2. Les objectifs assignés à l'outil militaire américain dans le nouvel environnement stratégique

a) L'analyse de l'environnement stratégique : prolifération des armes de destruction massive et déplacement des intérêts de sécurité des Etats-Unis vers l'Asie

Sans constituer sur ce point une innovation, la Quadrennial Defense Review traduit avec force les évolutions intervenues aux Etats-Unis dans la perception de la menace au cours des dernières années. Diffuse, imprévisible, difficile à localiser et à identifier, cette menace est néanmoins directement ressentie et pèse sur la population, le territoire et les infrastructures d'un pays dont la position géographique, à l'abri de deux vastes océans, ne constitue plus une protection absolue. Elle tient essentiellement en trois types de phénomènes :

- la prolifération d'armes de destruction massive , comprenant des armes chimiques, biologiques, radiologiques, nucléaires et explosives à haut rendement (CBRNE 2 ( * ) ),

- le développement de programmes de missiles balistiques à moyenne et à longue portée, notamment par des Etats complaisants vis à vis du terrorisme international,

- les capacités militaires et de destruction dont des groupes terroristes peuvent eux-mêmes se doter, grâce au soutien de ces Etats.

La Quadrennial Defense Review traduit un autre élément important : si la menace est ressentie si fortement, ce n'est pas en raison de l'émergence d'adversaires pouvant contester la supériorité militaire des Etats-Unis, mais au contraire parce que cette supériorité crée ses propres vulnérabilités qu'un éventuel adversaire pourrait exploiter : ces vulnérabilités vont d'une large ouverture sur le monde à la dépendance croissante vis à vis des technologies de l'information et de la communication. La notion de « menace asymétrique » est ainsi extrêmement présente dans le document.

Comme a pu le constater la délégation de la commission lors de ses nombreux contacts, la vision exprimée par la Quadrennial Defense Review n'est en rien une construction théorique de quelques spécialistes de la prospective. Elle reflète fidèlement un sentiment largement répandu dans la classe politique et dans l'administration américaines.

Le premier enseignement tiré de cette menace nouvelle, crédibilisée par les attaques du 11 septembre, est la nécessité de redonner clairement la priorité à la protection du territoire national américain ( Homeland Defense ) et de ses approches terrestres, maritimes, aériennes ou dans l'espace.

Toutefois, contrairement aux opinions qui s'exprimaient il y a quelques mois encore au sein du parti républicain, ce recentrage sur l'objectif de protection du territoire national n'encourage pas pour autant la tentation de l'isolationnisme et du désengagement à l'extérieur.

Au contraire, la Quadrennial Defense Review insiste sur la nécessité de maintenir un important dispositif militaire stationné à l'extérieur , y compris en augmentant le nombre de bases permanentes et les possibilités d'installations temporaires à l'étranger. Cette présence extérieure vise au moins autant à protéger les Etats-Unis, par son effet dissuasif et son rôle de point d'appui pour des actions de force, qu'à garantir la sécurité des pays alliés et amis.

Dans le même ordre d'idée, il se confirme que le 11 septembre 2001 a démontré l'impossibilité du repli sur soi et de l'indifférence au monde extérieur. Les préoccupations géopolitiques des Etats-Unis se déplacent cependant franchement en direction de l'Asie au sens large, le long d'un « axe d'instabilité » allant du Moyen-Orient à l'Asie du Nord-Est. Si la dépendance vis à vis des ressources énergétiques du Moyen Orient est rappelée, cette région est surtout signalée comme un foyer de prolifération d'armes de destruction massive et de capacités balistiques , et comme une base pour les groupes terroristes. La zone littorale de l'Asie de l'Est, s'étendant du Golfe du Bengale à la mer du Japon est également identifiée comme une région à risques, alors que la présence militaire américaine y est jugée insuffisante. Enfin, la montée en puissance de Chine transparaît comme une préoccupation majeure , dans une allusion à peine voilée à la possibilité de voir émerger dans la région un compétiteur disposant de « formidables ressources » au service de ses ambitions militaires.

Lors de sa visite au Pentagone, la délégation a eu la confirmation qu'en dépit de la relative discrétion avec laquelle ils s'expriment sur le sujet, les responsables américains de la défense considéraient la Chine , à l'horizon de 10 à 20 ans, comme une puissance pouvant mettre en cause les intérêts de sécurité des Etats-Unis .

La menace chinoise sur Taïwan, vis à vis duquel l'actuelle administration a réaffirmé l'engagement de défense américain, n'est pas le seul facteur en cause. Le Pentagone considère ainsi que la Chine s'est procurée des armements sophistiqués auprès de la Russie. Elle poursuivrait un important programme balistique concernant des missiles à courte portée pouvant atteindre les bases américaines au Japon et deux nouveaux types de missiles intercontinentaux, ainsi que des recherches sur les têtes nucléaires multiples. Les interlocuteurs de la délégation ont également évoqué les recherches chinoises sur des technologies pouvant neutraliser le système de commandement et de contrôle ainsi que le dispositif satellitaire américains , ce qui rejoint les avertissements exprimés avant sa prise de fonction par Donald Rumsfeld sur le risque d'un « Pearl Harbour de l'espace » exploitant la dépendance américaine à l'égard des satellites.

b) Les objectifs assignés à l'outil militaire américain : un infléchissement plus qu'un bouleversement des priorités

Dans ce contexte, l'appareil militaire américain se voit assigner quatre objectifs .

Le premier est d'assurer la défense du territoire des Etats-Unis , ce qui demande une implication beaucoup plus forte du Pentagone dans la « Homeland Defense » même si celle-ci n'est pas, bien entendu, de son ressort exclusif et fait intervenir à titre principal des acteurs civils.

Le deuxième objectif est de dissuader les agressions grâce à la présence militaire extérieure et à sa capacité de réaction, notamment par redéploiement des troupes. La Quadrennial Defense Review consacre d'ailleurs l' élargissement de la notion de dissuasion qui, au-delà des forces nucléaires, s'appuie sur des moyens défensifs (défense antimissile) et offensifs impliquant une mobilité accrue des forces, l'articulation des moyens de renseignement et de communication, ou encore la capacité de frapper à longue distance et avec précision les objectifs ennemis.

Le troisième objectif consiste, en cas de conflit, à pouvoir l'emporter simultanément sur deux théâtres majeurs , et de manière décisive sur l'un d'entre eux. Cette dernière précision est une innovation et vise la capacité à pouvoir occuper un pays ou à provoquer un changement de régime politique, cas de figure qui témoigne des frustrations ayant suivi la guerre du Golfe.

Le dernier objectif vise à pouvoir conduire un nombre limité d'opérations dans des crises de faible intensité . Il ne s'agit visiblement pas là d'une priorité et il est révélateur que le document marque une préférence pour que de telles opérations soient plutôt menées avec des pays alliés ou amis. Il s'agit d'ailleurs de la seule hypothèse dans laquelle l'action en coalition soit clairement mise en exergue.

De manière générale, la Quadrennial Defense Review se caractérise en effet par la quasi-absence de mention des alliances constituées comme l'OTAN, sinon à titre périphérique. Certes, la nécessité pour les pays alliés et amis de disposer d'équipements interopérables avec les forces américaines est soulignée, mais c'est ici une approche pragmatique qui prévaut, confirmant le penchant pour les coalitions de circonstance déterminées en fonction de la mission et faisant appel, en tant que de besoin, à des contributions extérieures ne remettant pas en cause la direction des opérations par le commandement américain.

c) Un modèle bâti sur une approche « capacitaire » pour une défense invulnérable se réservant le droit d'agir en premier

Pour le Secrétaire de la Défense, Donald Rumsfeld, ces objectifs appellent la constitution d'un nouveau modèle bâti non pour répondre à une menace bien identifiée et localisée, mais en fonction des capacités adaptées à un large éventail de cas de figure . Il s'agira moins de raisonner en se référant à un adversaire déterminé et aux points qu'il pourrait frapper, que de dresser l'inventaire exhaustif des moyens que pourrait utiliser un éventuel agresseur et de pouvoir apporter, pour chacun d'entre eux, une réponse appropriée.

Cette approche capacitaire doit intégrer la possibilité d'attaques asymétriques, ou utilisant la surprise ou la déception. Elle implique le développement d'une large gamme de moyens devant préserver la supériorité américaine : capacités de surveillance et de renseignement, de frappe de précision à longue distance, de projection de force sous bref délai et de mobilité.

La stratégie capacitaire doit également viser l'élimination de tout sanctuaire possible pour l'ennemi , grâce aux moyens de surveillance, aux possibilités d'engagement rapide et de frappes de précision, par une combinaison de moyens aériens et terrestres, contre des types variés de cibles fixes ou mobiles.

Cette approche insiste également sur le volet préventif , non seulement dans le domaine du renseignement et de la surveillance, mais également de l'action offensive, sous la forme de frappes destinées à dissuader, prévenir ou contrer une attaque.

Sous-jacent dans la Quadrennial Defense Review , le droit d'action en premier , et non plus simplement en riposte à une agression, a été formulé beaucoup plus nettement par le Président Georges W. Bush.

Dans son discours sur l'état de l'Union, le 29 janvier dernier, faisant allusion aux Etats de « l'axe du mal », il déclarait ne pas vouloir attendre que des incidents surviennent, ni rester inactif « face à un danger qui se rapproche de plus en plus ». A l'académie militaire de West Point, le 1 er juin, il indiquait plus clairement encore que « la guerre contre le terrorisme ne sera pas remportée en étant sur la défensive ». Estimant qu'il fallait « amener la bataille à l'ennemi, déranger ses plans et devancer les pires menaces avant même qu'elles ne soient mises à jour » , il appelait les Américains à se tenir « prêts pour une action préventive si besoin est ... » .

* 2 chemical, biological, radiological, nuclear and enhanced high explosive

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