30. Audition de Monsieur Paul-Henri Bourrelier, ancien membre du Commissariat général au Plan, auteur du rapport « La prévention des risques naturels (28 juin 2001)

M. le Président - Nous recevons M. Paul-Henri Bourrelier, auteur d'un rapport sur la prévention des risques naturels.

Le Président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Paul-Henri Bourrelier

M. Paul-Henri Bourrelier - Je suis ingénieur des Mines. J'appartiens donc à un corps qui s'occupe davantage de risques technologiques que de risques naturels. J'ai cependant été directeur général du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) pendant dix ans, et étant revenu à la fin de ma carrière au Conseil général des Mines, j'ai été chargé par le Gouvernement de faire une évaluation de la politique publique de prévention des risques naturels. La procédure d'évaluation d'une politique publique est une procédure centralisée : le Gouvernement, dans le cadre d'un Comité interministériel, décide des sujets donnant lieu à évaluation. Cette instance, composée d'experts, d'élus et de représentants des diverses administrations en faisant partie, a remis son rapport en 1998.

J'ai pris ma retraite il y a trois ans de cela, et l'année dernière j'ai publié un livre, en collaboration d'ailleurs avec pratiquement les mêmes rapporteurs, s'intitulant « Les catastrophes naturelles : le grand cafouillage ». Depuis, j'ai constitué, également avec le concours d'anciens rapporteurs, et sous la présidence de parlementaires (le député Yves Dauge en est le Président, et le député Christian Kert le vice-président), une association pour la prévention des catastrophes naturelles.

Dans le cas de la Somme, à l'instar du médecin qui n'a pas vu le malade, je ne vous apporterai rien d'aussi pertinent que les experts qui ont enquêté sur les lieux.

Quelles ont été les constations de notre évaluation, qui a duré quatre années et mobilisé plus d'une centaine d'experts et membres de la société civile ? 1982 a vu l'adoption de la loi sur l'indemnisation des catastrophes naturelles ; 1987 celle sur la sécurité civile. Le système, très étatique, déresponsabilisait la société et ne faisait pas participer les entreprises et les élus locaux. Sur l'action propre de l'Etat, nous avons constaté un certain nombre de faiblesses et d'insuffisances, et formulé des recommandations.

L'absence de participation est un trait spécifique à notre culture. Aux Etats-Unis, en Angleterre, en Allemagne, la prise en charge des risques est tout autre. Le système d'indemnisation des catastrophes naturelles a aggravé cette situation, dans la mesure où il a établi un système hybride, produit d'un compromis entre l'Assemblée nationale et le Sénat -ce dernier était opposé à la proposition très étatique que faisait la première-, partageant les rôles entre l'Etat et les assureurs. Ce système a certainement été utile. Mais, comme tout système d'économie mixte, il a dérivé. Les assureurs ont considéré qu'il revenait à l'Etat de prendre en charge l'intégralité de la prévention, et ont agi en simples exécuteurs, percevant l'équivalent d'une surtaxe, la gérant et reversant des indemnités sans se préoccuper de prévention. L'Etat fixant les taux, décidant seul de la déclaration de catastrophe naturelle est certes tout puissant, mais prisonnier de sa rigidité. En effet, il ne peut que refuser ou accepter de déclarer l'état de catastrophe naturelle, et modifier les taux de primes et de franchises, ce qu'il a d'ailleurs fait récemment. Mais ce système global, rigide, ne permet pas une liaison avec une politique de prévention. Or, la loi que vous avez votée en 1982 prévoyait explicitement un lien étroit entre la prévention et la réparation, qui a cependant été totalement ignoré. Nous avons conclu sur la nécessité de modifier ce système pour le rendre souple, lui permettre de mieux gérer la prévention, de réparer de façon intelligente et de constituer un retour d'expérience.

Sur le dispositif de connaissances, nous avons constaté un grand nombre de points faibles, qui avaient toujours pour origine le fait que l'Etat voulait se charger de tout, sans en avoir les moyens. Par exemple, à l'époque, l'Etat avait pour intention de faire des Plans de prévention des risques naturels prévisibles (PPR) dans le détail, déterminant quelles parcelles étaient constructibles et quelles parcelles ne l'étaient pas, ce qui était totalement aberrant selon les propos mêmes de M. Haroun Tazieff, d'autant qu'une loi de décentralisation avait été votée. Nous avons donc demandé un changement radical de conception, c'est-à-dire que l'Etat se concentre sur son rôle de délimitation du risque en général, en faisant par exemple un PPR à une échelle du 1/25.000ème, de façon à laisser aux communes l'interprétation de détail, l'application et le débat local. Parmi les critiques que nous avions formulées, nous avions insisté très clairement sur le fait que le système d'expertise en matière de surveillance des phénomènes météorologiques et de leurs suites, n'était pas cohérent. En effet, pour la surveillance hydraulique, la compétence est fragmentée entre plusieurs experts. Nous avons souligné que l'alerte devait être reconçue, le système actuel étant complètement obsolète, dans la mesure où, s'il existe des instruments de surveillance hautement performants, la transmission de l'alerte laisse fortement à désirer. A l'heure des nouvelles technologies, le système de transmission de l'information au maire par un gendarme à motocyclette apparaît comme totalement absurde. Tous les retours d'expérience auxquels nous avons procédé en matière d'alerte rapide montrent que la population est informée par des voies bien plus rapides que celle passant par le préfet datant du système napoléonien.

Les lois de 1982 et 1987 s'appuient sur une notion d'équité ; tout citoyen a droit à une sorte d'équivalence d'information. A l'époque, 300 PPR avaient été faits. Or environ 10.000 communes présentent un risque assez fort, attesté par le fait qu'elles ont été déclarées plusieurs fois en état de catastrophe naturelle. Il s'agissait donc de les couvrir toutes par des PPR, en prenant soin de leur laisser une part d'autonomie, et non de se concentrer sur 300 communes, en les couvrant par des PPR pénalisants, extrêmement détaillés, qui dépossédaient les maires de leur pouvoir. L'équité renvoyait donc à la couverture générale du territoire, le rôle de l'Etat étant de dire le risque et d'offrir des instruments scientifiques, en considérant les communes comme des relais.

J'ai réagi assez vivement il y a un an de cela, en constatant que, si un certain nombre de dispositions avaient été prises, bien des points étaient restés en l'état, et que le système restait donc incohérent. Mon livre, qui est en premier lieu un résumé du rapport d'évaluation, auquel s'ajoutent notamment un rapport du député Yves Dauge et une allocution de Mme Dominique Voynet, présente deux axes majeurs. Le premier est celui de la surveillance et de l'alerte. Lors des crues de l'Aude, en novembre 1999, et de la tempête en décembre de la même année, notre système d'alerte a été quasiment nul. Or, l'alerte suppose d'une part une surveillance appropriée, d'autre part une transmission dans le cas de l'avènement d'un danger. Le système de prévention relatif aux cyclones de la Réunion ou des Antilles, par sa hiérarchisation de la menace, est par exemple très efficace. L'alerte de la population n'est efficace que si le danger se révèle être réel. Il s'agit d'éviter les « fausses » alertes. En décembre 1999, par exemple, les maires des 10.000 communes considérées comme à risque avaient déjà reçu vingt-et-un messages RAM de Météo France avant celui annonçant la tempête, qu'ils ne prirent donc pas en compte.

En amont de l'alerte, la surveillance d'un bassin de risque suppose une coopération entre les divers organismes compétents pour les eaux souterraines, les eaux de surface, les sols, la météorologie. Or les progrès dans ce domaine depuis 1998 sont insignifiants ; l'intégration n'existe pas. Comme il était souligné dans le rapport, le système hydraulique est morcelé et le système de surveillance est incorrectement géré.

Au regard de la spécialisation scientifique des différents organes de surveillance (Météo France, le BRGM, etc.), je ne pense pas que le système puisse beaucoup changer à l'échelle nationale. Le principal progrès serait la définition de la mission de service public qui incombe à chacun de ces organes. Ceci étant, c'est à l'échelle des bassins de risques qu'il s'agit de constituer des équipes polyvalentes, travaillant de façon conjointe. En outre, la population locale a la mémoire des événements passés.

Cette question d'échelle est extrêmement importante. En effet, les risques dont nous sommes menacés évoluent à des échelles très diverses. Le changement climatique, naturel mais peut-être influencé par l'action de l'homme, se fait à l'échelle du siècle ou de la décennie. Il existe des échelles de temps plus restreintes ; les inondations, par exemple, déterminées par le volume des précipitations, mais aussi par l'état de saturation du sol, relèvent d'une échelle saisonnière ; le phénomène de la crue, d'une échelle de quelques jours en plaine - une crue de la Seine à Paris se prévoit à dix centimètres près au moins quatre jours à l'avance. Enfin, les crues éclair, en montagne, relèvent d'une échelle de temps horaire. Les dispositifs de vigilance doivent être adaptés en conséquence. Or les différents organismes disposent de la compétence nécessaire à cet effet ; il nous reste à mettre en place une couverture nationale de surveillance et de vigilance.

Je maintiens totalement les critiques formulées dans mon rapport : notre système d'annonce des crues est totalement caduc, l'appellation de crue désignant d'ailleurs un ensemble de phénomènes forts différenciés. En outre, le système de surveillance des crues est juridiquement extrêmement bizarre, l'Etat étant désigné comme l'acteur unique de cette surveillance mais ne se voyant attribuer aucune obligation. Enfin, nous avons constaté que des zones importantes ne sont pas couvertes par un système d'annonce des crues.

Par la télédétection, par des instruments de modélisation géographique tout à fait au point (SIG...), les zones de risques peuvent parfaitement être déterminées. Il y aura toujours des aléas, mais il est possible d'avoir une idée de leur imminence ou de leur aggravation, et d'établir un système de vigilance approprié.

La planète Terre est un système très instable, qui connaît des sauts brutaux, et qui doit être surveillé, compris. Tout indique que nous sommes entrés dans une période relativement instable - quelles qu'en soient les causes. Il s'agit donc d'être vigilants, non seulement sur les phénomènes isolés, mais aussi sur leur combinaison.

Je crois qu'au niveau des inondations, de nombreuses actions peuvent être menées. A la faveur des réparations après inondation, il est en effet possible d'utiliser des matériaux résistant à l'humidité, de surélever les prises de courant, de prévoir les règles d'évacuation, etc. Ces mesures, qui permettraient de réduire les dommages de façon très importante, devraient être l'objet d'incitations, par exemple par le biais d'indemnisations supérieures. De même, des incitations financières seraient bien plus efficaces que des mesures d'expropriation pour déplacer les populations se trouvant sur des zones à risques.

Le constat que je viens de vous exposer est aussi celui de l'Office parlementaire, qui a rendu un excellent rapport, sous la signature de M. Christian Kert ; il rejoint également les conclusions de la commission d'enquête sur les inondations de l'Assemblée nationale de 1994 ; et est conforme à toutes les comparaisons internationales faites dans le cadre de la Décennie de la prévention qui s'est achevée l'an dernier.

M. le Président - Des changements sont en cours. En ce qui concerne l'indemnisation, par exemple, des arrêtés ont modifié les franchises et les taux. Ces mesures vont-elles dans le bon sens ?

M. Paul-Henri Bourrelier - Oui, mais le temps presse.

M. le Président - Par ailleurs, les financements ont été augmentés. La prévention des risques fait davantage l'objet de l'attention générale. Il existe une demande pour une accélération de l'élaboration des PPR. Au niveau des quelques PPR qui ont été publiés, avez-vous des erreurs à dénoncer ?

M. Paul-Henri Bourrelier - Non. Mais le problème principal est l'urgence : nous devons couvrir l'ensemble des zones à risque le plus rapidement possible, au besoin avec une échelle un peu lâche, quitte à la corriger par la suite. Tant que la moitié ou les trois quarts des communes ne sont pas couvertes, nous sommes au milieu du gué. Il s'agit d'accélérer le processus, et d'utiliser l'ensemble de l'information disponible.

En matière d'alerte, nous devons constater que les moyens ont évolué. La population, aujourd'hui, a un niveau de connaissance bien plus élevé qu'auparavant, et dispose d'outils nouveaux (Internet) ; il est logique que sa frustration par rapport au système s'accroisse. Je fais aussi partie du Comité de la prévention et de la précaution, qui s'occupe de la santé. J'ai un débat presque permanent avec un certain nombre de médecins qui affirment que la santé n'a jamais été aussi bonne en France qu'aujourd'hui. Ceci n'empêche pas des phénomènes de panique. Le problème de la sécurité doit, en fait, être appréhendé compte tenu de l'attente des populations.

M. le Président - De même, la sécurité alimentaire n'a jamais été aussi bonne. Or, nous constatons, dans ce domaine également, des phénomènes de panique de grande ampleur.

M. Paul-Henri Bourrelier - En effet, il s'agit de faire comprendre très rapidement aux gens les capacités des systèmes, mais aussi leurs limites, et de les impliquer. La sécurité ne peut être absolue. Les gens perçoivent ce qu'est un risque ; il reste à leur donner un système cohérent, par rapport auquel ils puissent prendre leurs responsabilités. Je ne crois pas qu'il faille interdire la construction des maisons près des rivières ; sinon, il serait logique d'interdire également la construction en montagne, sur le littoral, dans les départements d'outre-mer, etc. Les avertissements doivent être clairs, les signaux nets. Il s'agit effectivement de ne plus construire là où le risque est vraiment fort. Mais il faut aussi laisser les gens assumer leurs responsabilités de façon intelligente.

M. le Président - Sur les systèmes d'alerte décentralisés, je pense qu'il nous faudra réfléchir aux moyens d'alerter les populations, y compris dans le cas d'interruptions de courant électrique. J'avais participé, avant le bug annoncé, à deux séances organisées par EDF ; il avait été préconisé, dans quelques grandes villes, la mise à disposition de véhicules équipés de hauts parleurs, qui permettaient d'alerter la population en cas de coupures de téléphone et de courant.

M. Paul-Henri Bourrelier - Les crues de la Loire du siècle dernier faisaient à chaque fois des centaines de morts. Nous n'en sommes plus là, mais il faut en effet faire très attention aux vulnérabilités nouvelles.

M. le Président - Les moyens existent, encore faut-il les mettre en concordance.

M. Paul-Henri Bourrelier - L'intercommunalité est également un point important. Des grandes villes comme Marseille, Nîmes ou Avignon ont quasiment leur propre service météo, et peuvent informer des communes voisines. Mais des questions de responsabilités les incitent à la prudence quant à la diffusion de l'information. Il s'agit donc de repenser ces systèmes, à mon avis sous l'égide des conseils généraux, voire des conseils régionaux. Il est d'ailleurs à remarquer que les systèmes d'information n'ont qu'un faible coût par rapport à celui d'ouvrages en durs (barrages..).

M. Jean-François Picheral - Il nous faut vraiment créer un système d'alerte dans la Somme, et en faire un exemple.

M. Paul-Henri Bourrelier - J'ajouterai qu'en matière de sécurité, il me semble que c'est le ministère de l'Intérieur qui peut être le garant d'une coordination générale. Le préfet, quant à lui, a plus que jamais un rôle d'animation, et de coordination également. Le ministère de l'Aménagement du territoire et de l'Environnement est habilité et pertinent lorsqu'il s'agit de l'aménagement général du territoire, c'est-à-dire de l'aménagement des bassins et de la loi sur l'eau.

M. Jean-François Picheral - Il me semble que le ministère de l'Environnement est un charmant ministère, mais qui est encore dans son adolescence. Le ministère de l'Intérieur est l'un des plus anciens, et emploie de très hauts fonctionnaires qui disposent d'un savoir plus important. Il est normal que le ministère de l'Environnement participe au système de surveillance et d'alerte, mais lui en laisser la responsabilité entraînerait à mon avis une perte de temps.

M. le Président - Dans certaines régions, les DIREN en sont encore à leurs balbutiements.

M. Paul-Henri Bourrelier - Je suis allé à de très nombreuses reprises aux services centraux de la Sécurité civile. Il s'agit d'un petit poste du ministère de l'Intérieur, qui dispose de très peu de moyens au niveau central. Il s'agirait d'instituer réellement une direction de la Sécurité, qui dispose d'outils modernes et fonctionne conjointement avec la Santé - de fait, le ministère de la Santé dispose d'un certain nombre de moyens, mais il doit s'appuyer sur les préfets.

M. Jean-François Picheral - La Sécurité civile est constituée pour une grande partie par des militaires. Nous avons eu à nous féliciter, dans la Somme, de la qualité technique de l'apport de l'armée. D'une manière générale, il s'agirait de donner davantage de pouvoirs à M. Michel Sappin, directeur de la défense et de la sécurité civiles.

M. Paul-Henri Bourrelier - Je partage votre sentiment sur ce point.

M. le Président - Monsieur Bourrelier, je pense que nous avons bien compris l'orientation de vos travaux, et nous en tirerons profit.

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