B. COMPTE RENDU SOMMAIRE DU DÉBAT

M. Maurice Blin :

La culture a été choisie pour ouvrir la réflexion de la délégation sur le thème de la délimitation des compétences entre l'Union européenne et les Etats membres, qui est l'un des quatre sujets mentionnés dans la déclaration sur l'avenir de l'Union annexée au traité de Nice. Ce choix résulte de bonnes et de moins bonnes raisons.

Certes, il y a peu de domaines à l'image de la culture où la compétence des Etats paraît aussi incontestable. Mais, la culture a été également reconnue, tardivement et avec de fortes réserves des Etats membres, comme une compétence communautaire. C'est le traité de Maastricht qui a - pour la première fois - inséré un article relatif à la culture dans le traité instituant la Communauté européenne.

Cependant, cette reconnaissance a été placée sous le signe de la contradiction. Il ressort, en effet, du traité, que « l'épanouissement des cultures des Etats membres » constitue la priorité de l'action communautaire, qui doit, pour cela, respecter « leur diversité nationale et régionale ». Le deuxième but assigné à l'Union, la mise en évidence de « l'héritage culturel commun » , est, quant à lui, un objectif second.

En réalité, l'action culturelle de la Communauté oscille en permanence depuis Maastricht entre les deux objectifs contradictoires que sont, d'une part, « l'épanouissement de la culture des Etats membres », et, d'autre part, l'affirmation d'une singularité européenne face au reste du monde, c'est-à-dire la mise en valeur par l'Europe d'une culture qui lui est propre face à la diffusion de la culture de masse d'origine nord-américaine.

Ainsi, si on prend l'exemple des programmes de financement consacrés à la culture par l'Union, ceux-ci ne représentent qu'environ 0,5 % du budget total de l'Union européenne. Et, sur ce faible pourcentage, les trois quarts sont issus des fonds structurels, dont la dimension européenne est parfois contestable, puisqu'ils ont une finalité régionale ou nationale. Le reste est consacré à des programmes, tels que Culture 2000 ou Media Plus, dont j'ai décrit les imperfections dans mon rapport sur l'Europe et la culture.

L'ambiguïté des objectifs assignés par le traité à l'action culturelle de la Communauté résulte des fortes réticences des Etats membres à l'égard d'une « politique culturelle européenne » qui s'expliquent par les grandes différences entre les Etats membres dans l'approche de la culture. Ainsi, pour simplifier, on peut distinguer les Etats où la culture est une affaire strictement privée, comme le Royaume-Uni, les Etats où elle est le propre des régions, à l'image de l'Allemagne, et les Etats où la culture a toujours entretenu des liens étroits avec le politique et l'Etat, comme la France.

Les réticences des Etats membres se manifestent dans la procédure de décision retenue pour l'adoption d'actions culturelles. Cette procédure est la plus lourde possible puisqu'elle nécessite, à la fois, un accord complet entre le Conseil et le Parlement et l'unanimité au sein du Conseil.

Dès lors, déterminer « comment établir une délimitation plus précise des compétences entre l'Union et les Etats membres qui soit conforme au principe de subsidiarité », comme nous y invite la déclaration sur l'avenir de l'Union annexée au traité de Nice, conduit à partir de la « plus-value » que pourrait apporter l'Union européenne en matière culturelle.

Pour ce faire, je m'appuierai sur la distinction établie par le sociologue canadien McLuhan entre le message et le médium, c'est-à-dire entre le contenu et le contenant. Etant donné que l'Europe dispose déjà d'un important contenu culturel, et que la création est une affaire strictement privée, je pense que l'Europe devait principalement agir sur le contenant.

Ainsi, l'Union européenne devrait, avant toute chose, favoriser les échanges, les rencontres et les croisements des différentes cultures , car elles s'ignorent encore souvent. Cela passe par un soutien accru en matière de traduction, mais aussi par l'adoption de certaines normes communes, par exemple des normes techniques communes pour la numérisation des archives et des bibliothèques dont les réalisations sont très différentes selon les Etats. En revanche, on ne voit pas pourquoi, au nom de la libre concurrence, la Communauté devrait imposer aux Etats membres de renoncer au prix unique du livre ou menacer les aides nationales aux télévisions publiques.

L'Europe a aussi le devoir de contribuer à la prise de conscience par les citoyens européens de leur identité culturelle commune. Le patrimoine culturel européen est aujourd'hui insuffisamment mis en valeur car l'Europe est submergée par une culture de masse où les aspects techniques comptent plus que le contenu, à l'image des effets spéciaux dans le cinéma. Certes, il existe déjà des prix européens, à l'image du prix européen du cinéma, mais qui en connaît l'existence ? Il conviendrait donc d'encourager la promotion des oeuvres qui honorent la création européenne par des actions effectivement prestigieuses ou par des manifestations de sensibilisation. On pourrait imaginer, ainsi, de mettre en valeur certains héros de la littérature européenne, tels qu'Achille, Faust, Don Juan ou Don Quichotte. Une culture ne se décrit, en effet, qu'à travers de forts symboles. Ainsi, si l'Europe veut devenir le continent de la tolérance, elle doit valoriser le dialogue entre Erasme et Luther. La relation entre l'homme et la technique est parfaitement illustrée par le mythe de Faust. De même, le sport est, depuis la Grèce antique, et, reconnaissons-le, grâce aux Britanniques, une composante de la culture européenne. Il ne faut pas non plus négliger l'apport de la culture russe, avec en particulier Tolstoï et Dostoïevski. Qui pourrait réfléchir sur la guerre sans avoir lu « Guerre et paix » de Tolstoï ? Les grands auteurs de la culture européenne sont tous issus, en réalité, d'un « métissage culturel ». Je n'aime pas beaucoup ce mot utilisé par Michel Serres, car il a parfois une connotation péjorative, mais il rend bien compte des croisements entre les différentes cultures. Montaigne ne se comprend pas sans Epicure et le stoïcisme. Racine, sans les tragédies grecques. La culture allemande est typiquement issue de croisements culturels, à l'image de Leibnitz, Goethe, Nietzsche, Marx ou Freud. Il faudrait donc une sorte de « galerie de portraits » de grandes figures de la culture européenne.

Enfin, l'Europe pourrait mieux préparer les jeunes générations aux métiers culturels . Il existe aux Etats-Unis de nombreuses écoles qui forment aux métiers culturels, alors que, dans ce domaine, l'amateurisme prévaut encore en Europe.

En revanche, les autres actions pourraient être menées , dans un cadre intergouvernemental, par les Etats volontaires pour y participer, à l'image de la chaîne de télévision franco-allemande Arte. Il s'agit là, en réalité, d'une sorte de coopération renforcée, qui pourrait notamment se développer entre les pays latins. La fusion entre le groupe français Vivendi et le canadien Seagram, propriétaire d'Universal - c'est-à-dire entre le contenu culturel européen et le contenant nord-américain - montre que l'avenir de la culture en Europe ne relève pas seulement de la politique conduite par les Etats ou inspirée par la Commission. Elle dépend aussi de deux facteurs : le dynamisme et l'inventivité des créateurs, l'attitude qu'adopteront les grands groupes européens de communication.

Compte tenu de ces éléments, je vous propose de modifier l'article 151 du traité relatif à la culture de la façon suivante :

Traité instituant la Communauté européenne

Article 151

TEXTE ACTUEL

NOUVELLE REDACTION

1. La Communauté contribue à l'épanouissement des cultures des Etats membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l'héritage culturel commun.

1.  La Communauté contribue, dans le respect du principe de subsidiarité, à l'amélioration de la connaissance et de la diffusion de la culture et de l'histoire des peuples européens, qui sont les composantes du patrimoine et de l'héritage culturels européens. A cette fin, elle encourage la coopération entre Etats membres et, si nécessaire, elle appuie et complète leur action .

2. L'action de la Communauté vise à encourager la coopération entre Etats membres et, si nécessaire, à appuyer et compléter leur action dans les domaines suivants :

- l'amélioration de la connaissance et de la diffusion de la culture et de l'histoire des peules européens,

- la conservation et la sauvegarde du patrimoine culturel d'importance européenne,

- les échanges culturels non commerciaux,

- la création artistique et littéraire, y compris dans le secteur de l'audiovisuel.

Supprimé

3. La Communauté et les Etats membres favorisent la coopération avec les pays tiers et les organisations internationales compétentes dans le domaine de la culture, et en particulier avec le Conseil de l'Europe.

Alinéa sans modification

4. La Communauté tient compte des aspects culturels dans son action au titre d'autres dispositions du présent traité, afin notamment de respecter et de promouvoir la diversité de ses cultures.

3. La Communauté tient compte des aspects culturels dans son action au titre d'autres dispositions du présent traité. A cet effet, il peut être dérogé aux dispositions des articles 81 à 89 du traité.

5. Pour contribuer à la réalisation des objectifs visés au présent article, le Conseil adopte :

- statuant conformément à la procédure visée à l'article 251 et après consultation du Comité des régions, des actions d'encouragement, à l'exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des Etats membres. Le Conseil statue à l'unanimité tout au long de la procédure visée à l'article 251 ;

Alinéa sans modification

- statuant à l'unanimité sur proposition de la Commission, des recommandations.

M. Jean-Paul Émin :

Pensez-vous que l'existence de plusieurs langues au sein de l'Union constitue un obstacle à une véritable politique culturelle européenne ?

Par ailleurs, la lourdeur des mécanismes de prise de décision en matière culturelle ne joue-t-elle pas un rôle dans le non-respect de la répartition des compétences entre l'Union et les Etats membres ?

M. Maurice Blin :

Votre question sur le problème des langues relève plus, me semble-t-il, du thème de l'éducation, qui fera l'objet de nos prochains travaux sur la délimitation des compétences, que de celui de la culture. A cet égard, il est vrai que, s'il n'y a pas un sursaut en Europe, l'anglais sera de plus en plus l'unique langue véhiculaire. J'ai discuté aujourd'hui de ce sujet avec le nouvel ambassadeur d'Allemagne qui regrettait que seulement 10 % des jeunes Allemands et des jeunes Français apprennent la langue de leur voisin.

Sur la question des procédures, je partage tout à fait votre point de vue. Mais il y a aussi l'attitude de certains Etats membres, comme le Royaume-Uni, hostiles à toute intervention communautaire en matière culturelle.

M. Pierre Fauchon:

Compte tenu du caractère très réduit, presque symbolique, de la part du budget communautaire consacré à la culture qui aboutit souvent à un « saupoudrage », je pense qu'il faudrait exprimer le souhait que les financements disponibles soient réservés à des actions ayant effectivement une dimension européenne. Ne faudrait-il pas, par ailleurs, que l'Union européenne intervienne davantage dans le domaine du cinéma et de l'architecture ? Le système français d'avances sur recettes ne pourrait-il pas être transposé au niveau européen ? L'audiovisuel se prête bien en effet à la dimension internationale, notamment grâce au doublage et au sous-titrage.

M. Maurice Blin:

Je suis d'accord avec vous. Il faudrait peut-être inscrire dans le traité que l'Europe consacre au moins 1 % de son budget à la culture. En outre, en tant qu'élus locaux, beaucoup d'entre nous ont bénéficié de financements accordés par le biais des fonds structurels à des projets culturels. Certains de ces financements ont véritablement une dimension européenne, à l'image des financements accordés dans le cadre d'Interreg, qui ont un caractère transfrontalier. Je suis d'ailleurs en train de monter un projet entre mon département et la région wallonne qui porte sur l'accès des jeunes élèves des deux régions aux disciplines scientifiques et qui répond précisément à ce critère. Mais la plupart d'entre eux ont une dimension strictement nationale, voire locale. Recentrer ces fonds sur des projets véritablement européens ne sera pas, cependant, une chose aisée, car tout le monde y trouve son compte.

M. Pierre Fauchon:

Je ne partage pas tout à fait votre point de vue. J'ai pu constater moi-même le caractère évolutif et contraignant des fonds structurels européens à propos de la création d'un musée sur les croisades dans mon département. Les critères d'attribution des fonds structurels, qui ont beaucoup évolué depuis leur création, pourraient aisément être davantage centrés sur la dimension européenne des projets.

Mme Maryse Bergé-Lavigne :

Je voudrais faire une remarque à propos de la nouvelle rédaction que vous proposez de l'article du traité relatif à la culture. Je trouve en effet que le terme d'« identité » que vous proposez est plus réducteur que la notion d' « héritage », qui figure actuellement à l'article 151.

Je crois qu'il n'existe pas d'« identité culturelle européenne », mais une pluralité d'identités en Europe qui sont différentes. Je me considère moi-même comme l'héritière d'une culture méditerranéenne, mais de l'autre rive.

M. Maurice Blin :

Je pense, comme vous, que la notion d'« identité » est plus étroite que celle d'« héritage » car l'identité est finalement le résultat de plusieurs héritages, comme les individus sont le croisement de deux hérédités. Mais il ne convient pas d'opposer l'une à l'autre, car la première est en quelque sorte fille de la seconde. Je ne vois donc pas d'inconvénient à remplacer l'une par l'autre.

M. Hubert Haenel :

Je vous propose donc de remplacer le terme d'« identité culturelle européenne » par la notion de « patrimoine et d'héritage culturels communs ».

M. Jacques Bellanger:

Je voudrais rappeler que la technique ne peut être qu'un instrument au service de la culture. Par ailleurs, j'ai une réserve non pas à l'égard de la nouvelle rédaction de l'article 151 que vous proposez, mais à l'égard d'un point de votre communication. Je suis en effet personnellement opposé à la création d'une deuxième chambre européenne chargée de contrôler le respect du principe de subsidiarité.

M. Maurice Blin :

Je pense que la technique est toujours tentée d'absorber la culture, mais, chez les Grecs et les Italiens de la Renaissance, la technique et la culture n'étaient pas des disciplines séparées. Léonard de Vinci était à la fois un ingénieur et un peintre de génie. Aujourd'hui, il y a un divorce entre les deux, avec une priorité donnée à la technique, notamment aux Etats-Unis, mais l'Europe essaie de résister.

M. Lucien Lanier:

Pour revenir sur le problème de la langue, il est vrai que la France a très mal défendu l'usage du français, mais ce que je crains, ce n'est pas le fait que l'anglais soit l'unique langue véhiculaire en Europe, ce qu'elle est déjà, mais que l'on utilise un mauvais anglais, composé de moins de trois cents mots et à la grammaire imparfaite, car cet anglais ne sera plus une langue de culture, la langue de Shakespeare.

Il faudrait imposer l'enseignement d'au moins deux langues étrangères à tous les jeunes élèves de l'Union, plutôt que d'encourager l'apprentissage des langues régionales.

M. Maurice Blin:

Je partage votre sentiment, mais cela ne peut résulter que d'une décision des Etats et non de l'Union. De plus, le Royaume-Uni est très réticent à cette idée en raison de la situation de l'anglais.

M. André Ferrand:

Je considère également qu'il faudrait un enseignement obligatoire d'au moins deux langues étrangères, en particulier dans les régions transfrontalières, où la langue du pays voisin devrait être enseignée en première langue dès le primaire et apprise par tous les élèves. Ce n'est que de cette façon que l'on pourra réellement préserver le multilinguisme.

M. Maurice Blin :

Il faudrait pour cela une décision politique des Etats ou des Länder, mais cela ne relève pas des institutions communautaires.

Pour conclure, je voudrais vous faire part d'une idée, qui m'est chère, celle d'une Académie européenne, à l'image de l'Académie française, qui pourrait être créée sur une base intergouvernementale.

A l'issue de ce débat, la délégation a approuvé la proposition de modification de l'article 151 du traité instituant la Communauté européenne, tout en remplaçant la notion d'« identité culturelle européenne » par celle de « patrimoine et héritage culturels européens ».

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