N° 363

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2000-2001

Annexe au procès-verbal de la séance du 7 juin 2001

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation du Sénat pour l'Union européenne (1) sur l'idée d'une Constitution pour l'Union européenne ,

Par M. Hubert HAENEL,

Sénateur.

(1) Cette délégation est composée de : M. Hubert Haenel, président ; Mme Danielle Bidard-Reydet, MM. James Bordas, Claude Estier, Pierre Fauchon, Lucien Lanier, Aymeri de Montesquiou, vice-présidents ; Nicolas About, Hubert Durand-Chastel, Emmanuel Hamel, secrétaires ; MM. Bernard Angels, Robert Badinter, Denis Badré, José Balarello, Mme Marie-Claude Beaudeau, MM. Jean Bizet, Maurice Blin, Xavier Darcos, Robert Del Picchia, Marcel Deneux, Mme Marie-Madeleine Dieulangard, MM. Jean-Paul Emin, André Ferrand, Jean-Pierre Fourcade, Philippe François, Yann Gaillard, Daniel Hoeffel, Serge Lagauche, Louis Le Pensec, Paul Masson, Jacques Oudin, Mme Danièle Pourtaud, MM. Simon Sutour, Xavier de Villepin, Serge Vinçon, Henri Weber.

Union européenne.

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

Le traité de Nice est complété par une « déclaration relative à l'avenir de l'Union » .

Ce texte, après avoir souligné que le nouveau traité « ouvre la voie à l'élargissement de l'Union européenne » , exprime le souhait qu'un « large débat associant toutes les parties intéressées » s'engage en 2001 sur le thème de l'avenir de l'Union. Outre les institutions européennes, sont appelés à participer à ce débat les parlements nationaux, les « milieux politiques, économiques et universitaires » , les « représentants de la société civile » ... Les Etats candidats doivent également être associés. Le Conseil européen, lors de la réunion qu'il tiendra au mois de décembre à Bruxelles-Laeken, devra adopter « une déclaration contenant des initiatives appropriées pour poursuivre ce processus ».

La déclaration de Nice retient quatre thèmes de réflexion, sans en exclure d'autres :

- une délimitation plus précise des compétences entre l'Union européenne et les Etats membres, qui soit conforme au principe de subsidiarité ;

- le statut de la Charte des droits fondamentaux proclamée à Nice ;

- la simplification des traités ;

- le rôle des parlements nationaux dans l'architecture européenne.

La réflexion sur ces thèmes sera menée en vue « d'améliorer et d'assurer en permanence la légitimité démocratique et la transparence de l'Union et de ses institutions ».

Une nouvelle Conférence intergouvernementale sera convoquée en 2004 en vue de réviser les traités sur ces points.

La manière dont s'organisera le débat en France au cours de l'année 2001 a été précisée, le 11 avril dernier, par un communiqué commun du président de la République et du Premier ministre :

- à l'échelon national, les assemblées parlementaires, les ministres et les acteurs concernés par les enjeux européens (milieux économiques et sociaux, universitaires et associatifs) doivent promouvoir le débat dans leur domaine respectif ;

- à l'échelon régional, les préfets ont la responsabilité d'organiser des forums associant, dans chaque région, les élus - locaux, nationaux et européens -, les représentants des milieux économiques et universitaires, ainsi que les partenaires sociaux et associatifs ;

- un groupe d'une dizaine de personnalités est chargé de contribuer à la cohérence du débat et d'en faire la synthèse, tandis que le ministre des Affaires européennes reçoit la mission « d'animer l'ensemble de l'exercice ».

Le Sénat - et donc en particulier sa délégation pour l'Union européenne - étant ainsi appelé à « promouvoir le débat » sur l'avenir de l'Union, il est apparu qu'une des contributions envisageables, dans un premier temps, serait d'entamer une réflexion sur une éventuelle « Constitution de l'Union ».

En effet, les thèmes retenus par la déclaration de Nice peuvent assez naturellement conduire à une problématique « constitutionnelle ». De plus, le débat sur une éventuelle « Constitution de l'Union », déjà lancé depuis longtemps au sein du Parlement européen (avec le rapport Spinelli, en 1984, puis le rapport Herman en 1994) a rebondi dès avant le traité de Nice (avec les discours de M. Joschka Fischer le 9 mai 2000, celui de M. Jacques Chirac devant le Bundestag le 27 juin de la même année, puis celui de M. Tony Blair à Varsovie le 9 octobre suivant) et s'est poursuivi depuis lors (avec notamment les prises de position de M. Gerhard Schröder, puis de M. Lionel Jospin), s'intégrant ainsi naturellement au processus lancé à Nice.

Il semble cependant que le débat sur une « Constitution de l'Union », à son stade actuel, soit encore loin d'atteindre la clarté qui serait nécessaire lorsque l'on aborde les bases mêmes de la construction européenne. Ses protagonistes ne mettent pas nécessairement la même chose sous le même mot de « Constitution », et n'attribuent pas toujours la même finalité à une éventuelle démarche « constitutionnelle ».

Se proposant avant tout, dans ce contexte, de contribuer à une clarification, le présent rapport n'entend pas porter un jugement définitif sur la nécessité de doter l'Union d'une Constitution, ni a fortiori ajouter un texte supplémentaire à la liste déjà longue des projets de « Constitution européenne ».

Il s'efforce seulement de préciser les conceptions possibles d'une « Constitution de l'Union », de mesurer les avantages et les inconvénients d'une démarche « constitutionnelle » et d'en examiner les modalités éventuelles, avec dans tous les cas à l'esprit le précepte de Montesquieu demandant de « n'approcher des lois fondamentales que les mains tremblantes » .

Une clarification nécessaire

« Constitution de l'Union », « Charte constitutionnelle », « Traité constitutionnel », « Fédération d'Etats-Nations », « Etats-Unis d'Europe », « Pacte fédératif »... le débat sur la construction européenne recourt à une grande variété de termes. Malgré cela, on semble être encore loin de s'accorder sur le sens précis des questions qu'il faudrait résoudre. M. Wolfgang Schäuble, qui anime le groupe de réflexion du Parti populaire européen (PPE), a récemment observé que le débat, dans son état actuel, reposait au moins autant « sur la terminologie que sur la substance même » ( Europe , 5 mai 2001).

Il convient donc, au risque d'être parfois quelque peu réducteur, d'essayer de clarifier les termes du débat.

1. En un sens particulier, l'Union a déjà une « Constitution »

La Cour de justice des Communautés a ainsi qualifié les traités de « charte constitutionnelle de base » (arrêt du 22 avril 1986, Les Verts ) ou encore de « charte constitutionnelle d'une communauté de droit » (avis du 14 décembre 1991, Espace économique européen ).

Dans cet esprit, le Parlement européen a créé en son sein une « commission des Affaires constitutionnelles » : tout en militant par ailleurs pour l'adoption d'une Constitution formelle de l'Union, il a en effet considéré que se pencher sur les traités européens revenait d'ores et déjà à traiter de questions « constitutionnelles ».

Deux principaux arguments sont avancés pour considérer que les traités forment d'ores et déjà en quelque manière une « Constitution de l'Union ».

Le premier est l'autonomie du droit communautaire.

Le rapport sur la « constitutionnalisation des traités » , préparé par M. Olivier Duhamel pour la commission des Affaires constitutionnelles du Parlement européen, présente ainsi cet argument :

« En signant le Traité de Rome, les Etats membres ont délibérément donné naissance à une communauté de droit sui generis, dotée d'organes propres, indépendants d'eux, capable de générer des normes juridiques auxquelles ils se soumettent et qui peuvent s'appliquer directement à leurs citoyens. Ces éléments de supranationalité (p.ex. vote à la majorité au sein du Conseil, règlements directement applicables aux citoyens, caractère exécutoire des arrêts de la Cour de Justice, contrôle par cette même Cour de la légalité des actes du Conseil) ont été considérablement renforcés par la jurisprudence de la Cour de Justice qui a consolidé au cours des années :

- l'existence d'un ordre juridique constitutionnel (« charte constitutionnelle ») ;

- la primauté de l'ordre juridique communautaire sur l'ordre juridique national ;

- la possibilité pour les citoyens d'obtenir directement la reconnaissance et le respect des droits qui leur sont conférés par le traité ou la législation communautaire (effet direct de certaines normes). » (Document PE 286.949 du 12 octobre 2000).

Le deuxième argument porte sur le contenu même des traités, qui comprennent « les éléments matériels d'une Constitution, tels l'énoncé des valeurs fondamentales et des objectifs, une structure institutionnelle, des règles d'exercice du pouvoir et une définition des compétences qui font l'objet des politiques publiques » (voir l'ouvrage collectif La Constitution de l'Europe , ed. de l'Université de Bruxelles, 2000, p. 36).

Ainsi, en suscitant un ordre juridique propre et en mettant en place un système institutionnel spécifique, les traités contiendraient déjà, implicitement, une Constitution de l'Union.

Une telle approche peut au demeurant conduire à des conclusions bien différentes.

Une première conclusion possible est l'inutilité du débat constitutionnel en cours. Si l'Union a déjà une Constitution, à quoi bon élaborer à toute force un nouveau texte, avec toutes les difficultés afférentes à un tel exercice ?

Mais il est également possible de considérer, au contraire, que le débat constitutionnel en cours a toute son utilité, car la Constitution de l'Union, bien qu'existant déjà, n'est pas « lisible » par les citoyens. L'objectif est alors de clarifier, de codifier la Constitution existante, de la rendre explicite, non de modifier sensiblement les traités.

Enfin, dans une optique bien différente, on peut mettre en avant le fait que l'Union a déjà, en un certain sens, une « Constitution », pour désarmer les réticences face à l'élaboration d'une Constitution en bonne et due forme. L'étape est déjà franchie. Dès lors, plutôt que de vouloir conserver « la fiction d'une souveraineté maintenue intacte » , mieux vaut entrer franchement dans une logique constitutionnelle pour donner démocratiquement une base aux développements futurs de l'Union (voir le rapport de M. Fernand Herman au nom de la commission institutionnelle du Parlement européen, document PE 203.601, 9 février 1994).

2. Cependant, au sens habituel, l'Union ne peut avoir de Constitution sans la mise en place d'un État fédéral

Au sens courant, une Constitution est la loi fondamentale d'un État souverain. Or, il manque aujourd'hui à l'Union la plupart des caractéristiques d'un État souverain :

- elle n'a pas la « compétence de la compétence », mais au contraire exerce les compétences qui lui sont attribuées par des traités conclus entre États souverains (même si ces États exercent en commun une partie importante de leur souveraineté dans le cadre de ces traités) ;

- l'Union en tant que telle n'a pas d'armée, et n'a pas de personnalité juridique complète sur le plan international ;

- pour l'application de ses décisions, l'Union est tributaire des États membres : elle n'a ni les moyens administratifs et financiers, ni les instruments de coercition (police et justice) qui sont ceux d'un État ;

- la citoyenneté européenne, selon les traités eux-mêmes, complète la citoyenneté nationale et ne la remplace pas.

Donc, si l'on s'en tient au sens traditionnel du mot « Constitution », doter l'Union d'une Constitution ne pourrait avoir de sens que si cette Constitution lui accordait en même temps les attributs d'un Etat souverain.

Comme l'a souligné devant notre délégation M. Jean-Claude Piris, il faudrait pour cela « parvenir à un texte qui, outre la préservation des libertés fondamentales, mette en place un gouvernement de l'Union, une délimitation des compétences, une souveraineté extérieure, un pouvoir budgétaire et fiscal, une possibilité de révision sans que l'unanimité des États membres soit requise. [...] En bref, si l'on prend en compte ces différents points, il apparaît qu'une Constitution de l'Union n'aurait son sens plein que si elle traduisait la création d'un État fédéral ou quasi-fédéral. » ( Actualités de la délégation pour l'Union européenne , n° 47, pp. 9-10).

Autrement dit, si l'on en reste au sens classique du mot « Constitution », le débat sur la Constitution de l'Union concerne en réalité la nature même de cette dernière et a donc une tout autre portée que si l'on adopte le sens particulier retenu par la Cour de justice lorsqu'elle parle de « charte constitutionnelle ».

3. Une formule hybride : le « traité constitutionnel »

Certains des protagonistes du débat proposent de doter l'Union non pas d'une « Constitution » au sens plein, mais d'un « traité constitutionnel ».

Cette expression à première vue déconcertante met l'accent sur un point essentiel : si l'on peut trouver dans un traité - et c'est notamment le cas des traités européens - des éléments de contenu analogues à ce que l'on trouve d'ordinaire dans une Constitution, en revanche leur mode d'adoption diffère complètement.

Dans les régimes démocratiques, une Constitution est établie et révisée par un pouvoir constituant qui ne fonctionne pas selon la règle de l'unanimité. Les traités, au contraire, ont pour fondement le libre consentement de tous les États contractants, qui sont « les maîtres des traités ».

Les partisans d'un « traité constitutionnel » pour l'Union n'envisagent pas la mise en place d'un pouvoir constituant européen. Pour eux, le texte fondamental de l'Union doit continuer à reposer sur l'accord unanime d'États qui restent titulaires de la souveraineté.

En revanche, ils souhaitent que le contenu du traité soit en grande partie analogue à ce que l'on trouve d'ordinaire dans une Constitution. Ils suggèrent donc de rassembler dans un traité unique les dispositions qui, dans les traités actuels, relèvent par leur contenu du domaine constitutionnel, éventuellement en les modifiant pour rendre le fonctionnement de l'Union plus proche d'un modèle fédéral. Les dispositions dont le contenu n'est pas d'ordre constitutionnel - en particulier celles relatives aux politiques communes - pourraient être, quant à elles, regroupées dans des textes distincts, qui auraient un statut différent du « traité constitutionnel », avec notamment une procédure de révision spécifique où l'unanimité ne serait plus nécessaire.

Schématiquement, dans cette formule, l'Union serait dotée d'un texte de base qui serait un traité par sa forme et serait proche d'une Constitution par son contenu (toutefois, l'on n'y trouverait pas certaines des clauses figurant normalement dans une Constitution, en particulier une clause de révision autre que le consentement unanime des seuls États membres). Un des éléments d'ambiguïté du débat est que certains de ceux qui emploient le terme de « Constitution de l'Union » ont en réalité à l'esprit un « traité constitutionnel ». C'est notamment le cas de MM. Jacques Chirac et Lionel Jospin.

On peut établir un lien entre cette formule hybride et la notion de « Fédération d'Etats-Nations » également présente dans le débat. Encore imprécise à ce stade, cette notion peut paraître une alliance des contraires. En réalité, elle prend son sens si elle est opposée à celle d'État fédéral.

Ce qui caractérise un État fédéral, outre qu'il dispose de ses propres moyens d'action et de contrainte, et qu'il détient la souveraineté extérieure, c'est qu'il possède « la compétence de la compétence » : bien sûr, il n'exerce que certaines compétences, les autres relevant des États fédérés, mais la répartition des compétences peut être modifiée par une révision constitutionnelle qui ne fait pas intervenir seulement les États fédérés et qui n'exige pas l'unanimité de ceux-ci. Par exemple, une révision de la Constitution des Etats-Unis fait intervenir l'approbation du Congrès et doit être ratifiée par les trois quarts des États membres.

A l'inverse, une « Fédération d'Etats-Nations » pourrait, comme l'Union actuelle, s'appuyer principalement sur les moyens d'action et de contrainte des États membres, ne détenir qu'une capacité d'action extérieure partielle et encadrée, et n'avoir que des compétences d'attribution. Par rapport à l'Union actuelle, une « Fédération d'Etats-Nations » signifierait avant tout un degré de solidarité plus grand entre les États membres, notamment en matière de sécurité et de défense ainsi qu'en matière de politique économique et budgétaire.

4. Le même mot de « Constitution » recouvre des attentes différentes

Le débat sur une « Constitution de l'Union » n'est pas seulement obscurci par les équivoques pesant sur ses termes. Il l'est aussi parce que ce ne sont pas les mêmes attentes qui conduisent à parler d'une « Constitution ».

• L'accent est parfois mis sur une répartition plus claire des compétences. L'intérêt principal d'une Constitution de l'Union serait de dire « qui fait quoi ». Le discours de M. Jacques Chirac devant le Bundestag, le 27 juin 2000, met notamment en avant cette exigence. Cette optique s'appuie sur le constat que le brouillage actuel des compétences rend plus difficile l'exercice de la démocratie. Celle-ci repose avant tout sur la possibilité d'une sanction électorale, ce qui suppose de pouvoir attribuer à une instance déterminée la responsabilité d'une tâche. Or, les domaines où l'on peut attribuer la responsabilité exclusive à un échelon de décision - qu'il soit communautaire ou national, ou encore local - peuvent paraître bien rares.

Un guide possible serait le principe de subsidiarité, qui prescrit de n'agir à l'échelon européen que si, et dans la mesure où, les objectifs de l'action envisagée ne peuvent être suffisamment atteints par les États membres. Mais bien que ce principe ait été inscrit dans les traités, ses conditions d'application n'ont jamais été précisées et aucun mécanisme de contrôle n'a été mis en place, si bien qu'il ne joue pas le rôle de « principe directeur » qui lui avait été attribué.

Pour certains des protagonistes du débat sur une « Constitution de l'Union », celle-ci devrait donc être avant tout l'occasion de préciser les compétences dévolues respectivement à l'Union et aux États membres, en réduisant la « zone grise » des compétences partagées, et d'assurer par un mécanisme approprié le respect effectif du principe de subsidiarité.

• Pour d'autres, au contraire, le débat constitutionnel doit avant tout marquer une étape vers la mise en place d'un État fédéral (cette optique n'exclut pas, bien au contraire, de rechercher une répartition plus claire des compétences, mais n'en fait pas l'objectif principal de la démarche constitutionnelle).

Ainsi, le Parlement européen - dont ont émané à deux reprises, en 1984 (rapport Spinelli) et en 1994 (rapport Herman), des projets de Constitution de l'Union - revendique tout particulièrement que les textes de base de l'Union ne puissent être adoptés qu'avec son avis conforme, ce qui ferait que les États membres ne seraient plus « les maîtres des traités ».

De même, la conception défendue par M. Gerhard Schröder tend à étendre à l'Union européenne les principales caractéristiques de l'organisation constitutionnelle de son propre pays, en faisant de la Commission européenne un « Gouvernement de l'Union », en donnant de très larges pouvoirs au Parlement européen, et en confiant au Conseil un rôle proche de celui du Bundesrat dans le système allemand.

• Il est à remarquer que l'objectif d'un degré élevé de fédéralisme ne s'accompagne pas nécessairement d'objectifs plus ambitieux pour l'Union. Ainsi, le projet soutenu par M. Gerhard Schröder prévoit une assez large renationalisation des deux politiques communes qui mobilisent les quatre cinquièmes du budget communautaire, la politique agricole et la politique de cohésion.

A l'inverse, le ministre français des Affaires étrangères, qui s'est montré devant le Bundestag, le 9 mai 2001, très réservé sur le type de fédéralisme défendu par le Chancelier allemand, s'est prononcé pour que les politiques communes existantes restent décidées à l'échelon européen et soient même renforcées sur certains points.

La volonté de doter l'Union d'une Constitution au sens plein ne coïncide donc pas nécessairement avec le souhait d'un approfondissement de la construction européenne dans l'ensemble des domaines.

• Enfin, alors que dans son acception la plus répandue, le débat constitutionnel porte sur l'Union dans son ensemble, certains envisagent plutôt une démarche constitutionnelle réservée, du moins dans un premier temps, à un « groupe pionnier » d'Etats membres : c'est une telle approche qu'a défendue M. Joschka Fischer dans son discours du 9 mai 2000 à l'Université Humbold. Auparavant, M. Jacques Delors, sans recourir au terme de « Constitution », avait lancé l'idée d'une « Fédération d'Etats-Nations » regroupant une « avant-garde » au sein des Etats membres.

En résumé, on peut schématiquement distinguer trois optiques pour une « Constitution de l'Union » :

- la première est celle de la simplification des traités , pour aboutir à un « traité fondamental » unique, qui serait plus lisible pour le citoyen parce qu'il ferait ressortir clairement les éléments « constitutionnels » déjà présents dans les traités ;

- la deuxième est celle de l'élaboration d'un « traité constitutionnel » : l'Union resterait fondée sur un accord entre les seuls États membres ; le « traité constitutionnel » regrouperait uniquement les dispositions « constitutionnelles » des traités, éventuellement modifiées ; les autres dispositions auraient un régime juridique distinct, permettant de les modifier plus facilement ;

- la troisième est celle de l'adoption d'une Constitution proprement dite : un pouvoir constituant européen donnerait naissance à un État fédéral ; la répartition des compétences entre l'Union et les États membres serait fixée par la Constitution.

Par ailleurs, ces trois formules n'offrent pas les mêmes garanties pour l' avenir des politiques communes .

Enfin, une conception alternative est d'envisager un « traité constitutionnel » ou une Constitution proprement dite pour seulement un « groupe pionnier » d'États membres.

II. AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS D'UNE DÉMARCHE « CONSTITUTIONNELLE » POUR L'UNION

La « déclaration relative à l'avenir de l'Union » qui complète le traité de Nice ne prévoit pas une démarche « constitutionnelle » pour l'Union. Elle retient seulement le principe d'un large débat à partir de quatre thèmes prioritaires, devant déboucher sur une nouvelle Conférence intergouvernementale en 2004.

Il est vrai que la déclaration n'exclut pas que d'autres thèmes soient ajoutés à l'agenda de la CIG de 2004. De plus, les quatre thèmes retenus - délimitation plus précise des compétences, statut de la Charte des droits fondamentaux, simplification des traités, rôle des parlements nationaux - peuvent assurément se rattacher à une problématique « constitutionnelle ».

Néanmoins, adopter explicitement une démarche « constitutionnelle », quelle que soit l'interprétation retenue pour ce mot, constituerait à l'évidence un saut qualitatif par rapport à la déclaration de Nice. Avant de se lancer dans une entreprise aussi ambitieuse, il paraît nécessaire de tenter d'en mesurer les avantages et les inconvénients.

1. Les avantages

• Une démarche « constitutionnelle » présenterait tout d'abord l'avantage d' amener tous les Etats membres à réfléchir ensemble à la finalité politique de l'union .

La construction européenne paraît aujourd'hui manquer d'une perspective mobilisatrice. Les Etats membres ont été longtemps soudés par la volonté de ne plus revivre les conflits meurtriers qui les avaient opposés, et par leur opposition commune au système communiste en vigueur à l'Est de l'Europe. Mais la réconciliation franco-allemande étant définitivement acquise et le bloc soviétique ayant disparu, les Européens ont besoin d'entreprises communes pour consolider leur unité.

Les traités successifs, depuis le milieu des années 1980, se sont attachés à répondre à ce besoin. L'Acte unique (1987) a mis en avant l'achèvement du marché intérieur, le traité de Maastricht (1991), la mise en place d'une monnaie unique, et le traité d'Amsterdam (1997), la construction d'un espace de liberté, de sécurité et de justice. A l'inverse, les tensions qui ont marqué la négociation du traité de Nice ont montré à quel point il était difficile de se mettre d'accord lorsqu'il s'agissait seulement de revoir les règles du jeu, sans qu'un objectif commun soit là pour aider à dépasser les divergences.

Certes, la réussite de l'élargissement pourrait être la nouvelle perspective mobilisatrice permettant le rassemblement des Européens. Par sa portée historique, ce processus constitue assurément une tâche exaltante. Mais en même temps, par les remises en question qu'il implique, par les incertitudes qu'il fait naître, par les conflits d'intérêt qu'il fait surgir, il est aussi un élément de désunion ou du moins de désorientation.

Dans ce contexte, n'est-il pas souhaitable que les Etats membres entreprennent de s'entendre sur la forme politique qu'ils jugent souhaitable pour l'Union - « Etats-Unis d'Europe » ? « Fédération d'Etats-Nations » ? Union d'Etats organisée en cercles concentriques correspondant à des degrés différents d'intégration ?... - quitte à prévoir, comme ce fut le cas pour bien des réalisations européennes, plusieurs étapes et des rendez-vous avant d'atteindre l'objectif final ?

• Par ailleurs, une démarche « constitutionnelle » contribuerait à souligner la dimension politique de l'Union aux yeux des citoyens et à les associer davantage au débat européen .

La dimension politique n'a jamais été absente de la construction européenne ; mais elle en a été longtemps confinée à l'arrière-plan. Ce que l'on a appelé la « méthode Monnet » conduisait à organiser d'abord des solidarités concrètes, avec l'espoir que celles-ci finiraient par avoir une traduction sur le plan politique.

De ce fait, la construction européenne s'est longtemps manifestée aux yeux des opinions publiques principalement sous son angle économique et monétaire : d'où les critiques récurrentes sur une « Europe des marchands et des banquiers » dépourvue d'une véritable dimension politique et sociale.

Ce malentendu a été d'autant plus grave que certains des élargissements de l'Union - celui de 1973 (Royaume-Uni, Danemark, Irlande) et celui de 1995 (Suède, Autriche, Finlande) - se sont effectués sur la base d'une conception principalement économique de l'appartenance à la Communauté.

Au fil du temps, la construction européenne a cependant pris une dimension politique et sociale de plus en plus marquée : adoption de normes sociales de base et définition d'un « modèle social européen », construction d'un espace de liberté, de sécurité et de justice, mise en place d'une politique extérieure et de sécurité commune, lancement d'une Europe de la défense... les réalisations peuvent être jugées insuffisantes ou critiquables, mais on ne peut dire que rien n'est entrepris.

Cependant, cette dimension politique et sociale, souvent peu spectaculaire, reste encore faiblement perçue dans les opinions publiques, d'autant que la presse audiovisuelle accorde rarement une place centrale aux affaires européennes, qui se prêtent mal à un traitement « grand public ».

Un débat « constitutionnel » aurait le mérite de mettre l'accent, devant les opinions publiques, sur les aspects politiques déjà présents dans la construction européenne, permettant ainsi d'associer les citoyens sur des bases plus exactes aux décisions sur l'avenir de l'Union.

A cet égard, la « méthode Monnet » ne paraît plus de mise aujourd'hui. Cette méthode - que Jean Monnet n'a jamais présentée comme l'alpha et l'oméga de la construction européenne, mais comme un moyen de la mettre en route - prenait principalement appui sur les cercles dirigeants et avait tendance à placer les opinions publiques devant des faits accomplis.

Mais, notamment depuis la controverse suscitée par le traité de Maastricht, la construction européenne est entrée dans les débats politiques nationaux. Dans ce contexte, prendre des décisions engageant l'avenir de l'Union sans associer les opinions publiques fait courir le risque d'un déphasage entre les réalités de la construction européenne et l'état du débat politique sur celle-ci. Or un tel déphasage nuit à la légitimité de l'Union et finalement à l'efficacité de la construction européenne.

La question de l'élargissement de l'Union est sur ce point exemplaire. La décision capitale pour le processus d'élargissement a été prise par le Conseil européen de Copenhague, en juin 1993, qui a entériné le principe de l'adhésion de dix pays de l'ex-« bloc de l'Est », dès lors qu'ils seraient en mesure de respecter un ensemble de critères économiques et politiques. Alors que cette décision transformait profondément les données de base de la construction européenne, ses conséquences n'ont nullement été portées, sur le moment, devant les opinions publiques. De ce fait, pendant des années, le débat politique européen a continué comme si l'élargissement n'était pas une perspective prochaine, ce qui n'a pas été pour rien dans l'incapacité des négociateurs du traité d'Amsterdam à régler le problème de l'adaptation des institutions communautaires à la perspective de l'élargissement.

Lancer dès maintenant devant les citoyens un débat « constitutionnel » traduirait au contraire une volonté d'associer désormais les opinions publiques aux décisions essentielles avant que celles-ci ne soient arrêtées, tout en portant clairement le débat sur les choix politiques fondamentaux concernant l'avenir de l'Union.

• Par ailleurs, quelle que soit la formule retenue pour une « Constitution » de l'Union, l'élaboration d'un tel texte serait un symbole de cohésion dans le contexte de l'élargissement .

Ce n'est pas contester la nécessité de celui-ci que de dire qu'il comporte certains risques. Avec des Etats membres beaucoup plus nombreux et surtout beaucoup plus hétérogènes, il sera plus difficile non seulement de prendre des décisions, mais encore de les appliquer d'une manière comparable dans tous les Etats membres. De plus, les attentes des opinions publiques des pays candidats ne semblent guère porter sur la dimension la plus politique de la construction européenne : il s'agit avant tout de conforter l'ancrage à l'Ouest de leurs pays, et de bénéficier des facteurs de modernisation apportés par l'insertion dans un grand marché et la participation aux politiques communes. Dans l'ensemble, les pays candidats paraissent - du fait de leur histoire entre la seconde guerre mondiale et la chute du mur de Berlin - plus tournés vers les Etats-Unis que vers un idéal d'autonomie européenne.

Face à ces facteurs d'affaiblissement, une démarche constitutionnelle aurait pour effet de renforcer symboliquement le lien politique entre les Etats membres, en le présentant sous un jour différent de celui des rapports entre Etats au sein d'une organisation internationale, fût-elle dotée de très larges pouvoirs.

• En outre, une réflexion « constitutionnelle » pourrait contribuer à régler le problème de la répartition des compétences, qui tend à devenir un obstacle aux progrès de la construction européenne.

En effet, les traités rendent aujourd'hui possible une intervention communautaire dans presque tous les secteurs de la vie nationale, soit par le biais de la législation communautaire, soit par celui des fonds structurels. En même temps, la Communauté n'intervient que très rarement comme seule ou même comme principale responsable : l'application de la législation européenne repose sur les Etats membres, et les subventions communautaires s'intègrent presque toujours dans un mécanisme de cofinancement où la Communauté n'est qu'un des partenaires.

On est ainsi conduit à une situation où le partage des responsabilités devient indiscernable. Il en résulte tantôt le sentiment d'une Communauté exagérément envahissante, tantôt au contraire des attentes multiples auxquelles la Communauté ne peut répondre, mais presque toujours une désorientation du citoyen.

On a souvent remarqué que la construction européenne avait pratiqué un « fédéralisme à l'envers », en développant largement les compétences communautaires dans des domaines qui, dans une Fédération, relèvent en majeure partie des Etats fédérés, et au contraire en progressant très lentement dans les domaines qui sont d'ordinaire les compétences essentielles d'une Fédération, la politique étrangère, la défense et la monnaie.

Le moment paraît venu d'opérer un rééquilibrage.

D'une part, les compétences de l'Union se sont affirmées dans les domaines normalement dévolus aux Fédérations, avec le lancement de la monnaie unique, et les progrès certes encore modestes, mais réels, enregistrés en matière de politique étrangère et de la défense. La construction européenne ne repose donc plus seulement sur les compétences exercées dans les autres domaines.

D'autre part, l'élargissement aura pour effet, quelles que soient les précautions prises, d'alourdir sensiblement le fonctionnement de l'Union, et de rendre indispensables de difficiles arbitrages financiers à propos des grandes politiques communes.

Dans ces conditions, il sera nécessaire que l'Union s'attache à n'intervenir que là où son action est véritablement utile.

Une démarche « constitutionnelle » pourrait à cet égard favoriser une amélioration de plusieurs manières.

Elle pourrait, tout d'abord, aboutir à une répartition des compétences plus claire qu'aujourd'hui. L'exercice serait certes délicat, et ne réduirait sans doute que partiellement la « zone grise » des compétences où interviennent à la fois l'Union et les Etats membres. Mais le flou actuel de certains articles des traités laisse une marge de progression non négligeable.

Elle pourrait, ensuite, prévoir un mécanisme permettant de mieux garantir le principe de subsidiarité. Aucune des institutions de l'Union n'a un réel intérêt au respect de ce principe. Les possibilités de recours devant la Cour de justice sont par ailleurs très limitées, et celle-ci a de toute façon répugné jusqu'à présent à s'aventurer dans ce domaine.

Ainsi privé de garantie, le principe de subsidiarité est demeuré une abstraction, sans influence palpable sur le fonctionnement de l'Union. Sous une forme ou sous une autre, une démarche « constitutionnelle » ne pourrait éluder la question d'une prise en compte plus effective de l'exigence de subsidiarité, ne serait-ce que par l'élargissement des voies de recours devant la Cour de justice.

En même temps, une telle démarche pourrait conduire à une répartition des compétences plus souple qu'aujourd'hui, ce qui n'est nullement incompatible avec le souci d'une plus grande clarté.

En effet, le système juridique communautaire ne connaît aujourd'hui qu'une hiérarchie des normes rudimentaires :

- les traités ;

- les directives ou règlements communautaires ;

- les mesures d'exécution prises par la Commission européenne sous le contrôle plus ou moins étroit de comités composés de représentants des Etats membres (« comitologie »).

Une démarche « constitutionnelle » pourrait rouvrir le jeu en permettant de distinguer :

- les dispositions « constitutionnelles », qu'elles relèvent d'un traité ou d'une Constitution proprement dite ;

- les dispositions « infra-constitutionnelles et supra-législatives » (notamment certaines des dispositions relatives aux politiques communes) qui pourraient être modifiées plus facilement que ne le sont aujourd'hui les traités ;

- la législation communautaire fixant des principes et des règles générales, qui relèverait de la compétence conjointe du Conseil et du Parlement européen ;

- la réglementation d'ordre plus technique (approximativement, le domaine réglementaire du sens français), qui relèverait du Conseil et de la Commission ;

- enfin, les mesures d'exécution ou de gestion relevant de la « comitologie ».

Une hiérarchie des normes ainsi plus nuancée qu'aujourd'hui permettrait d'avoir une pratique plus évolutive des compétences communautaires, en permettant - dans certaines limites et pour certains domaines - de les étendre ou de les réduire par une procédure moins lourde que la révision des traités.

En même temps, elle permettrait de prendre ou de modifier les mesures techniques relatives notamment au marché intérieur sans avoir à passer par la procédure de codécision, qui peut paraître disproportionnée pour certains sujets. Est-il indispensable que le Parlement européen soit investi d'un pouvoir de codécision lorsqu'il s'agit de réglementer les caractéristiques des véhicules, la réception des ascenseurs ou le déchargement des vraquiers ?

• Enfin, une démarche « constitutionnelle » pourrait donner un contenu plus large à la citoyenneté européenne. La citoyenneté de l'Union, créée par le traité de Maastricht, comprend seulement aujourd'hui quatre éléments : le droit de circulation et de séjour ; le droit de vote aux élections municipales et européennes dans l'Etat de résidence ; le droit à la protection diplomatique par un autre Etat membre lorsque l'Etat dont on est ressortissant n'est pas représenté ; le droit de pétition et de saisine du Médiateur.

Quelle que soit la formule retenue, « traité fondamental », « traité constitutionnel », ou Constitution proprement dite, une démarche « constitutionnelle » pour l'Union ne pourrait manquer d'intégrer dans le texte de base de l'Union le contenu de la Charte des droits fondamentaux proclamée lors du Conseil européen de Nice. La citoyenneté de l'Union recevrait ainsi un contenu plus substantiel, comportant un ensemble de valeurs politiques communes.

2. Les inconvénients

Quels que soient les avantages attendus d'une démarche « constitutionnelle », ses risques ne sauraient cependant être sous-estimés.

• Tout d'abord, certains acquis de la construction européenne pourraient paradoxalement être menacés . Quelle que soit la formule envisagée, cette difficulté est présente à des degrés divers.

Dans l'optique d'un « traité fondamental » résultant d'un effort de simplification et de fusion des traités, l'essentiel des dispositions en vigueur serait certes conservé. Mais réécrire ces dispositions serait un exercice moins simple qu'il ne paraît. Comme l'a souligné devant la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires le Premier ministre suédois, M. Göran Persson, leur rédaction reflète des compromis politiques entre les Gouvernements, et les rédactions les moins satisfaisantes correspondent aux compromis les plus difficilement obtenus. L'effort de simplification risquerait donc de faire ressurgir d'anciens antagonismes.

De plus, à supposer que l'exercice soit mené à bien, il conduirait à soumettre à chaque Parlement national l'ensemble du contenu des traités actuels sous une nouvelle forme. Le Parlement britannique devait se prononcer à nouveau sur la politique agricole, le Parlement allemand sur la monnaie unique.

Sans exagérer ces obstacles, on peut se demander si un exercice de cette ampleur serait justifié au regard des avantages finalement limités que l'on pourrait en attendre. Simplifier et unifier les traités est souhaitable dans l'absolu ; mais les chances de parvenir à un texte limpide paraissent de toute manière voisines de zéro.

Dans l'optique d'un « traité constitutionnel » où ne figureraient que des dispositions ayant un contenu d'ordre constitutionnel, les politiques communes ne bénéficieraient plus, par définition, des garanties qu'apportent aujourd'hui les traités. Ainsi, remettre en cause les bases de la politique agricole commune ne nécessiterait plus l'unanimité des Etats membres et l'accord de chaque Parlement national. Plus généralement, l'ensemble de l'acquis communautaire pourrait être rendu plus fragile.

Pour limiter les risques inhérents à une telle situation, les négociateurs du « traité constitutionnel » n'auraient d'autre solution que d'introduire diverses sécurités au sein des dispositions « constitutionnelles ». Mais on obtiendrait alors une Constitution conforme aux voeux du Premier Consul en l'an VIII, « courte et obscure », sans véritable gain en termes de « lisibilité » pour le citoyen.

Dans l'optique d'une Constitution proprement dite, non seulement les politiques communes ne se trouveraient plus garanties de manière explicite par le texte de base de l'Union, mais la méthode communautaire elle-même serait presque nécessairement remise en question.

Cette méthode repose en effet sur un équilibre entre trois institutions - la Commission européenne, le Conseil de l'Union et le Parlement européen - en fonction de règles qui s'écartent largement des canons d'une Constitution démocratique.

Ainsi, la séparation des pouvoirs n'est pas respectée, puisque le Conseil, instance gouvernementale par sa composition, exerce à la fois un rôle législatif et un rôle exécutif, et que la Commission, instance indépendante et collégiale, exerce à la fois un rôle exécutif et un rôle juridictionnel, tout en étant responsable devant le Parlement européen. Mais d'autres règles essentielles à l'équilibre du « triangle institutionnel » pourraient difficilement subsister dans une Constitution démocratique, comme le monopole de l'initiative des textes attribué à la Commission, ou l'exigence d'unanimité au sein du Conseil pour adopter un amendement.

Entrer dans la logique d'une Constitution au sens plein aboutirait ainsi à modifier en profondeur les règles du jeu et constituerait un saut dans l'inconnu. La construction européenne en sortirait-elle effectivement renforcée ? Il n'est pas certain, par exemple, que la Constitution fédérale récemment esquissée par le Chancelier allemand marquerait un progrès effectif dans l'intégration européenne. Outre qu'elle entraînerait la renationalisation partielle des principales politiques communes, elle pourrait faire évoluer l'attitude des gouvernements à l'égard d'une construction où leur place serait très faible. Seraient-ils, par exemple, disposés à adopter une conception ambitieuse de la politique extérieure et de sécurité commune dès lors qu'elle serait conduite par la seule Commission en dehors de leur contrôle ? On a souvent accusé la France de vouloir une Europe forte avec des institutions faibles. Quitte à être schématique, on pourrait dire que la conception allemande d'une Europe faible avec des institutions fortes n'est pas nécessairement plus séduisante.

• Un second risque d'une démarche « constitutionnelle » pourrait être de figer la construction européenne à un stade trop précoce de son évolution.

« Objet politique non identifié » selon le mot de Jacques Delors, la construction européenne s'est développée selon des voies originales et continue à le faire aujourd'hui, comme le montrent les rapides progrès récemment enregistrés dans le domaine de la défense. Par ailleurs, l'élargissement va entraîner de nouvelles adaptations et donnera une physionomie différente à la Communauté.

De plus, les frontières définitives de l'Union ne sont pas fixées. Mais, selon l'extension géographique envisagée, les données du problème « constitutionnel » ne sont pas les mêmes : en particulier, une organisation en « cercles concentriques » correspondant à des degrés différents d'intégration peut être plus ou moins impérative. Or, à l'évidence, ce sont deux exercices différents que d'envisager une « Constitution » pour une « avant-garde » composée des pays les plus avancés dans l'intégration, et de l'envisager pour une Union élargie prise dans son ensemble.

Ainsi, la construction européenne reste en devenir. Cependant, au moins à certains égards, l'effet d'une démarche « constitutionnelle » est d'introduire une plus grande fixité. Une Constitution est un texte de caractère particulièrement solennel, où sont regroupées les normes juridiques jugées les plus importantes, qui sont pour cela rendues plus difficiles à modifier que toute autre norme. En d'autres termes, elle est composée de dispositions auxquelles on souhaite donner le maximum de stabilité.

Adopter aujourd'hui une « Constitution de l'Union » tendrait donc à bloquer l'évolution institutionnelle, alors même que les données de base de la construction européenne sont en mutation et pourraient rendre nécessaires de nouvelles approches.

• Par ailleurs, une démarche « constitutionnelle » pourrait être un facteur de division entre les Etats membres.

La négociation du traité de Nice a montré l'extrême « sensibilité », pour tous les Etats membres, des questions touchant aux règles de fonctionnement de l'Union. Ce sont la place de chaque pays au sein de l'Union et indirectement l'avenir des politiques communes qui sont en jeu, et les équilibres de la construction européenne sont fragiles.

Il n'est pas certain qu'il existe aujourd'hui une possibilité d'accord entre les Etats membres sur la nécessité d'élaborer une « Constitution de l'Union », et a fortiori sur le contenu qu'elle pourrait prendre si elle devait entraîner une révision des règles de fonctionnement de l'Union. Dans ce contexte, doit-on par exemple prendre le risque, alors que l'encre du traité de Nice est à peine sèche, de raviver le débat sur la composition et le fonctionnement de la Commission européenne ? Doit-on ouvrir en même temps un débat sur la place de celle-ci dans les institutions, avec pour effet possible de modifier les données à partir desquelles le compromis de Nice a été élaboré ?

• Enfin, une démarche « constitutionnelle » pourrait se trouver en décalage par rapport aux attentes des citoyens.

D'une part, les ambiguïtés du débat sur la « Constitution de l'Union » risquent de rendre plus confuse encore la perception de la construction européenne. Et les malentendus sur l'ambition effective d'une démarche « constitutionnelle » pourraient conduire à des déceptions d'origine diverse devant le résultat atteint. Ce serait notamment le cas, si ce résultat - ce qui n'est nullement impossible - était de conserver, sous une nouvelle présentation, la substance et le statut des traités actuels tout en rebaptisant « Constitution » le texte obtenu. Un tel aboutissement décevrait les « fédéralistes » s'attendant à ce que l'adoption d'une Constitution marque la naissance d'un véritable État fédéral ; il ne donnerait pas pour autant satisfaction aux « unionistes », favorables à ce que les relations entre les États membres restent officiellement régies par un traité, et encore moins aux « souverainistes » pour qui les traités actuels vont déjà trop loin. On ne répondrait pas aux espoirs, sans apaiser les inquiétudes.

D'autre part et surtout, un débat constitutionnel est par nature abstrait : il ne porte pas sur le contenu des politiques à mener. Une Constitution est un cadre et un instrument. Le débat qu'attendent les citoyens ne concerne-t-il pas plutôt, du moins pour un premier temps, le sens de la construction européenne, les objectifs ultimes qui sont poursuivis à travers elle ? Les questions ne sont pas nouvelles : jusqu'à quel point les Européens sont-ils prêts à s'affirmer ensemble de manière autonome sur la scène internationale ? Comment entendent-ils se situer dans le processus de mondialisation ? Quel degré de solidarité financière sont-ils prêts à consentir entre eux ? Dans quelle mesure sont-ils disposés à faire de la diversité culturelle et linguistique un principe majeur de leur action ? Si un « modèle européen » s'est peu à peu esquissé dans les domaines économique, social, environnemental, voire agricole, une réponse convaincante n'a pas été apportée jusqu'à présent à ces questions plus politiques. Or, n'est-ce pas d'une telle réponse que doivent découler les choix institutionnels ou « constitutionnels » pour l'Union ?

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