6. Réformer le contentieux de la propriété industrielle

Les entreprises françaises se plaignent, sans détour et sans ambiguïté, du système français de jugement des contentieux en brevets. Diverses études, rapports et statistiques, abondamment cités ci-dessus, ont permis de cerner les principaux reproches adressés au système -et non aux magistrats, dont la compétence, voire le dévouement, compte tenu d'une charge de travail écrasante, est reconnue par tous-. La Commission des Affaires économiques souhaite donc, naturellement, répondre à un mécontentement si fortement exprimé.

Mais le problème n'est pas simple. L'organisation juridictionnelle de notre pays, les procédures et ses règles résultent d'une longue histoire dont on ne peut faire table rase, et d'équilibres globaux qui pourraient être remis en cause par une réforme par trop ponctuelle d'un contentieux somme toute marginal numériquement, même si en forte croissance et de grande importance économique.

Ainsi, l'idée, séduisante a priori, de proposer, à court terme, l'introduction de techniciens dans les formations de jugement -soit une sorte « d'échevinage » des juridictions compétentes en brevets- qui présentait l'avantage de « renforcer » techniquement les juridictions et donc de les rendre, en théorie, mieux à même de comprendre les arguments des parties, n'était pas sans poser de problèmes sur les plans :

- des principes : en matière notamment de statut et d'indépendance de tels « juges », mais aussi d'équilibre et d'homogénéité des formations de jugement. Cette proposition rencontre, pour ces raisons, l'hostilité de plusieurs acteurs du système judiciaire ; certains en sont partisans, d'autres la jugent inutile voire impraticable ;

- pratiques : des experts « universels » et au fait des dernières avancées technologiques dans de nombreux domaines ne sont certainement pas faciles à recruter, leur savoir risquant en outre de devenir rapidement obsolète. D'autre part, les litiges en brevets sont traités au sein des tribunaux de grande instance, dont les chambres et les sections, même lorsqu'elles sont spécialisées, couvrent un champ plus vaste que celui des seuls brevets. Instaurer des règles particulières en matière de brevets pose des problèmes d'organisation judiciaire par rapport à la situation actuelle.

En outre, comment expliquer que la procédure de recours à un consultant 84 ( * ) (article L. 615-20), à l'initiative du juge ou des parties, pourtant très large dans sa rédaction, soit si peu utilisée ? Est-ce, comme certains 85 ( * ) le disent, parce qu'elle est insuffisante, ou est-ce au contraire, comme le penseraient plutôt certains magistrats, que l'aspect « technique » des dossiers n'est finalement pas impossible à maîtriser pour des juges rompus à la matière ? Dans ce dernier cas, qu'apporterait l'introduction d'experts dans les formations de jugement ?

Face à ces interrogations persistantes et à l'hostilité de nombre de parties prenantes, la Commission des Affaires économiques a renoncé à proposer, à court terme, un tel changement. Elle propose, en revanche, deux réformes non moins importantes pour améliorer l'efficacité de la protection judiciaire du brevet.

a) Mener à son terme la spécialisation des tribunaux compétents en brevets

La Commission des Affaires économiques estime souhaitable une concentration -déjà largement inscrite dans les faits- des contentieux en brevets au sein du tribunal de grande instance et de la Cour d'Appel de Paris, voire de Paris et Lyon. Peut-être faudrait-il même envisager de spécialiser une section des chambres spécialisées de ces tribunaux en droit de la propriété industrielle, en seul droit des brevets. Cela présenterait l'avantage pratique de pouvoir facilement « renforcer », avec l'augmentation du nombre de litiges, les effectifs de magistrats concernés, voire de faciliter leur gestion de carrière.

La spécialisation est jugée nécessaire, outre par les entreprises, par certains magistrats et avocats. Elle présente en effet l'avantage :

- d'optimiser les moyens alloués par le ministère de la justice à ce contentieux très technique, les juges qui n'ont aujourd'hui à connaître que de quelques cas par an, devant déployer une énergie bien supérieure pour trancher un litige qu'un juge déjà spécialisé ;

- d'isoler les problèmes spécifiquement posés par ce contentieux et de permettre de les résoudre plus facilement : la lutte contre l'allongement de la durée des procédures , par exemple, sera facilitée par la spécialisation : elle passe par un renforcement des moyens humains allouées aux tribunaux concernés ;

- de renforcer la compétence et l'autorité de la juridiction spécialisée ;

- d'harmoniser la jurisprudence, voire de faciliter son adaptation aux besoins du secteur.

Comme le disait une magistrate 86 ( * ) lors d'un colloque : « les brevets, c'est comme la chirurgie : quand on n'en fait pas un certain nombre par an, on n'est plus compétent ou pas suffisamment compétent. Je plaiderai donc pour que notre spécialisation soit complète. Nous sommes déjà spécialisés, mais nous traitons des marques, de la propriété littéraire et artistique et des brevets. Je pense qu'il serait utile, dans cette matière de brevets vraiment très spécialisée, que nous soyons complètement spécialisés (...) de telle sorte [que nous puissions] être formés préalablement, avoir une formation continue, rencontrer les milieux professionnels, faire appel à des experts et connaître le milieu technique. »

Conscient de ces éléments, le législateur a déjà entamé une concentration de ce contentieux sur dix tribunaux, adoptant une position intermédiaire entre l'avantage de la proximité géographique, pour une bonne accessibilité de la justice, et les arguments plaidant pour la spécialisation.

Force est de constater que la proximité géographique n'a guère été plébiscitée par les plaignants. Il semble nécessaire de franchir un pas supplémentaire et de modifier les articles L. 615-17 et R 631-1 du code de la propriété intellectuelle, pour permettre une compétence exclusive des juridictions parisiennes (voire parisiennes et lyonnaises). Cela permettrait de renforcer la « place de Paris » comme pôle incontournable en Europe en la matière -et notamment place ayant vocation à jouer un rôle majeur dans le cadre du contentieux du brevet communautaire-.

* 84 L'article L. 615-20 autorise la juridiction saisie d'une action à désigner soit d'office, soit à la demande d'une des parties, un consultant de son choix pour suivre la procédure dès sa mise en état et assister à l'audience. Le consultant peut être autorisé à poser des questions en chambre de conseil aux parties ou à leurs représentants.

* 85 Le rapport LOMBARD par exemple.

* 86 Mme Elizabeth BELFORT, Présidente de section à la 3 ème chambre du TGI de Paris, au cours du colloque précité sur le contentieux européen des brevets.

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