - qui devrait atteindre 3,8 millions de travailleurs en 2012 - baissera à partir de cette date jusqu'en 2030 pour atteindre le niveau de 3,4 millions de personnes. Au-delà d'une première période transitoire de sept ans, une émigration maîtrisée de travailleurs transfrontaliers permettrait donc à l'Autriche de couvrir ses besoins progressifs de main-d'oeuvre à compter de 2012 . Dans cette perspective, l'Autriche a déjà conclu avec la Hongrie, en 1998, deux accords concernant les travailleurs transfrontaliers et les stagiaires professionnels. Dans le cadre de ces accords, une commission mixte austro-hongroise fixe chaque année, sur la base d'un principe de réciprocité, les quotas annuels de travailleurs ouverts par profession. Des accords identiques sont en cours de négociation avec la République tchèque et la Slovaquie.

Pour les Autrichiens, la crainte d'une forte pression migratoire, dès l'adhésion des nouveaux pays candidats, est liée, pour l'essentiel, aux écarts importants de rémunération qui existent actuellement entre les travailleurs de ces pays et ceux de l'Autriche, et au fait que ces travailleurs, qui habitent près de la frontière, pourraient continuer à résider dans leur pays d'origine tout en exerçant leur profession en Autriche . Si le parti de M. Haïder (le FPOe) craint surtout le nombre potentiel de travailleurs migrants qu'il estime entre 300 000 et 700 000 personnes, les syndicats autrichiens, de leur côté, craignent plutôt le risque d'une régression des conditions accordées aux travailleurs ; ils estiment ainsi que la libre circulation des personnes ne devrait s'appliquer qu'à partir du moment où ces pays auraient atteint un niveau de 90 % du PIB moyen des quinze Etats membres. Dans ces conditions, la période transitoire devrait être d'au moins trente ans.

Cette position, qui est largement partagée par l'ensemble des responsables politiques et syndicaux autrichiens ne rencontre pas toutefois le total soutien des responsables des milieux d'affaires . En effet, les industriels autrichiens ne voient pas de conséquences nécessairement négatives, pour l'Autriche, d'une ouverture rapide de son marché du travail. C'est également la position d'une partie du patronat allemand. Le Bundes Deutsche Industrie (BDI) considère que l'élargissement est une opportunité favorable pour l'économie des Etats membres et pour les intérêts des industriels allemands . Les industriels allemands, qui ont investi, depuis 1999, 30 milliards de Deutsche Marks dans les pays d'Europe centrale et orientale, soulignent que l'Allemagne réalise avec ces pays 10 % de son commerce extérieur. Pour les organisations patronales allemandes, le délai de transition de sept ans proposé par le chancelier fédéral est probablement excessif.

On voit que, en Autriche comme en Allemagne même, la proposition du chancelier Schröder ne fait pas l'unanimité des milieux économiques et sociaux . S'il est certain que la population de ces deux pays, notamment dans les régions frontalières des pays candidats, est hostile à la présence de travailleurs migrants en provenance des pays candidats, il n'est cependant pas certain que les risques de perturbation des marchés locaux du travail exigent un délai de transition tel que celui demandé par l'Allemagne et l'Autriche.

II. LA PROPOSITION DE LA COMMISSION EUROPÉENNE

La note d'information de la Commission européenne du 6 mars 2001 s'appuie sur plusieurs fiches techniques relatives aux facteurs influençant le mouvement des travailleurs, à l'état actuel des travailleurs étrangers sur le marché du travail européen, à l'acquis de l'Union européenne en matière de liberté de mouvement des personnes, aux simulations de possibles migrations vers les quinze Etats membres en provenance des pays candidats, à l'évolution de la population active en Allemagne, au régime juridique de l'accès au travail dans les Etats membres. Elle propose cinq options pour la définition de la position commune que le Conseil doit adopter à l'unanimité avant la fin 2001.

A. LES CINQ OPTIONS

1. L'application immédiate et complète de l'acquis, à savoir la libre circulation des personnes

Cette option, qui serait évidemment bien accueillie par les candidats, aurait l'avantage d'assurer l'unité du marché intérieur, mais elle ne permettrait pas aux pays membres actuels d'agir contre d'éventuels flux migratoires trop importants qui pourraient déstabiliser les marchés du travail.

2. L'instauration de clauses de sauvegarde

Cette option permettrait à l'Union européenne d'appliquer l'acquis dès l'adhésion des pays candidats, tout en octroyant aux Etats membres la possibilité d'intervenir pour limiter l'accès de travailleurs en cas de distorsions graves (si la situation sur les marchés de travail l'exige, ou bien si un certain seuil fixé à l'avance est dépassé). Un tel système exige que les deux parties soient d'accord sur les critères précis permettant de déclencher les clauses de sauvegarde, ainsi qu'un suivi permanent de la situation sur les marchés de travail. L'Union européenne et les pays candidats n'ont pratiquement aucune expérience d'un tel régime.

3. Un système flexible d'arrangements transitoires

L'objectif d'un tel régime serait d'introduire graduellement, pendant une période transitoire limitée, la libre circulation des personnes, tout en donnant aux Etats membres actuels des garanties suffisantes contre un afflux trop important de travailleurs en provenance des nouveaux pays membres. Ainsi, en dépit des périodes transitoires, les Etats membres seraient libres de décider, en droit national, une ouverture plus rapide (voire complète et immédiate) de leur marché de travail après l'élargissement. L'Union européenne devrait néanmoins éviter une situation trop compliquée où des solutions " à la carte " pourraient s'avérer difficiles à négocier et appliquer.

4. Des quotas fixes

Ce régime limiterait à un nombre maximal de personnes ou de travailleurs l'accès des nouveaux pays membres aux marchés d'emploi de tous les Etats membres actuels, ou bien d'un ou de plusieurs de ces Etats membres, ou limiterait l'accès à un ou plusieurs secteurs professionnels dans un ou plusieurs Etats membres actuels.

5. La non-application de l'acquis de la libre circulation des personnes pendant une longue période transitoire

La note de la Commission souligne que cette option est peu réaliste, car elle serait difficile à négocier avec les candidats.

B. LE CHOIX DE LA COMMISSION EUROPÉENNE

Au cours de ses deux réunions des 20 mars et 11 avril 2001, le collège des commissaires a finalement retenu les options 2 et 3, c'est-à-dire une préférence pour un système flexible d'arrangements provisoires (option 3), avec la possibilité de clauses de sauvegarde telles qu'elles sont proposées dans l'option 2, la fixation d'une date à compter de laquelle la liberté de mouvement des travailleurs au sein de l'Union européenne sera accordée à tous les nouveaux Etats membres, une révision automatique de la situation après une certaine période avec la possibilité de raccourcir éventuellement la période transitoire et/ou le droit pour les nouveaux Etats membres de demander une révision des accords provisoires les concernant, la possibilité enfin pour les Etats membres de choisir une libéralisation totale de leur marché du travail ou d'autres solutions alternatives.

Le dispositif d'accords provisoires combinerait une période de transition générale de cinq ans et la possibilité de prolonger cette période, pour certains Etats membres, pour une nouvelle période qui ne pourrait excéder deux ans, c'est-à-dire pour une période totale de sept ans comme le demandent l'Allemagne et l'Autriche. Pendant cette période, les Etats membres pourraient continuer à appliquer les mesures nationales qui sont les leurs, dans un sens ou plus moins restrictif à la liberté de circulation des travailleurs.

Deux ans avant la fin de la période transitoire - c'est-à-dire trois ans après l'adhésion des Etats candidats -, une révision automatique du fonctionnement de ces mesures devrait intervenir. Sur la base d'une proposition de la Commission, le Conseil, statuant à l'unanimité et après consultation du Parlement européen, déciderait alors de maintenir ou de raccourcir la période provisoire de cinq ans, avec ou sans clauses de sauvegarde. Une application intégrale de la liberté de circulation des travailleurs pourrait alors intervenir pour les Etats qui le souhaiteraient, d'autres pouvant maintenir des mesures nationales de restriction d'accès à leur marché du travail.

Une autre possibilité de révision du dispositif pourrait intervenir à la demande d'un des nouveaux Etats membres, pour élargir le droit de circulation de ses travailleurs. La période transitoire prendrait fin à l'issue de cinq ans, mais en cas de perturbations graves du marché du travail dans certains Etats membres, telles que pourrait le constater la Commission européenne, tout Etat membre pourrait maintenir ses propres mesures nationales pendant une nouvelle période de deux ans.

Le commissaire Verheugen a insisté à plusieurs reprises sur le caractère particulièrement politique de ce chapitre de la négociation d'adhésion en raison des craintes manifestées par l'opinion publique en Allemagne et en Autriche concernant le risque potentiel d'afflux massifs de travailleurs en provenance des pays voisins. Cet afflux de main-d'oeuvre qualifiée aurait par ailleurs, selon lui, des effets négatifs sur l'économie des pays candidats. Cette période de transition ne s'appliquerait, ni à Chypre, ni à Malte, ni à la Turquie. Le Commissaire s'est d'ailleurs rendu récemment au Bundestag, en compagnie du Chancelier Schröder, pour présenter ces orientations de la Commission, qui rejoignent totalement, selon lui, les préoccupations de l'Allemagne.

III. LA RÉACTION DES ETATS MEMBRES ET DES PAYS CANDIDATS A LA PROPOSITION DE LA COMMISSION

A. LA POSITION DES ETATS MEMBRES

1. L'Allemagne et l'Autriche

L'Allemagne et l'Autriche , qui assument la copaternité de l'idée d'une période de transition de sept ans, soutiennent naturellement sans réserve les propositions de la Commission . Les deux pays souhaitent qu'une solution commune européenne puisse s'appliquer à l'ensemble des Etats membres, sans différenciation entre eux. Le gouvernement allemand semble en outre avoir convaincu les autorités autrichiennes d'introduire une certaine flexibilité dans le dispositif, flexibilité qui pourrait être assurée par :

- une clause de rendez-vous, qui permettrait de vérifier, à une certaine date après l'entrée en vigueur du dispositif, si le délai initial doit être ou non maintenu sur la base d'informations statistiques par exemple par pays et par professions ;

- une clause de sauvegarde, qui permettrait à un Etat membre soumis à une pression trop forte de bénéficier des avantages du dispositif pour un ou plusieurs pays nouvellement adhérents pendant la totalité de la période de sept ans ;

- une clause de flexibilité, qui permettrait à un pays nouvellement adhérent, avant même la date de rendez-vous, de demander une vérification du caractère obligatoire de la période de transition le concernant ;

- une clause bilatérale, qui permettrait aux Etats membres de conclure des accords particuliers avec les Etats candidats pour organiser par exemple l'ouverture de leur marché du travail.

2. Le Royaume-Uni et les Pays-Bas

Le Royaume-Uni , qui a une position de principe très positive en faveur de l'élargissement, est opposé aux périodes de transition , notamment dans le domaine de la liberté de circulation des travailleurs. Pour le gouvernement britannique, cette question reflète avant tout un problème germano-polonais. A la différence des Allemands qui estiment que l'élargissement devrait conduire à un afflux de 4 à 5 millions de travailleurs en provenance des dix nouveaux Etats membres, les Britanniques chiffrent à 2 millions de personnes ce déplacement de travailleurs, dont 50 % en Allemagne et 15 à 20 % en Autriche.

D'un point de vue technique, les Britanniques contestent les pondérations accordées dans les simulations macro-économiques par les instituts de recherche allemands et autrichiens, dans la mesure où une trop forte importance aurait été attribuée aux écarts de rémunération et aux taux d'activité aux dépens des facteurs socioculturels. Le Royaume-Uni est favorable à la différenciation entre les pays candidats si une période de transition devait s'imposer, mais ce système ne devrait pas faire de distinction entre les professions, afin de limiter les risques de multiplication des demandes corporatistes de dérogations au sein de l'Union européenne.

Comme les Britanniques, les Néerlandais pensent que le nombre de travailleurs migrants en provenance d'Europe centrale restera très faible et qu'il ne convient donc pas de restreindre, sauf par une approche flexible et par régions, le principe de la liberté de circulation des travailleurs des nouveaux Etats membres . Les Pays-Bas sont en outre sensibles aux besoins futurs en main-d'oeuvre étrangère dans un marché du travail assez tendus (le taux de chômage actuel est de 2,6 % de la population active). Sur les 125 000 étrangers accueillis chaque année par les Pays-Bas, la plupart sont ou des demandeurs d'asile (41 000) ou des ressortissants de l'Union européenne (36 000) ; en 1999 il y avait dans ce pays moins de 2 000 ressortissants des pays candidats (dont plus de la moitié en provenance de Pologne). Les Pays-Bas cherchent d'ailleurs actuellement à attirer du personnel de santé en provenance d'Europe centrale du fait d'une pénurie de 45 000 personnes en milieu hospitalier.

B. LA RÉACTION DES PAYS CANDIDATS

1. La Pologne et les pays Baltes

Le gouvernement polonais a réagi de manière négative aux propositions germano-autrichiennes et le Premier ministre, M. Buzek, a notamment estimé que " l'ouverture du marché du travail aux Polonais doit commencer au moment de l'entrée de la Pologne dans l'Union " . Il a ajouté que l'adhésion de la Pologne à l'Union européenne n'encouragera aucune immigration massive en Allemagne et en Autriche, si ce n'est dans des zones très localisées et pour certains types d'emplois, car, de son point de vue, la situation s'est nettement améliorée au cours des dix dernières années, comme l'indique le retour de 700 000 Polonais qui s'étaient installés en Europe de l'Ouest avant les changements politiques et économiques récents.

Les autorités polonaises rejoignent l'estimation de la Commission européenne selon laquelle 400 000 travailleurs en provenance des dix pays candidats seraient susceptibles de venir travailler dans les Etats membres actuels, ces travailleurs devant, au bout d'une certaine période, venir se réinstaller dans leur pays d'origine. Elles estiment que le risque migratoire en provenance de la Pologne est extrêmement faible en raison principalement des obstacles sociaux et culturels.

Les autorités polonaises craignent en revanche le risque d'émigration vers l'Union européenne de travailleurs très qualifiés. Leurs craintes seraient justifiées par les accords particuliers que plusieurs Etats européens préparent en matière de travail temporaire ou de professions spécifiques, comme l'Allemagne, qui a porté à 200 000 son quota annuel de travailleurs temporaires polonais, ou l'Autriche, qui a déjà passé un accord identique avec la Hongrie. L'Espagne négocie actuellement un accord avec la Pologne pour un système de quota par profession modulé en fonction de la situation locale de l'emploi. La Norvège a signé en janvier 2001 un accord pour le recrutement sur une période de quatre ans, de 3 700 infirmières, 400 médecins et 100 dentistes. Le Danemark et l'Irlande sont demandeurs d'auxiliaires de santé polonais.

Il convient de noter que l'Allemagne a passé des accords relatifs à l'emploi de travailleurs sur la base de quotas avec la Bulgarie, la République tchèque, l'Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie, la Turquie, l'Albanie, la Russie et la Suisse. Les autorisations de séjour et les permis de travail ne sont normalement accordés que dans le cas où existent des besoins de main-d'oeuvre. En principe les permis de travail ne sont accordés qu'à des personnes résidant habituellement en Allemagne avec des exceptions pour les travailleurs transfrontaliers, pour les spécialistes hautement qualifiés, notamment dans le cas d'entreprises multinationales, ou pour des occupations saisonnières. En 2000, ce régime a concerné plus d'un million de travailleurs étrangers à l'Union européenne.

La position polonaise est soutenue par la Lituanie qui s'oppose à toute restriction en matière de circulation et d'emploi de ses citoyens après son adhésion à l'Union européenne. Pour les Lituaniens, la position allemande est essentiellement politique et à usage interne, d'autant que dans un certain nombre de pays candidats, comme la Lituanie, l'émigration de travailleurs qualifiés concerne plus les Etats-Unis, le Canada ou l'Australie, que l'Union européenne. Les Lituaniens craignent surtout que l'instauration d'une période de transition n'entraîne une réaction négative de la population des pays candidats au regard de l'Union européenne. A tout le moins, une telle période devrait s'effectuer sur la base d'une différenciation entre les pays et d'une application graduelle.

L'Estonie a pour sa part un nombre très limité de ses travailleurs (3 000) dans l'Union européenne (sur 150 000 résidents). Il est peu probable que la liberté de circulation des travailleurs au profit de l'Estonie puisse avoir d'effets négatifs sur la Finlande, car la durée du trajet maritime est dissuasive pour des travailleurs transfrontaliers. Ces chiffres tranchent par rapport à eux d'un sondage publié en septembre 2000 par la principale confédération syndicale ouvrière de Finlande faisant état de 400 000 travailleurs d'Estonie (un tiers de la population active) désireux de venir s'installer en Finlande. Plus récemment une étude réalisée par les services du Premier ministre de Finlande a relativisé ces estimations, puisque le risque migratoire serait seulement de 5 000 personnes par an (0,1 pour cent de la population active), alors même que, à partir de 2010, la Finlande aura besoin de recourir à de la main-d'oeuvre étrangère pour environ 15 000 personnes chaque année.

2. La Hongrie

Le Premier ministre hongrois, M. Victor Orban, a réagi vivement le 23 janvier 2001 à la proposition germano-autrichienne en déclarant que " dans la mesure où elle limite la liberté de travailler, la Hongrie considère cette proposition comme inacceptable. En revanche, le gouvernement hongrois a mis en avant une proposition informelle qui inclurait une clause de sauvegarde dans le système. Elle consisterait à limiter le nombre de personnes venant des nouveaux Etats membres qui pourraient travailler dans les anciens Etats membres, à partir du moment où un plafond est atteint " .

La Hongrie, qui est très attachée à la notion de différenciation parmi les pays candidats, estime que la situation de la Pologne ne doit pas se répercuter sur elle. Au plus, 1 à 2 % de la population active hongroise pourraient être concernés par cet attrait de la migration vers l'Autriche ; car le marché du travail en Hongrie est déjà très tendu avec un taux de chômage de 6,5 % (3 % près de la frontière autrichienne), et il est peu probable qu'une migration importante soit à craindre. Déjà près de 9 000 Hongrois travailleraient en Autriche (pour 600 permis officiellement octroyés). L'accord passé avec l'Allemagne autorise déjà entre 6 200 et 6 500 travailleurs hongrois à émigrer.

Cette position est également celle de la Slovénie , pour laquelle le risque de migration de travailleurs est quasi nul puisque, sur une période de sept ans (entre 1991 et 1998), c'est à l'inverse 970 Européens qui sont venus s'installer dans ce petit pays de 2 millions d'habitants.

IV. LES ÉLÉMENTS D'APPRÉCIATION

La question de l'application immédiatement du principe de libre circulation des travailleurs des pays d'Europe centrale dès leur adhésion à l'Union européenne est une question extrêmement sensible en Allemagne et en Autriche, plus particulièrement dans les régions de ces deux pays frontalières des pays candidats. A priori, la question est d'importance puisque la main-d'oeuvre disponible dans les dix pays candidats équivaut à un tiers de la population active des Etats membres actuels de l'Union européenne. La question n'est d'ailleurs pas de savoir si la liberté de circulation et d'établissement des ressortissants des pays candidats sera ou non autorisée car le traité impose cette liberté de circulation, mais si la mise en oeuvre de cette liberté sera ou non subordonnée à une période de transition, plus ou moins longue.

La récente étude menée par le Deutsches Institut für Wirtschaft de Berlin en janvier 2001 montre que l'élargissement à l'est sera sans conséquences négatives sur le marché du travail de l'Union européenne, même si les salaires moyens dans les pays candidats représentent 15 % de ceux des pays membres et 25 % en terme de parité de pouvoir d'achat, écart plus important que celui qui existait au moment de l'adhésion de l'Espagne et du Portugal. Mais la crainte d'une baisse des salaires en Allemagne doit être mise en balance avec le choix entre l'arrivée annuelle de 140 000 travailleurs d'Europe centrale et le report de l'âge de la retraite de soixante-cinq à soixante-sept ans, alors même que les Allemands prennent en moyenne leur retraite à cinquante neuf ans. Cette étude confirme aussi que le flux annuel de travailleurs serait, pour l'Union européenne tout entière, de l'ordre de 350 000 personnes ; en trente ans, environ 4 millions de personnes devraient ainsi s'installer dans les actuels Etats membres, dont 80 % en Allemagne et en Autriche.

En termes de main-d'oeuvre, les pays de l'Union européenne sont plutôt demandeurs de travailleurs comme le prouvent les accords passés d'ailleurs par l'Allemagne - où les emplois non pourvus sont passés en trois ans de 330 000 à 530 000 - avec ces mêmes pays d'Europe centrale. Pour la France, une enquête de l'INSEE d'octobre 2000 montre que, dans l'industrie, 52 % des chefs d'entreprises rencontrent des difficultés de recrutement, alors qu'ils n'étaient que 29 % en 1999 ; dans le bâtiment, la proportion atteint même 84 %. Dans l'informatique, le syndicat des entreprises de la branche SYNTEC chiffre entre 25 et 30 000 le manque d'informaticiens. Toutes les branches professionnelles sont concernées, comme le montre une étude du MEDEF de novembre 2000 : non seulement les professions qualifiées dans l'informatique, l'habillement, la métallurgie, mais aussi les entreprises de main-d'oeuvre peu qualifiées comme la propreté, les industries du bois, les industries agro-alimentaires, la chimie.

Dans un rapport du 21 décembre 2000, la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris (1 ( * )) estimait que " outre son intérêt pour faire face aux difficultés de recrutement et pallier dans l'immédiat les carences en termes de formation, l'impatriation de salariés peut permettre à des entreprises, établies en France, de renforcer leur image à l'international et de créer une dynamique pluri-culturelle au sein des équipes, propice à l'évolution des méthodes de travail " . Le rapport ajoutait que " outre son éventuel, quoique relatif, impact pour faire face aux problèmes de vieillissement et de financement des systèmes de retraites, le recours à l'immigration est susceptible d'infléchir les difficultés de recrutement. L'embauche d'un salarié étranger ne se substitue pas obligatoirement à celle d'un demandeur d'emploi : elle peut contribuer à éviter un goulot d'étranglement par défaut de main d'oeuvre, voire à faire gagner des marchés. Au final, le recours à de la main d'oeuvre étrangère peut participer à la croissance économique du pays " .

Cette position n'est, pour l'instant, ni celle du MEDEF, ni celle du ministère de l'Emploi et des Affaires sociales, qui estiment, soit qu'il faut d'abord résorber le chômage et les inégalités d'accès à l'emploi, soit qu'il faut remettre au travail une partie de la population qui vit de revenus de substitution. Il est donc probable que cette position consensuelle, mais pour des raisons différentes, du patronat et de l'administration du travail, devrait conduire le Gouvernement, qui ne s'est pas encore prononcé sur ce dossier, à privilégier une position favorable à une période de transition, souple et flexible, qui permettrait de donner satisfaction à l'Allemagne sans trop contrarier les pays candidats.

Mais cette position n'est pas partagée par tous. D'abord le patronat allemand n'a pas les mêmes réserves que le patronat français, lui-même divisé puisque le rapport de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris n'a pas reçu le soutien du MEDEF. Ensuite les pays candidats sont, dans leur totalité, hostiles à l'instauration d'une période de transition. Enfin, c'est ignorer les avertissements de la plupart des instituts de recherche ou d'organisme comme le Bureau International du Travail, qui a indiqué, dans un rapport de décembre 2000, que l'Europe va avoir à faire face à une pénurie de main-d'oeuvre qualifiée, notamment dans le secteur des technologies de l'information et de la communication. On peut même craindre, à l'inverse, grâce aux développements de l'internet, une délocalisation de certaines entreprises innovantes, d'investissements d'entreprises occidentales et de sous-traitants vers les pays d'Europe centrale et orientale, pour y trouver la main-d'oeuvre non disponible sur le territoire de l'Europe occidentale.

Le choix très politique qui est posé à la France conduit à prendre en compte, non seulement les données démographiques et du marché du travail, plutôt favorables à une liberté rapide de circulation des travailleurs des pays candidats, mais aussi les données politiques de l'élargissement. Le principe de l'instauration de telles clauses aurait des conséquences très importantes sur l'opinion publique des pays candidats, déjà moins euro-optimiste maintenant qu'il y a quelques années . En tout état de cause, certains, comme le BIT, pensent que " le gros de l'émigration en provenance des ex-pays communistes a eu lieu à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Dans la mesure où ils étaient déjà prêts à émigrer, qualifiés ou non, les travailleurs ont, semble-t-il, déjà émigré en grand nombre, avec ou sans les permis requis " . Pour le BIT, l'élargissement ne devrait donc pas aggraver le phénomène qui a déjà eu lieu, et la France, par conséquent, se grandirait en prenant d'emblée une position nette sur un dossier qui la concerne, en réalité, peu.

Cette analyse est également celle d'une équipe du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et du Centre d'étude des relations internationales (CERI) pour laquelle il n'est pas constaté de déferlement de travailleurs en provenance d'Europe centrale et orientale sur le marché du travail ouest-européen, mais seulement " des mouvements de proximité, en particulier frontaliers et saisonniers, qui correspondent à un processus d'intégration régionale " . De plus " les pays d'Europe centrale et orientale pourraient rapidement ne plus avoir d'excès de main-d'oeuvre. En Pologne, c'est la part des plus de quarante-cinq ans qui devrait augmenter d'ici à 2010, c'est-à-dire des personnes les moins mobiles " .

Au reste, ces périodes transitoires, qui laisseraient des traces dans les esprits après la trop longue période d'incertitude sur l'avenir de nos voisins d'Europe centrale dans l'Union européenne, ou bien ne seront pas nécessaires parce que les Etats membres auront besoin de cette main-d'oeuvre, ou bien seront difficiles à appliquer et profiteront alors à l'immigration illégale que tous, y compris l'Union européenne, veulent combattre. Il faut observer, une fois encore, que le problème des mouvements de personnes à long terme n'est pas traité dans sa globalité. Personne ne peut nier que les mouvements de travailleurs sont conditionnés par la qualité de la vie et les conditions de travail et qu'il existe, en dehors du marché officiel du travail, un autre marché de main-d'oeuvre qui se développe dans un système clandestin de mieux en mieux organisé avec passeurs et relais. Personne n'ignore non plus qu'il se développera de plus en plus une zone grise de l'immigration clandestine qui aspire, une fois rétablie dans ses droits, à rejoindre le marché du travail officiel.

Un dispositif communautaire, sous la forme de quotas de postes de travail par régions et par professions, devrait offrir les moyens de gérer dans la plus grande souplesse une certaine période transitoire afin que les entreprises européennes ne soient pas pénalisées dans un environnement mondialisé. De ce point de vue, ce dispositif devrait pouvoir être négocié par les acteurs sociaux, et non fixé arbitrairement dans un cadre bureaucratique, dans le cadre d'accords nationaux ou régionaux, impliquant les branches professionnelles et les organisations de travailleurs des pays concernés.

L'unité de l'Europe, la compétitivité industrielle du continent et la paix sociale y gagneraient à coup sûr.

CONCLUSION

L'article 39 du traité assure la libre circulation des travailleurs au sein de l'Union européenne. L'adhésion des pays candidats d'Europe centrale ne peut remettre en question ce principe essentiel de la Communauté. Seules des périodes de transitions peuvent être négociées pour une durée limitée en cas de problèmes économiques sérieux ou persistants dans un pays ou une région donnée. Des dérogations identiques avaient été mises en place lors de l'adhésion de la Grèce, de l'Espagne et du Portugal.

Les travaux menés par différents instituts économiques laissent à penser, dans l'état actuel des données disponibles, qu'environ 400 000 personnes actives pourraient, chaque année, venir s'installer dans les Etats membres, dont 80 % en Autriche et en Allemagne, les deux pays qui sont à l'origine de la proposition de période de transition déposée par la Commission européenne.

Ce chiffre relativement modeste, de l'ordre de 1 % de la population active de l'Union européenne, doit être rapproché des besoins de main-d'oeuvre que créent à la fois la croissance économique et le déclin démographique des pays de l'Europe occidentale. D'ores et déjà, de nombreux Etats, dont l'Autriche et l'Allemagne, ont conclu des accords avec les pays candidats pour faire face à leurs besoins actuels de travailleurs.

La France paraît moins concernée que certains Etats limitrophes des pays candidats par une éventuelle concurrence de main-d'oeuvre à bon marché. Mais elle doit cependant suivre avec attention ses propres besoins de main-d'oeuvre qualifiée qu'expriment déjà de nombreuses branches professionnelles en des secteurs particulièrement divers. La France doit également soutenir, au plan politique, le besoin d'intégration européenne souvent exprimé par les populations des pays candidats. Le grand espoir vers l'Ouest déjà souvent compromis par les nombreuses et longues péripéties que connaissent les négociations et les " exigences technocratiques " de l'Europe, ne devrait pas trouver dans les réflexes égoïstes de notre pays un motif supplémentaire de déception.

La formule d'une période générale et rigide de transition, avec ou sans clause de révision du terme, telle que préconisée par le Chancelier fédéral allemand, ne paraît pas convenable. Les limitations abusives de la libre circulation des travailleurs ne pourraient qu'accélérer l'immigration illégale et nourrir un " marché gris " que certaines professions seraient tentées d'encourager.

La France devrait pouvoir défendre une solution modérée, flexible et pragmatique qui paraît répondre à la situation européenne du marché de l'emploi tout en étant respectueuse des principes de l'Union en matière de circulation des travailleurs.

En évitant les formules généralistes et systématiques inapplicables à la diversité des situations économiques de nos multiples régions européennes, il pourra être trouvé une réponse appropriée à la fluidité des besoins tout en restant attentif aux dangers d'une concurrence désordonnée sur le marché de l'emploi, particulièrement sensible à tous égards. Là encore, le principe de subsidiarité doit trouver toute sa place.

EXAMEN EN DÉLÉGATION

La délégation s'est réunie le mercredi 25 avril 2001 pour l'examen du présent rapport.

M. Xavier de Villepin :

Un pays comme l'Allemagne peut-il fixer librement une période de transition durant laquelle les travailleurs des nouveaux Etats membres n'auront pas accès à son marché du travail ?

M. Paul Masson :

C'est le Conseil qui, à l'unanimité, va arrêter la position de négociation pour l'ensemble des Etats membres, et notamment les conditions dans lesquelles ceux-ci pourront éventuellement adopter des mesures transitoires. Il serait contraire aux dispositions de l'article 39 du traité qu'un Etat détermine seul sa période de transition. En revanche, la position de la Commission est de dire qu'il faut arrêter une règle commune parmi les cinq possibilités que j'ai énoncées. Le Conseil n'a pas encore pris position sur ces cinq options, mais il est clair que la position allemande, au regard de la Pologne, ne peut pas être appliquée de manière unilatérale.

M. Maurice Blin :

Dans l'hypothèse où chaque Etat adopterait une politique propre et différente de ses voisins, comment cette politique particulière pourrait-elle être mise en application ? En clair, le Royaume-Uni et les Pays-Bas sont très libéraux dans les conditions d'accès à leur marché du travail pour des raisons bien connues. La France comme l'Allemagne sont moyennement libérales, l'Autriche encore moins. Va-t-on alors rétablir aux frontières nationales des contrôles qui varieront d'un pays à l'autre ? Comment cela est-il pratiquement possible ?

M. Paul Masson :

Nous sommes dans le cadre du travail légal, et non du travail clandestin. Nous nous plaçons dans le cadre d'accords qui sont régis par le droit du travail de chacun des Etats avec un registre de l'emploi contrôlé par l'inspection du travail. Cela veut dire que, en l'absence de règles communautaires uniformes, il y aura une distorsion de traitement, en fonction de l'état du marché du travail, selon le secteur ou la profession. Il est vrai que, là où la concurrence sera plus forte, le niveau de rémunération des salaires sera différent. La logique de l'Union européenne serait d'éviter cette situation. Mais nous savons également que les situations sociales, comme le comportement des différents corps de métiers, ne sont pas les mêmes.

C'est pourquoi il me semble qu'il faudrait agir avec souplesse, par exemple dans le cadre de conventions bilatérales, applicables dans certains secteurs déterminés et sous le contrôle de la Commission, comme c'est le cas pour les accords dérogatoires qui sont passés avec l'appui de la Commission. Il faut surtout éviter l'anarchie, c'est-à-dire éviter un dispositif où chaque pays pourrait faire ce qu'il veut, sans sanctions et dans la liberté absolue d'un marché sauvage. Il est bien vrai que si un pays passe directement un accord, avec l'Allemagne par exemple, pour avoir des conditions favorables pour exporter sa main-d'oeuvre, ce pays fait concurrence à un autre secteur d'activité dans un autre pays voisin. Ce serait alors la négation même du Marché commun.

Il faut trouver une voie moyenne entre un refus de tout droit d'installation des ressortissants des pays candidats après leur adhésion pendant une période transitoire - position allemande - et la position qui consiste à dire que chacun fait ce qu'il peut, que chacun se débrouille en fonction de ses propres intérêts, considérant les positions de son propre patronat, de ses syndicats, de l'état de son marché du travail, des tensions sur les salaires, etc... Ce serait le contraire d'un marché organisé, comme l'est celui de l'Union européenne, que de faire n'importe quoi avec la main-d'oeuvre de ces nouveaux Etats membres. Mais, par ailleurs, le refus du droit à l'installation de ces travailleurs est une position qui me paraît éminemment dangereuse et qui serait en tout état de cause très mal perçue par l'opinion publique de ces pays.

M. Yann Gaillard :

J'aimerais savoir comment on a procédé pour l'emploi des bûcherons de ces pays après les tempêtes ?

M. Paul Masson :

Les questions d'emplois d'ouvriers temporaires ou saisonniers sont réglées dans le cadre d'arrangements bilatéraux, sous le contrôle de la Commission. Ce sont en réalité des quotas qui ne portent pas leur vrai nom. C'est une pratique régulière de la part de pays comme l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, l'Autriche, et d'autres.

M. Maurice Blin :

Si je vous ai bien compris, il ne serait pas contraire à la législation communautaire d'envisager, pour des professions où il y a des pénuries de personnels comme le bâtiment ou l'informatique, d'accueillir favorablement des travailleurs de ces pays. A l'inverse, dans d'autres professions où des tensions pourraient apparaître, on pourrait alors être plus restrictif. Une régulation profession par profession est-elle possible ?

M. Paul Masson :

Cette régulation serait possible, et c'est précisément la position que je vous propose d'adopter. Nous refusons la fixation d'une clause générale de sauvegarde qui repousserait d'au moins cinq ans - peut-être sept ans - l'application du principe fondamental de l'article 39 du traité de Rome qui garantit cette libre circulation des travailleurs pour tous les ressortissants de l'Union européenne. Mais nous demandons aussi de pouvoir traiter les cas particuliers, profession par profession, dans le cadre d'arrangements ad hoc négociés avec les partenaires sociaux, sous le contrôle de la Commission. Notre position est celle du pragmatisme et de la souplesse.

M. Maurice Blin :

L'adhésion de la Pologne à l'Union européenne risque de remettre en question la possibilité de survie d'un certain nombre d'agriculteurs de ce pays, qui ne pourront pas faire face à la compétitivité de nos agriculteurs. Que vont devenir ces gens qui vont voir leur production agricole disqualifiée ? Il est probable que ces gens sans qualification vont chercher à venir travailler comme manoeuvres en Allemagne ou en Autriche ; déjà, en France, il n'y a plus beaucoup de manoeuvres de nationalité française. Peut-on envisager que ces agriculteurs polonais viennent chercher du travail non-qualifié dans les Etats membres actuels ? Je crois qu'il serait normal que ces gens occupent ces emplois. Mais alors un dispositif très complexe devrait être mis en place au cas par cas.

M. Paul Masson :

L'affaire est effectivement infiniment compliquée et elle réservera beaucoup de surprises à ceux qui auront à la gérer dans les dix prochaines années. D'autant qu'il faudra aussi compter avec les problèmes d'embauches sur les marchés "gris" du marché du travail. Je crois surtout qu'il ne faut pas donner à la proposition allemande un accord de principe pour une solution trop facile qui consiste à dire qu'on suspend pendant sept ans l'application du principe de la liberté de circulation des travailleurs et qu'on verra après. Ce serait donner un mauvais coup à l'opinion des pays candidats pour la seule satisfaction de positions politiques et socioprofessionnelles allemandes. Il faut se garder, sur ce sujet, d'aller trop loin et trop vite avec une position systématique qui n'apporterait pas grand chose, ni à la France, ni à la Grande-Bretagne, ni à d'autres pays comme les Pays-Bas, l'Espagne, le Danemark, la Suède, la Finlande etc..., mais qui nous mettrait à dos des pays avec lesquels nous devons garder des liens d'amitié.

*

A l'issue du débat, la délégation a approuvé le rapport à l'unanimité.

QUEL MARCHÉ DU TRAVAIL

APRÈS L'ÉLARGISSEMENT ?

Le traité de Rome fixe le principe de la liberté de circulation des travailleurs des Etats membres de l'Union européenne. Cette liberté peut-elle s'appliquer aux ressortissants des pays candidats d'Europe centrale et orientale dès leur adhésion, ou bien faut-il instaurer une période de transition de sept ans comme le demandent l'Autriche et l'Allemagne ?

* 1 " Les difficultés de recrutement : quelles réalités ? Quels remèdes ? ". Rapport présenté par M. Jean-Paul Vermès, au nom de la Commission du travail et des questions sociales et adopté par l'Assemblée générale de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris le 21 décembre 2000.

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