3. La prépondérance de l'activité judiciaire sur l'activité de conseil juridique

a) Du juridictionnel au juridique

Les missions de l'avocat se sont considérablement enrichies .

Les avocats forment une profession ancienne née au XIIème siècle ayant pour mission essentielle d'assurer l'assistance en justice et ayant « le pouvoir et le devoir de conseiller la partie et présenter sa défense sans l'obliger » (article 412 du nouveau code de procédure civile).

La loi du 31 décembre 1971 a marqué une première étape dans l'évolution des missions de l'avocat en fusionnant les professions d'avocat et d'avoué de première instance 141( * ) .

La loi du 31 décembre 1990 a franchi une deuxième étape en fusionnant les professions d' avocat et de conseil juridique . Une nouvelle profession a donc émergé au sein de laquelle coexistent deux métiers différents, d'une part, la défense en justice, d'autre part, le conseil (qui comprend la consultation en matière juridique et la rédaction des actes sous seing privé).

Depuis lors, l'avocat a donc vocation à remplir des fonctions extra-juridictionnelles et n'est plus engagé sur le seul terrain judiciaire. Il est devenu plus qu'un « aristocrate de la barre » 142( * ) , pour reprendre une expression de Me Michel Bénichou, ancien président de la Conférence des bâtonniers, pour s'ériger en technicien procédant à l'audit d'une entreprise, voire en véritable chef d'entreprise constituant des sociétés.

Cette évolution a d'ailleurs consacré, à côté du barreau traditionnel, l'avènement d'un barreau d'affaires , porteur d'une image très valorisante de la profession et dont le chiffre d'affaires ne cesse de croître.

Néanmoins, compte tenu de la spécificité de ces deux métiers au demeurant très différents, il semble que les particularismes des anciennes fonctions d'avocat (avocat de souche) et de conseil juridique aient tendance à perdurer. Des relations étroites se sont néanmoins nouées et la place des fonctions de conseil au sein de la profession paraît unanimement reconnue.

La mission d'information a d'ailleurs pu en juger à l'occasion de sa visite du CRFPA de Bordeaux au cours de laquelle le président du centre a jugé que les fonctions de conseil contribuaient favorablement à améliorer l'image de l'avocat et à renforcer sa respectabilité .

b) Une crise des vocations qui fragilise la place du conseil au sein de la profession

La nouvelle profession issue de la réforme de 1990 est confrontée au défi de la pérennisation de ses différentes composantes et plus particulièrement des fonctions de conseil .

L'ensemble des avocats rencontrés par la mission s'est en effet inquiété d'une perte de vitesse des fonctions de conseil au sein de la profession d'avocat faute d'une relève suffisante .

De nombreux signes avant-coureurs laissent craindre une fragilisation de la place du conseil .

Le Conseil national des barreaux a fait observer lors de son audition qu'il existait une inadéquation entre les nombreuses offres de stage émanant des cabinets d'avocats pratiquant le conseil et les trop rares demandes des élèves avocats stagiaires , qui préféraient rechercher un stage dans les cabinets traditionnels exerçant des activités principalement juridictionnelles.

En outre, le président du CRFPA de Bordeaux a indiqué que lors de la formation optionnelle dispensée pendant la formation initiale d'un an, le choix des matières s'effectuait en faveur du judiciaire plutôt que du juridique (droit des sociétés, droit des procédures collectives).

De plus, il semble que les cabinets d'avocats conseil soient confrontés à la concurrence des cabinets de conseil sur lesquels pèsent des contraintes moins lourdes en matière de formation et qui recrutent les jeunes diplômés en droit des affaires, en droit social et fiscal et les « détournent » de la profession d'avocat.

Les difficultés de recrutement des cabinets d'avocats conseil s'expliquent principalement par le poids de la culture judiciaire dans l'évaluation des candidats à l'examen d'entrée au CRFPA, puis dans le cursus de formation initiale.

En effet, l'examen d'entrée au CRFPA , principalement centré sur les matières juridictionnelles et classiques , favorise les étudiants ayant suivi une formation en droit judiciaire privé. Les épreuves actuelles de l'examen d'entrée découragent donc les futurs spécialistes en droit des affaires et ne s'adressent qu'aux futurs praticiens du prétoire.

Les enseignements dispensés par les CRFPA souffrent d'un déséquilibre au détriment du conseil aux entreprises et de la rédaction d'actes. Le président du CRFPA de Bordeaux a d'ailleurs reconnu cette faiblesse de la formation initiale des avocats, qui a tendance à « cloner » la profession, et éprouve des difficultés à s'extirper de la conception traditionnelle du métier d'avocat.

Ainsi que l'a indiqué le Conseil national des barreaux, les instances représentatives travaillent actuellement avec la Chancellerie sur la modification du programme de l'examen d'entrée 143( * ) et la création de filières de pré-spécialisation.

Soucieuse d'éviter une pénurie des avocats exerçant les fonctions de conseil juridique, susceptible d'affaiblir une profession fortement exposée à une vive concurrence internationale, la mission estime qu'une réforme de l'examen d'entrée au CRFPA et de la formation dispensée dans ces centres s'avère urgente et indispensable pour assurer l'avenir d'une partie de la profession.

Il convient donc d'adapter le recrutement et la formation initiale des avocats aux besoins des cabinets d'avocat-conseil .

La profession d'avocat est devenue multiple et plurielle . Dix ans après l'entrée en vigueur de la loi du 31 décembre 1990, la question de ses contours demeure d'actualité .

c) Une profession aux contours incertains

Le débat actuel sur l'intégration des juristes d'entreprise au sein de la profession démontre que les contours actuels de la profession ne sont pas figés et sont appelés à évoluer.

En l'absence de réglementation professionnelle précise, la jurisprudence a permis aux juristes d'entreprise d'accéder directement à la profession d'avocat en étant dispensés des obligations de formation initiale et du certificat d'aptitude à la profession d'avocat 144( * ) (CAPA). La Cour de cassation a défini le juriste d'entreprise comme « celui qui exerce des fonctions dans un département chargé, au sein d'une entreprise privée ou publique, de connaître des problèmes juridiques ou fiscaux se posant à celle-ci, d'y assurer des fonctions de responsabilité dans l'organisation et le fonctionnement de l'entreprise ».

Les deux professions se sont donc étroitement rapprochées depuis quelques années, mais des réticences subsistent chez les avocats.

Les défenseurs de cette intégration font valoir les atouts d'une telle intégration susceptible d'enrichir le barreau de compétences supplémentaires dans des domaines spécialisés tels que la chimie, l'énergie, l'agroalimentaire ou encore le bâtiment et de moderniser une image forgée depuis plusieurs siècles.

Une telle question mériterait donc d'être tranchée au sein des instances représentatives des avocats et en étroite concertation avec la Chancellerie.

d) La concurrence des professionnels du chiffre

On rappellera brièvement qu'à côté de l'exercice du droit « extrajudiciaire » réservé, à titre principal, à certaines professions juridiques réglementées 145( * ) , parmi lesquelles figurent les avocats ou des professionnels du droit spécialisés (commissaires priseurs, administrateurs judiciaires), la réforme de 1990 a également reconnu, à titre accessoire, sous certaines conditions, à certains professionnels n'appartenant pas aux professions judiciaires ou juridiques réglementées le droit de donner des consultations ou de rédiger des actes à des personnes.

La réglementation posée par la loi de 1990 repose donc sur la distinction entre l'exercice du droit extrajudiciaire à titre principal 146( * ) et à titre accessoire.

Ces deux notions ont cependant parfois tendance à se chevaucher. Les relations tendues entre les avocats et les experts-comptables constituent le point le plus aigu de cette crise , ainsi que l'ont indiqué les avocats rencontrés par la mission.

La concurrence avec les professionnels du chiffre est devenue particulièrement vive ces dernières années. Certains cabinets d'experts-comptables, par une interprétation extensive de la notion d'accessoire, ont eu tendance à « envahir » le périmètre du droit réservé aux avocats à titre principal . De leur côté, les avocats se montrent très vigilants quant à la défense de leurs prérogatives.

Comme l'a fait remarquer un président de chambre de la cour d'appel de Bordeaux, on observe actuellement une multiplication des actions en responsabilité contre certains professionnels du chiffre concernant des conseils dispensés dans le domaine social.

Il semble que les avocats demeurent les mieux armés en matière de conseil et les experts-comptables ne respectent pas rigoureusement la volonté initiale du législateur et ne limitent pas leur activité de conseil juridique au périmètre qui leur avait été imparti par la loi de 1971 (domaines fiscal et comptable).

e) La nécessité de l'interdisciplinarité

L'interprofessionnalité et le développement de réseaux interdisciplinaires constituent actuellement un des enjeux principaux de l'évolution des contours de la profession.

La Conférence des bâtonniers, au cours de son audition, a mis en exergue l'intérêt de la constitution de réseaux interdisciplinaires (avec des notaires, des experts-comptables...) afin d'enrichir l'activité de conseil aux entreprises et de rechercher une plus grande compétitivité.

Le rapport Nallet 147( * ) , publié en 1998, soulignait l'importance des réseaux interdisciplinaires . Ce rapport a pointé les avantages de l'interdisciplinarité qui offre une mutualisation des compétences et des spécialités susceptible d'améliorer la qualité de la prestation juridique et permet aux cabinets « de lutter à armes égales avec leurs véritables compétiteurs que sont les cabinets anglo-saxons plus encore que les grands réseaux ».

Ce rapport a néanmoins fait état des difficultés de positionnement de la profession face à cet impératif et a invité en conséquence la Chancellerie et les ministères concernés à mettre en oeuvre les réformes permettant une modernisation de la profession.

Force est de constater que plusieurs années se sont écoulées et qu'aucune proposition concrète ne s'est fait jour, ce que la mission d'information regrette, d'autant plus que la concurrence de grands cabinets s'appuyant sur leurs réseaux internationaux est de plus en plus vive et préoccupante .

Ce sujet demeure pourtant d'actualité. En effet, la question des réseaux pluridisciplinaires a conduit la profession d'avocat à s'interroger sur le mariage éventuel de professions réglementées avec d'autres qui ne le sont pas et ne partagent pas toutes la même déontologie.

En 1998, le Conseil national des barreaux , en adoptant l'article 16 du Règlement intérieur harmonisé des barreaux, a adopté une position très claire à ce sujet, en se prononçant pour l'incompatibilité au sein d'un même réseau disciplinaire entre les missions de conseil et de contrôle légal des comptes.

Le Barreau de Paris a d'ailleurs approuvé cette ligne de conduite, jugeant souhaitable la séparation des activités d'audit et de conseil et arguant de la nécessité d'informer les justiciables ayant recours aux services d'un cabinet membre d'un réseau des potentiels conflits d'intérêt entre les fonctions de contrôle et de conseil.

Deux autres organisations professionnelles d'avocats d'affaires (avocats Conseil en entreprise et Juri-Avenir) ont adopté une position plus souple en signant en décembre 2001 un accord sur l'exercice de la profession d'avocat au sein des réseaux interdisciplinaires, dans lequel les professionnels du réseau s'engagent à prévenir leurs clients de leur appartenance à un réseau, à ne pas récupérer un client qui aurait été attiré par un commissaire aux comptes, non plus qu'à évincer l'avocat de ce client pendant deux ans.

Le règlement intérieur harmonisé a été contesté devant près de vingt cours d'appel par certains réseaux (la SELAFA Landwell et Associés, la société d'avocats Landwell et Partners notamment).

Ce contentieux a donné lieu à des décisions parfois contradictoires. La Cour de cassation, saisie de cette question, doit rendre une décision dans les jours prochains.

Dans l'attente de cette décision, le Conseil national des barreaux et le Barreau de Paris se sont réjoui de la récente décision de la Cour de justice des Communautés européennes du 19 février 2002 (Wouters, Savelbergh, Price Waterhouse Belastingadviseurs) qui a jugé conforme au traité la réglementation néerlandaise interdisant la collaboration intégrée entre avocats et experts-comptables 148( * ) .

Tout en reconnaissant la complémentarité potentielle des métiers d'avocat et d'expert-comptable, elle a néanmoins relevé que ce dernier n'était pas soumis à un secret professionnel comparable à celui de l'avocat et que l'ordre néerlandais des avocats avait pu considérer que l'indépendance et le strict secret professionnel de l'avocat pouvaient être remis en cause.

Il semble donc que la collaboration avec d'autres professions au sein d'un réseau pluridisciplinaire pose un vrai risque déontologique qui ne saurait être sous-estimé.

La mission d'information, soucieuse de favoriser le développement des réseaux interdisciplinaires, souhaite que la Chancellerie poursuive sa réflexion en la matière, tout en soulignant la nécessité d'engager une concertation élargie à l'ensemble des professionnels concernés, et non pas réduite aux seuls avocats. La définition de règles pratiques destinées à garantir l'indépendance de chacun s'avère indispensable. De même, la question du degré d'incompatibilité entre professions mérite d'être débattue.


Les contours de la profession sont donc appelés à évoluer au cours des prochaines années. L'avocat exerce désormais de multiples activités nouvelles. Face à cette évolution, on notera avec intérêt la récente initiative conjointe du Barreau de Paris et de la Conférence des bâtonniers tendant à mettre en place une carte d'identité commune à tous les barreaux , destinée à préserver le sentiment d'appartenance à une même profession.

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