VI. UNE AMBITION EXCESSIVE POUR LE FRET FERROVIAIRE

Les SMSCT se donnent pour objectif :

• Un doublement d'ici 2010 du fret ferroviaire (soit un passage de 50 GTK à 100 GTK), ce qui nécessite un triplement durant la même période du fret international.

• Un triplement d'ici 2020, soit 150 GTK à cet horizon.

Nul ne conteste le besoin de rééquilibrage intermodal ni la politique volontariste affichée par l'Europe de promouvoir le développement du trafic ferroviaire de fret à longue distance. Les atouts du mode ferroviaire pour la longue distance sont suffisamment importants pour que ce mode de transport prenne une part majeure sur un certain nombre de segments de marché. Après la lente mais continue érosion enregistrée jusqu'en 1993 (cf. figure 6 bis), un renouveau du fret ferroviaire est possible, tiré en particulier par la croissance des échanges intra-européens, par la mondialisation de l'économie qui peut profiter en particulier aux ports français et par la technique du transport combiné.

Figure 6 bis : Evolution passée des tonnes-km sur le réseau ferroviaire français, et progression future suivant le scénario MV

Toutefois, pour être lisible et crédible une politique volontariste qui annonce une rupture aussi rapide et brutale par rapport aux lourdes tendances du passé, doit s'appuyer sur un diagnostic approfondi des forces et des faiblesses, puis une définition aussi précise que possible des voies et moyens pour atteindre par grand segment de marché l'objectif général.

• Quelles sont les causes du recul du fret ferroviaire ?

• Quelles sont les évolutions en volume des segments de marché les plus porteurs pour le ferroviaire ?

• Quelles sont les principales contraintes à lever (techniques, commerciales, sociales, économiques) pour atteindre l'objectif du scénario MV ?

• De combien devra-t-on baisser les coûts de revient de la tonne-km ?

• Avec quels pays les trafics internationaux devraient progresser très fortement ?

Abordons sommairement certaines de ces questions.

La croissance du transport de marchandises est liée aux mutations de l'économie et du système de production dans l'Union Européenne. L'industrie et la distribution sont passées d'une « économie de stock » à « une économie de flux » qui a permis une baisse radicale des coûts de stockage, et partant des coûts de production. La dématérialisation de l'économie a tendance à réduire la croissance des trafics de pondéreux. Les industries légères se dispersent sur les territoires et gèrent de plus en plus leur flux suivant le principe du « juste à temps ». Simultanément à l'expansion de ces segments de marché les plus porteurs, le fret ferroviaire aura aussi à gérer la décroissance de certains de ces flux traditionnels (produits agro-alimentaires, chimie de base, minerais,...).

Le SES qui a analysé ces phénomènes considère que le recul des parts modales du ferroviaire depuis 1971 est liée à deux éléments majeurs :

• Les mutations de l'appareil productif et le recul des transports de produits pondéreux 70 ( * ) : cet effet de structure entre pour un quart dans les pertes de part de marché du ferroviaire.

• Un effet de compétitivité correspondant aux autres facteurs d'évolution du partage modal, et notamment les prix et la qualité du service : cet effet de compétitivité explique les trois quarts des évolutions.

Ce dernier effet intervient davantage quand l'environnement économique est favorable, les périodes de croissance favorisant la route, mode le plus dynamique ; le partage modal se déforme ainsi plus pendant les périodes de croissance (par exemple 1975 - 1980 puis 1985 - 1992) que pendant les périodes de stagnation du potentiel transportable (par exemple, entre 1980 et 1985).

Phénomène plus difficilement quantifiable, le développement des flux tendus, la réduction des stocks et l'intégration de plus en plus poussée des transports dans la production ont également pesé sur l'évolution des trafics et du partage modal favorisant le fractionnement des envois et la progression du mode routier, considéré comme le plus souple et plus réactif aux demandes des chargeurs.

Si la répartition entre les modes de transport est assez différente dans les principaux pays de l'Union européenne, les évolutions sont relativement proches et, surtout, le sens de ces évolutions est le même partout.

La part relative du rail a été divisée par deux au Royaume-Uni, en Espagne et en Italie ; elle a reculé de plus d'un tiers en Allemagne, en France et en Belgique.

Les transports à longue distance sont le domaine de prédilection du ferroviaire. Mais contrairement à l'Amérique du Nord, les acheminements sont courts la plupart du temps, même si les longueurs ont tendance à s'allonger comme le rappelle le tableau ci-après :

Distances moyennes de transport tous modes en France, en km

1974

1982

1990

1995

Trafic national

70

80

80

100

Trafic international

240

250

275

275

Trafic total

80

98

100

120

Source : SES

Par mode les distances moyennes d'acheminement montrent bien la segmentation entre la route et le rail (cf. tableau suivant). Il est toutefois symptomatique de voir que la longueur moyenne des acheminements en transport combiné (631 km) n'est que très légèrement supérieur à son seuil de pertinence traditionnellement estimé à 500 km. Ceci prouve bien qu'il est impératif de s'appuyer sur l'international pour conquérir de nouveaux trafics.

Distances moyennes de transport par mode, en km

1980

1990

1998

Routier pour compte d'autrui

114

120

131

Routier pour compte propre

43

39

42

Ferroviaire hors transit

305

345

366

Ferroviaire transit

605

606

664

Ferroviaire trains entiers

238

299

314

Ferroviaire transport combiné

600

598

631

Ferroviaire wagons isolés

389

401

433

Navigation intérieure

132

115

122

Source : SES, d'après URF

L'interopérabilité transfrontalière est certainement un frein majeur au développement du fret international. La différence d'écartement des voies avec l'Espagne est l'exemple le plus connu 71 ( * ) . Mais les incompatibilités techniques des systèmes ferroviaires européens sont légions : existence de cinq systèmes électriques différents, de seize systèmes de signalisation électronique, de systèmes informatiques ferroviaires non interconnectés qui obligent à des échanges « papier » d'informations aux frontières.

L'Association Européenne pour l'Interopérabilité Ferroviaire (AIEF) a été créée pour mettre en oeuvre l'interopérabilité du système ferroviaire à grande vitesse. Toutefois, l'interopérabilité ferroviaire conventionnelle progressera plus lentement compte tenu des charges financières qu'elle générera. A ce propos, la Commission Européenne considère qu'accélérer le remplacement des équipements existants « imposerait, en règle générale, une charge financière importante sur les entreprises ferroviaires et les gestionnaires de l'infrastructure et grèverait les finances publiques des Etats membres sans générer les bénéfices correspondants. »

A ces difficultés d'ordre technique, il faut aussi ajouter des défauts de coordination entre les opérateurs de chaque côté d'une frontière. Ainsi, certains trains de marchandises attendent aussi longtemps à la frontière franco-allemande qu'à la frontière franco-espagnole, où il faut changer l'écartement des essieux. La vitesse moyenne sur les parcours Allemagne - Espagne ne dépasse pas 30 km/h. De plus, les clients n'ont pas, en cas de retard, une information précise sur l'ampleur de celui-ci, ni sur la situation exacte du train. On notera toutefois que les projets de repérage des locomotives par GPS vont permettre d'améliorer cette situation.

En conséquence, quels sont les progrès envisageables à l'horizon 2010 et quels sont les gains et les avantages que l'on peut en attendre ?

La saturation dès à présent de nombreuses lignes et noeuds ferroviaires , comme le rappelle la figure 7 de l'UIC, limitera nécessairement la croissance du fret ferroviaire d'ici 2010. Ainsi, les trafics avec l'Italie ne pourront au mieux que doubler (passage de 10 à 20 millions de tonnes), et certainement dans des conditions de qualité de service assez dégradées.

Ces saturations s'amplifieront bien entendu avec la croissance des trafics, voyageurs et marchandises. La situation en 2010 sera probablement pire qu'actuellement car très peu d'aménagements lourds auront pu être achevés à cette date. C'est seulement durant la période 2010 - 2020 que des améliorations majeures de capacité rendront les contraintes d'offres moindres (LGV « Tours - Bordeaux », LGV « Nîmes - Montpellier - Narbonne », « Lyon - Turin », contournements de Turin et Milan, ....).

Les figures 7 à 10 montrent que les situations dans les pays voisins ne sont pas meilleures.

Figure 7 : Déficits actuels de capacité sur le réseau de base du fret ferroviaire : France et régions limitrophes

La qualité de service reste bien sûr un des éléments-clefs de la reconquête de parts de marché sur la route. A cet égard, comme chacun le sait, les reproches des chargeurs à la SNCF sont nombreux. Ils s'articulent autour de quatre thèmes :

• La fiabilité et le respect des délais

• La sécurité de la marchandise

• Les délais d'acheminement

• La réactivité

L'accord 95/20 (20 % de remise de caisses mobiles en plus pour 95 % de ponctualité des trains) qui a bientôt un an montre la voie vers laquelle il faut aller. Malheureusement, les résultats sont encore peu probants. La Fédération Nationale des Transporteurs Routiers vient de réaliser très récemment une enquête à ce sujet (réponses de 300 entreprises  :

• Majoritairement ces entreprises manifestent un intérêt marqué pour le multimodal. Une sur cinq l'utilise.

• Les principaux freins qui limitent l'usage du combiné sont :

§ Le défaut de ponctualité des trains (40 % 72 ( * ) )

§ La longueur excessive des délais de mise à disposition des caisses mobiles (40 %)

§ Les tarifs trop chers (30 %)

§ L'insuffisance de fréquence des trains (30 %)

§ L'organisation terminale défectueuse (20 %)

• Une ponctualité sans faille des opérateurs ferroviaires 73 ( * ) , à l'instar des TGV, et la mise en place de délais garantis sont les deux principales demandes des transporteurs.

Quels niveaux d'amélioration des qualités de service sont présupposés dans le scénario MV ?

L'actualité récente montre aussi combien les grèves peuvent être dévastatrices vis-à-vis de tous les efforts déployés par la Direction du Fret pour gagner cette bataille de la qualité du service rendu : le jeudi 29 mars, 500 trains de marchandises ont été « calés » (sur 1300 trains de marchandises circulant un jour normal) et dès vendredi la SNCF décidait de suspendre tout le trafic fret jusqu'au mercredi 4 avril. Au bout de 10 jours de graves perturbations, les pertes financières pour les industriels qui sont trop dépendants du ferroviaire commencent à être particulièrement lourdes. Certains d'entre eux réviseront leur répartition d'acheminement rail/route.

Dans Le Monde du 8 février 2001, le Président de la SNCF indiquait que « la tendance reste (ces dernières années) à la diminution du nombre de conflits. Ceux-ci sont de plus en plus locaux, liés en particulier aux agressions contre les agents ». Le mois suivant ne lui donnera malheureusement pas raison, et la figure 11 ci-après rappelle que ce qui est à remarquer dans ces statistiques annuelles, c'est bien la permanence année après année de mouvements sociaux qui pénalisent particulièrement les chargeurs.

Figure 8 : Nombre de journées de grève à la SNCF par année 74 ( * )

Source : SNCF

Assurément, cette situation contraste avec les deux modes concurrents, la route et la voie d'eau, qui d'ailleurs bénéficient de progressions plus fortes de trafics.

Que propose le scénario MV pour réduire ces situations de blocage complet du transport de marchandises ferroviaires qui, si elles perdurent, empêcheront à elles seules les croissances fortes espérées ?

A la question du Sénateur Oudin sur les modalités du basculement du fret routier vers le ferroviaire et sur les conséquences financières, le Ministère de l'Equipement répond en évoquant des croissances très fortes du fret à longue distance (plus de 500 km) et conclut rapidement en indiquant que « les études ne sont pas suffisamment avancées pour répondre à la question posée ».

Là réside bien la faille majeure de ce scénario MV qui, pour le fret ferroviaire du fait de l'ambition considérable affichée, aurait nécessité une réflexion approfondie qui pour le moins aurait dû se faire par grandes catégories de flux et par corridor, et qui aurait dû évaluer l'ampleur des progrès possibles et nécessaires, à 10 ans et à 20 ans, pour reconquérir les parts de marché perdues.

Le « paquet infrastructure » de décembre 1999 ouvre des perspectives intéressantes pour le fret international. Le Livre Blanc va prôner un scénario volontariste qui viserait à maintenir en 2010 les parts modales de 1998. Ce qui pour la France conduirait à une croissance du fret ferroviaire d'environ 33 %. Cela paraît déjà une belle ambition et un beau challenge pour les opérateurs ferroviaires 75 ( * ) . Cela rend les objectifs du scénario MV encore plus contestables.

* 70 A noter que dans l'avenir certains trafics de pondéreux pourraient croître. C'est le cas en particulier du charbon, nécessaire à la sidérurgie de Lorraine, qui devra être totalement importé d'outre mer (à raison de 4 millions de tonnes par an) lorsque les mines françaises seront définitivement fermées (horizon 2005). Tout dépendra alors du port de débarquement: Dunkerque favorisera le transport ferroviaire tandis que Rotterdam conduira à un transport par voie d'eau.

* 71 Notons qu'il commence à être levé avec la LGV mixte entre Perpignan et la région de Barcelone.

* 72 Nombre de sondés ayant indiqué ce frein, sachant que plusieurs réponses étaient possibles.

* 73 Contrairement à une idée parfois répandue, la ponctualité du « tout routier » est excellente et de l'ordre de 98 % d'après la FNTR.

* 74 L'échelle de la figure est liée à l'année 1995 où les grèves SNCF ont représenté à elles seules 40 % des journées de grève dans l'ensemble du pays. Les volumes des autres années (40 000 à 200 000 journées perdues) pour cause de grève restent importants.

* 75 Si une telle inversion de tendance réussit, c'est que les conditions d'un changement durable, qui nécessairement prendront du temps, aurait été acquises. Un objectif de reconquête de part modale durant la période 2010-2020 pourra alors être raisonnablement ambitionné ; ce qui pourrait se traduire par un objectif encore très volontariste de 100 GTK.... En 2020.

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