E. AUDITION DE MME SIMONE VEIL, ANCIEN MINISTRE

M. Nicolas ABOUT, président - Madame la ministre, je vous remercie très vivement d'avoir accepté notre invitation. Il nous paraissait important de vous recevoir au moment où nous réfléchissons à une possible révision de la loi de 1975. En effet, en tant que ministre de la Santé, vous avez eu la charge et l'honneur de préparer ce texte fondateur en direction des personnes handicapées. Je tiens d'ailleurs à saluer le président Fourcade, votre ancien collègue au Gouvernement. Nous avons souhaité revenir avec vous sur la genèse de la loi d'orientation. Il convient de rappeler les objectifs fixés à l'époque, car c'est à cette aune qu'il faut apprécier le bilan de cette loi. Quels étaient les objectifs initiaux de cette loi ? Ont-ils été tous atteints ? Avec un recul de plus de vingt-cinq ans, auriez-vous retenu les mêmes objectifs et les mêmes instruments ?

Mme Simone VEIL - Je vous remercie, monsieur le président, de m'avoir invitée bien que je sois aujourd'hui membre du Conseil constitutionnel. J'ai d'ailleurs demandé que soient respectées certaines formes et je sais que vous en avez pris bonne note. J'ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec le Sénat et notamment la commission des affaires sociales qui m'a toujours soutenue : c'est donc avec un grand plaisir que je reviens parmi vous devant cette commission où je reconnais un certain nombre de visages.

A votre demande, j'évoquerai d'abord la genèse de la loi de 1975.

René Lenoir a joué un rôle essentiel dans la préparation de la loi ainsi que dans sa présentation devant le Parlement. J'étais également très impliquée dans cette élaboration et nous en avons parlé longuement ensemble, même si le texte avait été déjà largement étudié au moment de mon entrée au Gouvernement. L'UNAPEI et les parents d'enfants handicapés ont également joué un rôle très important pour faire prendre conscience du retard de la France en matière d'accueil des handicapés par rapport à d'autres pays, notamment les pays scandinaves mais aussi les Etats-Unis, l'Angleterre ou la Belgique. Les structures spécialisées étaient peu nombreuses, peu adaptées et insuffisantes en qualité. De plus, il n'existait pas d'approche générale touchant la prise en charge des personnes handicapées. L'UNAPEI a eu une forte influence sur la genèse du texte, ainsi que Marie-Madeleine Dienesch qui avait été secrétaire d'Etat aux handicapés.

Depuis de nombreuses années, la question des handicapés mentaux occupe une place centrale dans la politique en ce domaine. En effet, les handicapés physiques sont plus à même de s'occuper eux-mêmes de leurs problèmes. Ils ont d'ailleurs créé de nombreuses associations à cet effet. La loi de 1975 a porté une attention particulière sur la non discrimination de droits intellectuels, moraux ou juridiques dont les handicapés physiques n'étaient pas privés. L'objectif de la loi était de lutter contre ces discriminations et d'intégrer davantage dans la société tous ceux qui avaient un handicap. Pour les handicapés physiques, la loi s'est attachée à des mesures concrètes touchant à l'insertion sociale et professionnelle ainsi qu'aux ressources. Certaines personnes souffrent d'un handicap physique lourd depuis la naissance alors qu'il est pour d'autres la conséquence d'un accident de la route ou du travail. Ces derniers ont souvent droit à une rente ou une indemnité : ils ont dans ce cas moins de problèmes de ressources que les handicapés mentaux qui sont totalement dépendants de leurs parents et des allocations spécialisées.

En 1993, lorsque je suis redevenue ministre trente ans après, la situation des handicapés avait beaucoup changé.

Auparavant le problème du vieillissement, et notamment du vieillissement des handicapés mentaux, ne s'était pas posé ou du moins ne l'avait pas été. Un grand nombre d'entre eux mouraient à la puberté, et rares étaient ceux qui dépassaient 30 ou 40 ans. J'aborderai plus longuement cette question à l'occasion des réformes éventuelles concernant les structures.

En 1993, le problème de la prévention se posait également de façon différente. En effet, un grand nombre d'enfants étaient nés avec un handicap dans les années qui avaient précédé le vote de cette loi, en dépit des efforts importants réalisés afin d'améliorer les conditions de l'accouchement et la surveillance des grossesses. Malheureusement, en raison d'un manque d'équipement dans les petites maternités, il y avait un grand nombre de réanimations tardives, provoquant des handicaps très lourds. Un effort important ayant été réalisé en matière de périnatalité, d'équipement des maternités, de soins, ou de prévention, je pensais que le nombre d'enfants handicapés aurait baissé. Je fus très déçue de constater que, si la prévention et les mesures prises avaient permis de réels progrès pour les cas envisagés, en revanche d'autres sources de handicap étaient apparues. Si les progrès considérables de la médecine et de la chirurgie ont permis de sauver la vie à des personnes qui seraient décédées vingt ans plus tôt, celles-ci restent souvent lourdement handicapées. Je pense notamment à des accidentés de la route, à des enfants souffrant de grands handicaps ou à des personnes restées dans le coma pendant très longtemps suite à une hospitalisation.

Un grand nombre de jeunes gens sont ainsi victimes d'accidents de motocyclette. Ces personnes souffrent souvent d'un handicap physique très lourd qui les place dans une situation d'autant plus tragique qu'elles ont souvent toute leur conscience. La question de la prise en charge de ces personnes se posait : il fallait donner une réponse à ces formes nouvelles de handicap. De même, certaines réanimations s'apparentent à des exploits médicaux. Des études sont réalisées sur ces questions qui restent taboues. Les médecins pratiquent des réanimations sur des nouveaux-nés sans savoir si l'enfant pourra vivre une vie normale. Or, certains enfants ressortent lourdement handicapés de ces réanimations et il est de plus en plus difficile pour les parents de garder et de s'occuper de ces enfants. Je souhaite à cet égard rendre hommage aux parents d'enfants handicapés : ce sont souvent des gens admirables vis-à-vis de leurs enfants, non seulement par les soins qu'ils leur apportent mais également par l'amour qu'ils leur donnent. Cet engagement auprès de leurs enfants occupe toute leur vie.

La prévention doit être une priorité : prévention des accidents de la route, notamment auprès des jeunes qui sont beaucoup plus touchés que les autres ; prévention au niveau des maternités, notamment en ce qui concerne le personnel médical spécialisé et l'équipement des maternités. Un débat s'est ainsi engagé sur la question du maintien en zone rurale des maternités. Il s'agit d'un aspect important de cette problématique, bien davantage que d'une question financière.

Une autre évolution tient dans l'autonomie bien plus importante qu'autrefois des personnes handicapées.

Certaines personnes handicapées, que l'on considérait auparavant comme incapables de se prendre en charge, ont acquis une réelle autonomie. Certaines travaillent dans un atelier protégé. D'autres prennent seules les transports en commun. Quelques-unes habitent avec une ou deux autres dans des appartements adaptés à leur situation. Certaines sont capables de gérer une partie de leurs biens et d'autres ont une vie sexuelle qu'ils revendiquent comme un droit. Toutes ces évolutions soulèvent des problèmes nouveaux mais sont sources d'espoir : elles prouvent que les efforts fournis ne sont pas vains même s'il est impératif de les poursuivre. Nous n'avons pas tiré toutes les conséquences de ces évolutions : il est nécessaire de multiplier les structures souples qui permettent de faciliter l'autonomie des personnes handicapées. Cela soulève la question de l'incapacité juridique des personnes placées sous tutelle ou curatelle, que l'on estime toujours totalement dépendantes de leurs parents, ce qui n'est pas toujours le cas. Lorsque les parents disparaissent, des problèmes relatifs à la tutelle se posent. Les textes concernant la tutelle sont trop rigides et complexes à mettre en oeuvre.

Ces évolutions s'accompagnent de nouveaux problèmes et de difficultés persistantes.

Les parents se sont ainsi rendu compte que l'accès de leurs enfants dans des établissements ordinaires n'était souvent pas possible, ou tout du moins très difficile. Il existe une forte demande pour que ces enfants soient accueillis à l'école comme les autres enfants, ce qui n'est pas toujours possible pour des raisons diverses. En outre leur présence impose un effort particulier de la part des instituteurs ou des professeurs, notamment dans les classes nombreuses. Les élèves eux-mêmes sont souvent tout à fait disposés à accueillir les enfants handicapés et sont ainsi amenés à accepter les différences. Toutefois, l'intégration en milieu ordinaire soulève parfois de grandes difficultés en termes d'organisation ou de transport. Pour que l'accueil en milieu scolaire réponde à la demande des parents, elle devrait être très répandue, ce qui n'est toujours facile. Il faudrait pourtant prendre en compte cette demande des parents qui souhaitent ardemment que leurs enfants puissent avoir accès à des établissements scolaires ordinaires.

Un des problèmes les plus graves, du moins le plus apparent lors de mon second ministère en 1993, c'est le manque criant d'établissements pour certaines catégories de personnes handicapées, notamment les autistes. Je suis encore souvent sollicitée par les parents d'enfants autistes qui savent l'intérêt que je porte à ce sujet. En effet, j'avais eu connaissance de la situation insupportable dans laquelle se trouvaient les parents d'enfants autistes : ceux-ci étaient trop souvent orientés vers des hôpitaux psychiatriques ou laissés à la garde de leurs parents, faute d'établissements spécialisés. Ce problème résultait largement d'un conflit entre psychologues et psychiatres, que nous avons résolu. Un protocole a été adopté pour concilier les différentes approches et nous avons pu créer un certain nombre d'établissements avec un fonds spécial. Mais ils sont loin de suffire aux besoins. En effet, la présence d'un enfant autiste dans une famille est une charge insupportable tant pour les parents que pour les frères et soeurs. En outre, ils arrivent à progresser quand ils sont admis dans des établissements conçus pour les prendre en charge.

Il convient également de créer de nouveaux établissements pour les traumatisés crâniens qui posent des problèmes spécifiques difficiles.

Les progrès de la médecine créent de nouvelles demandes qui ne sont pas perçues suffisamment rapidement pour être satisfaites.

Je me suis interrogée sur ces manques. Ainsi, les autistes sont souvent placés en Belgique en raison du faible nombre de places dans les établissements français alors qu'ils sont pris en charge par la sécurité sociale. Je voulais savoir pour quelle raison les établissements belges étaient beaucoup moins chers que les établissements français. J'ai donc envoyé une mission de l'inspection générale des affaires sociales dans cette optique. L'inspection m'a indiqué qu'elle ne pouvait réaliser une inspection dans un établissement étranger, alors que je lui demandais simplement de se renseigner ! Je n'ai donc pu obtenir le renseignement que je recherchais. Je ne leur demandais évidemment pas d'inspecter les établissements belges, mais je souhaitais savoir comment était constitué le prix de journée, s'il y avait moins de personnel ou s'il était moins payé qu'en France. Les établissements belges sont beaucoup moins chers qu'en France, et les enfants autistes sont envoyés en Belgique. Or cette solution n'est pas satisfaisante notamment parce que les parents sont éloignés de leur enfant.

Il existe donc un retard considérable en matière d'établissements, qui n'a pas été résolu par l'amendement Creton. Cet amendement a conduit à maintenir des adultes dans des établissements pour jeunes, pour lesquels on manque également de places. En fait, il y a une insuffisance de places, surtout dans les centres urbains. C'est une question de ressources et de coût pour la collectivité qui est à l'origine de cette carence.

La décentralisation n'est pas non plus sans soulever de nouvelles questions.

La loi de 1975 est antérieure aux textes sur la décentralisation. Auparavant, le ministère avait le sentiment que sans un très fort engagement de l'Etat, les difficultés des personnes handicapées ne pourraient être résolues. C'est pourquoi la création de places est restée du ressort de l'Etat. Certains départements se sont plus ou moins engagés dans cette démarche en fonction du dynamisme des associations locales, de la pression qu'elles exerçaient, de l'intérêt personnel manifesté par certains maires ou conseillers généraux. La situation est donc très diverse selon les départements. En 1994, Jacques Barrot avait appelé mon attention sur le fait que si la politique en ce domaine était plus décentralisée, il serait plus facile d'adapter le nombre de places aux besoins réels et de négocier certains aménagements à des règles qui lui paraissaient trop rigides. Les collectivités locales pourraient traiter directement avec les associations. J'ai évoqué cette question en 1995 au congrès de l'UNAPEI, mais j'ai observé de grandes réticences à l'idée d'une éventuelle décentralisation par crainte d'un désengagement de l'Etat. Je ne partage pas cette réticence. Je n'ai pas réfléchi à cette question depuis cette époque, mais je crois que le problème est toujours d'actualité. Les associations se sont beaucoup renforcées. De plus, décentraliser ne signifie pas que l'Etat se désintéressera des organismes de ce secteur tant au niveau national que local. De plus, l'opinion publique est beaucoup plus consciente des difficultés rencontrées par les personnes handicapées. La décentralisation pourrait donc constituer un progrès -même si l'un ou l'autre système ont leurs avantages et leurs inconvénients- à condition que sur le plan national on définisse clairement les obligations des uns et des autres.

La question des ressources est un autre problème. Elle se pose notamment pour la prise en charge des établissements. Le coût de construction d'un établissement représente très peu de chose par rapport au coût des prix de journée. Aussi, la création d'un établissement induit une dépense très importante en prix de journée, qu'il faut ensuite assumer au titre de l'aide sociale, les frais médicaux étant pris en charge par la sécurité sociale. Ces prix de journée étant parfois très élevés, notamment pour certaines catégories, l'Etat n'accorde qu'un nombre limité de places, inférieur aux besoins. C'est notamment le cas pour les établissements spécialisés pour les autistes. A ce problème s'ajoute la question du vieillissement des intéressés. Les associations souhaitent que les personnes handicapées vieillissantes ne soient pas envoyées vers des maisons de retraite ordinaires mais acceptées dans des établissements spécialisés, car elles ont besoin d'une prise en charge particulière.

Par ailleurs, lorsque des personnes handicapées travaillent dans des ateliers protégés, elles perçoivent des salaires très peu élevés. Aussi se pose la question du montant des allocations pour personnes handicapées adultes. Elle doit être prise en considération en tenant compte des effets de seuil. Je sais que le Sénat est très attentif aux effets de seuils, qui posent un problème considérable pour les personnes concernées. Ce point est très sensible : il doit faire l'objet de toute notre attention et implique une exigence de solidarité envers les familles concernées. Le Sénat s'était préoccupé de ce problème et avait proposé une solution pour atténuer les effets de seuil afin qu'ils soient moins brutaux que ce que prévoit la loi actuelle. Ce problème, malgré certaines améliorations récemment intervenues, reste encore délicat. Cette situation est particulièrement douloureuse pour les parents vieillissants qui se demandent ce que deviendront leurs enfants. Pour ceux qui n'ont pas de famille, la situation est encore plus difficile. Le vieillissement de cette population est un sujet de préoccupation pour l'avenir, d'autant que l'autonomie acquise par les personnes handicapées induit un certain nombre de dépenses qui s'ajoutent aux frais de la prise en charge. Ce problème doit faire l'objet d'un arbitrage en tenant compte de la charge que représentent les dépenses sociales de la Nation.

L'arrêt Perruche a en outre fait miroiter la possibilité d'une indemnisation réservée à des cas exceptionnels. Cette indemnisation se traduirait par des situations extrêmement diverses et inégalitaires suivant les circonstances de la naissance et l'existence ou non d'une faute. Cette affaire a été l'occasion de soulever le problème de la solidarité nationale et, en conséquence, des ressources des personnes handicapées ou de leur famille, dans un contexte marqué par une forte augmentation des dépenses sociales -notamment celles de l'assurance maladie. Cette augmentation a pu être assumée ces dernières années grâce à une forte croissance. Il n'est pas certain que cette situation favorable se poursuive à l'avenir à une époque marquée par le vieillissement de la population. De même, les progrès de la médecine se traduisent par une augmentation des coûts de la santé. Il est donc nécessaire de prendre en compte ce contexte dans le traitement des ressources des personnes handicapées.

La société, beaucoup plus qu'il y a 25 ans, a conscience de ses responsabilités et de ses devoirs. Ce dernier terme ne me satisfait pas : en effet, c'est la solidarité qui nous impose de prendre en charge tous les être humains, quels que soient leur situation ou leur handicap, qu'il soit inné ou provoqué par un accident. La France est l'une des nation les plus riches du monde : nous devons pouvoir assumer cette solidarité de façon fraternelle dans des conditions décentes qui n'humilient pas les familles et qui respectent les besoins de chacun et notamment des enfants. La loi de 1975, et surtout ce que les parents, les associations et les professionnels en ont fait, a permis d'apporter des progrès considérables malgré ses insuffisances, tant au niveau de la création d'établissements que de la vie quotidienne des personnes handicapées. Elle a permis de leur apporter du bonheur en même temps que du réconfort. Il reste cependant beaucoup à faire.

M. Nicolas ABOUT, président - Je vous remercie. madame la ministre, c'est surtout à vous et à la loi de 1975 que nous devons la prise de conscience par la société française de ses responsabilités envers les personnes handicapées. Nous vous en remercions chaleureusement.

M. Paul BLANC, rapporteur - Je vous remercie d'avoir accepté de venir témoigner des succès de cette loi de 1975. Malgré vos propos modestes, vous en portez en effet la « maternité ». Quels points de cette loi souhaiteriez-vous amender afin de l'améliorer ? J'ai noté dans votre discours quelques points qui méritent d'être pris en considération. Vous avez abordé le problème du vieillissement, qui est souvent évoqué au sein de cette commission ainsi que celui de la prévention, qui n'a pas permis, comme on aurait pu l'espérer, la diminution du nombre de personnes handicapées. Cette question rentre également dans le champ de la révision de la loi sur la bioéthique,. Vous avez soulevé la question de la tutelle. Effectivement, il convient peut-être de réviser les textes actuels. Vous avez rappelé l'importance des efforts à réaliser pour permettre l'intégration des enfants handicapés dans les écoles. Les associations de parents d'handicapés ont insisté sur la difficulté de cette intégration. Ils ont également mis en relief le manque de structures et les problèmes de ressources. Enfin, vous vous êtes interrogées sur la décentralisation. Je crois qu'il s'agit d'un chantier important.

En revanche, vous n'avez pas abordé la question de la simplification administrative. Quel est votre sentiment à ce sujet ? Les parents ou les intéressés ne savent pas à qui s'adresser. Ils doivent se rendre à plusieurs guichets et ont parfois du mal à obtenir une réponse à leurs demandes. Par ailleurs, concernant le vieillissement, ne faudrait-il pas envisager la mise en place d'un droit à l'expérimentation ? Ainsi, on pourrait créer, dans les petites villes où existent des CAT et des maisons de retraite, des structures spécialisées adossées aux maisons de retraites et disposant d'un personnel spécifique afin de favoriser l'intégration des personnes handicapées vieillissantes.

Mme Simone VEIL - Le droit à l'expérimentation est une éventualité très intéressante, surtout dans des domaines aussi complexes. Toutefois, un droit à l'expérimentation nécessite de prévoir un minimum de cadre juridique. En effet, des normes sont indispensables pour que la qualité des soins et de l'accueil soit optimale. Ainsi, dans certaines maisons de retraite, malgré les contrôles, la situation est très médiocre pour ne pas dire sordide. Il est donc indispensable d'imposer des règles minimales de confort et d'hygiène. L'expérimentation n'a de sens que si elle est suivie de près afin de savoir pour quelle raison elle a, ou non, réussi. J'avais moi-même lancé une expérimentation concernant la prestation d'autonomie dépendance. Elle n'avait pas été inutile même si j'ai dû renoncer à regret à présenter ce texte que tous les sénateurs espéraient depuis longtemps. Le contexte politique ne s'y est pas prêté.

L'expérimentation est souvent intéressante mais elle suppose une simplification administrative, véritable bouteille à l'encre de l'intervention de l'Etat. Il s'agit d'un sujet récurrent sur lequel travaillent tous les nouveaux ministres. Je me souviens avoir passé des dimanches à réécrire des formulaires rédigés dans un langage administratif, incompréhensible par le commun des mortels et même du public averti. Or chaque caisse est autonome et rédige ses propres formulaires. Aussi, dès que l'on a simplifié un document, cette complexité des documents administratifs ressurgit. C'est en fait par souci de perfectionnisme : les personnes qui demandent des simplifications souhaitent également que l'administration prévoit toutes les situations afin de respecter le principe d'égalité. La simplification administrative ne peut être réalisée que si l'on renonce à certaines garanties.

Le perfectionnisme administratif constitue parfois un obstacle pour les citoyens. Il convient de trouver un juste milieu en rédigeant dans un premier temps des formulaires simples et lisibles et qui ne soient pas trop différents d'un département à un autre. Le guichet unique est un progrès fondamental qui devrait être la règle dans tous les domaines.

M. Alain VASSELLE - Madame la ministre, vous êtes désormais détachée des responsabilités Gouvernementales. Grâce au recul du temps, pourriez-vous nous indiquer le fond de votre pensée sur deux ou trois points.

M. Nicolas ABOUT, président - Avant que vous ne poursuiviez, je tiens à signaler que cette audition ne fera pas l'objet d'une diffusion télévisée. Conscient des responsabilités actuelles de Mme la Ministre, nous lui soumettrons pour approbation le compte rendu de son intervention. Vous pouvez poursuivre votre question.

M. Alain VASSELLE - Les élus locaux sont régulièrement interpellés dans leur département par les parents de personnes handicapées mais aussi par les citoyens, qui se sentent souvent très concernés par leur sort. Il ne nous est pas toujours possible de leur répondre favorablement, ces demandes n'étant le plus souvent pas de notre ressort. Quand vous étiez ministre, existait-il des éléments de blocage et de quelle nature étaient-ils ? Je prendrai l'exemple des besoins en matière d'établissements. Dans mon département, il existe des listes de familles qui attendent des places pour les CAT, en foyer occupationnel ou en structure adaptée pour leurs enfants qui se trouvent encore dans des IME ou des IMPRO et qui ne devraient plus s'y trouver. Or l'administration estime que le nombre de lits et de structures est en rapport avec la population du département. Il existe un décalage complet entre l'expression des besoins et la réponse fournie par les structures existantes. Pourquoi l'administration d'Etat au niveau départemental n'arrive-t-elle pas à répondre à l'ensemble des besoins ?

Par ailleurs, je suis resté un peu sur ma faim sur votre intervention concernant la répartition des compétences entre l'Etat, la région et les départements. Vous sembliez ne pas vouloir choisir entre ces trois niveaux. Pourriez-vous nous indiquer, en tant que conceptrice de la loi de 1975, si le niveau le plus pertinent est l'Etat ou les collectivités locales. J'ai le sentiment que c'est la solidarité nationale qui devrait jouer en faveur des personnes handicapées. Or transmettre cette compétence aux départements ne constituerait peut-être pas le meilleur moyen à cette solidarité nationale de s'exprimer. Peut-être faudrait-il faire jouer aux uns et aux autres un rôle afin de mieux répondre aux attentes des personnes handicapées.

Nous avons souvent abordé la question de la double tarification. Or nous n'avons abouti que très rarement sur ce point. Pourquoi les établissements qui demandent la double tarification n'arrivent-ils pas à obtenir de la sécurité sociale un financement ?

Enfin, nous constatons que les Gouvernements qui se sont succédés n'ont pas su faire évoluer au niveau qu'il fallait les ressources des personnes handicapées. C'est le cas notamment de l'allocation adulte handicapé. Cette allocation de 3.600 francs est complètement consommée par le forfait journalier réclamé par certains départements. Lorsque ce forfait atteint 100 francs par jour, et qu'une personne handicapée n'a plus de famille, elle ne dispose alors que de 500 francs par mois pour faire face à des besoins essentiels de la vie courante qui ne sont pas couverts par ailleurs : s'habiller, avoir une assurance complémentaire, satisfaire à ses besoins de loisirs ou se déplacer. Pourquoi les Gouvernements qui se sont succédé n'ont pas fait évoluer suffisamment l'allocation adulte handicapé alors que des charges nouvelles étaient imputées à ces personnes et à leur famille ?

Je souhaitais recueillir votre avis sur ces quatre points. Je m'excuse d'avoir été un peu long.

M. Jean-Louis LORRAIN - L'accès aux services publics est un problème essentiel, qu'il paraît très surprenant de devoir encore aborder. Par exemple, dans les transports, en particulier les chemins de fer, il est indispensable de demander à l'avance au chef de gare si le quai permet l'accès aux personnes handicapées. Prendre un bus est parfois impossible pour une personne en fauteuil roulant. Dans les centres villes, on construit des rues piétonnes certes très agréables mais on place également des pavés infranchissables. De même, le non-respect des stationnements est un problème que l'on connaît depuis 25 ou 30 ans, mais rien ne change. On se contente de remettre un trophée aux villes méritantes. Dans les commissions départementales d'accessibilité et de sécurité, les pompiers et les associations de défense des personnes handicapées s'affrontent parfois car le recours à l'accessibilité se fait parfois au détriment des normes en vigueur. Faut-il intervenir par la loi afin de résoudre de façon drastique ces problèmes d'accessibilité ? Cette solution permettrait aux personnes handicapées d'être responsables et autonomes sans avoir à leur trouver des tuteurs supplémentaires.

M. Jean CHERIOUX - Concernant l'expérimentation, madame la ministre estime à juste titre qu'il faut éviter la multiplication des structures de décision. Ne sommes-nous pas victimes des principes d'égalité devant la loi et d'universalité des règles ? Ne faut-il pas accepter que certaines structures soient adaptées aux besoins sans pour autant être régies par la loi ? Par exemple, pour les personnes handicapées vieillissantes, il n'existe pas une solution mais plusieurs. Elles se trouvent en effet dans des situations très diverses : certaines vivent chez elles et d'autres dans des instituts spécialisés. Dans ce cas, il est indispensable de ne pas les couper de leur environnement, c'est-à-dire les laisser dans des structures spécialisées à côté des personnes auprès desquelles elles ont toujours vécu. Ainsi, une association des Hauts-de-Seine a pu monter une structure où vivent deux tiers d'handicapés adultes et un tiers d'handicapés vieillissants dont la vie n'a pas changé. Cette solution suppose de la part de l'administration de pouvoir innover et de ne pas rester à l'abri de règlements.

M. Jean-Claude ETIENNE - Vous avez insisté sur la problématique de l'accès aux établissements scolaires ordinaires. Ce point revient souvent dans nos rapports avec les familles concernées par ce problème. Quelles propositions permettraient de faire avancer ce sujet ?

M. Jean-Pierre FOURCADE - Je remercie madame la ministre pour l'ensemble de ses observations touchant ses deux expériences gouvernementales. Pour ma part, je ferai trois observations.

Je regrette d'abord que l'on continue à aborder le sujet de la prise en compte des handicapés sur le mode de la dialectique Etat/Département. Les communes sont en effet concernées par ce problème. Certaines communes ont signé une charte ville-handicap dans laquelle sont traités l'accessibilité pour les personnes paralysées, le développement des foyers occupationnels ou les problèmes de transport. Elles financent ensuite les mesures qui sont prises. Ainsi, dans ma ville, je finance un système de transport adapté aux personnes handicapées. La voirie a été refaite afin de permettre le passage des personnes handicapées aux feux rouges. Nous avons versé à la RATP certaines sommes afin qu'elle achète des bus à plancher plat. Aucune de ces mesures n'a été citée par les intervenants. Aussi, je souhaite que ces dépenses, à la charge des communes, soient bien prises en compte dans l'état exhaustif de la dépense publique en matière de personnes handicapées.

Par ailleurs, depuis 1975, des mesures fiscales ont été mises en place. Mais elles sont très difficiles à déterminer car elles sont perdues dans le magma des avantages fiscaux. Je souhaite qu'apparaissent dans le rapport de Paul Blanc la comparaison entre les dépenses directes (allocation adulte handicapé ou allocation tierce personne) et le coût des avantages fiscaux (part non plafonnée). Cette comparaison permettrait d'avoir une vision complète du sujet.

Enfin, la vraie simplification administrative consistera à mieux partager les compétences entre l'assurance maladie et les collectivités locales. Il convient d'introduire de la simplicité dans ce partage mouvant et complexe, d'où résultent de nombreux gaspillages et de multiples insuffisances. Les rapports entre les CRAM et les départements sont parfois difficiles. De plus, certaines associations n'adhèrent pas à l'UNAPEI ou l'association des paralysés de France et traitent directement avec les DDASS, venant ainsi modifier la programmation des établissements. Il convient de mettre de l'ordre dans l'expérimentation. Le partage des compétences entre les CRAM et les collectivités locales constitue une réelle difficulté : progresser sur ce point permettrait d'avancer dans la simplification administrative.

M. Nicolas ABOUT, président - Madame la ministre, à l'écoute du ton des différents intervenants, j'ai le sentiment qu'ils aimeraient bien vous revoir à un poste ministériel !

Mme Simone VEIL - Concernant le nombre d'établissements, les règles permettant de déterminer les besoins ont été établies à un moment mais elles devraient être systématiquement et régulièrement révisées compte tenu de l'augmentation du nombre des personnes handicapées et de la nature des handicaps. Sur le terrain, les DASS estiment que les besoins sont satisfaits selon des normes fixées par l'administration centrale, mais qui ne sont pas toujours réalistes. C'est une façon de limiter les dépenses : en déterminant par avance l'augmentation du budget consacré aux handicapés, on fixe aussi par avance le nombre de places qui peuvent être créées. Le Parlement peut parfaitement estimer nécessaire de placer l'aide aux personnes handicapées au rang de priorité nationale, mais je n'ai pas souvenir qu'il y ait eu une forte pression sur le Gouvernement en ce sens par rapport à d'autres bénéficiaires où un arbitrage est nécessairement effectué entre les différentes dépenses sociales. L'augmentation des dépenses sociales quel qu'en soit l'objet ne peut intervenir indifféremment dans tous les domaines. Quand je suis arrivée au ministère en 1993, il avait été prévu d'ouvrir de nouveaux CHRS afin de faire face à la nouvelle pauvreté et la précarité. Le budget n'avait pas été augmenté suffisamment pour faire face à la hausse du nombre de places. Nous avons dû trouver dans un budget qui était déjà bouclé des ressources pour faire face à ce problème.

Par ailleurs, certains handicapés sont inscrits sur des listes d'attente dans plusieurs départements afin de trouver plus facilement une place là où elles se libèrent le plus rapidement. Mais comme les familles veulent pouvoir visiter leurs enfants facilement, les besoins les plus importants se trouvent dans les grandes villes, or les terrains sont plus chers et les personnels rares. En revanche, dans certaines régions qui accueillent traditionnellement des personnes handicapées, les besoins sont satisfaits. Certains fonctionnaires en charge de ces dossiers dans les grandes villes sont parfois désemparés face aux demandes des parents : n'ayant pas la possibilité d'y répondre, ils peuvent être tentés de se convaincre que les besoins sont satisfaits. Toutefois, d'autres reconnaissent qu'il existe bien des besoins en la matière.

La double tarification est un vieux serpent de mer : l'assurance maladie estime que le handicap n'est pas une maladie et ne veut donc pas prendre à sa charge une partie des dépenses. Il faudrait donc distinguer la dépense médicale de la dépense sociale, mais la distinction entre les deux n'est pas toujours facile à établir. Il s'agit d'un problème très délicat mais il est nécessaire de trouver une péréquation. Toutefois, la première question qui se pose est de savoir où trouver l'argent. Qui doit payer, du contribuable ou de l'assuré social ? Quelles sont les collectivités qui doivent payer l'aide aux handicapés ? De plus en plus, les communes prennent certaines dépenses gratifiantes à leur charge. Quand je suis arrivée au ministère, la politique de la ville était souvent davantage orientée vers les départements que les communes. Les maires sont pourtant les plus proches du terrain. Toutefois, il faut veiller à ce que la répartition des dépenses ne se fasse pas au détriment des petites communes qui ne disposent pas des moyens financiers, voire même des professionnels pour intervenir utilement. Les maires des grandes villes disposent des moyens et de la proximité pour agir efficacement, même si certains sont plus ardents que d'autres dans ce domaine. Ils auront un rôle de plus en plus important en la matière, ce que les citoyens souhaitent d'ailleurs.

Toutefois, n'ayant pas approfondi la question, je ne peux vous donner mon point de vue sur la meilleure solution s'agissant de la politique en faveur des personnes handicapées. La région me semble mieux placée que l'Etat pour déterminer l'implantation idéale des établissements. Des assouplissements aux règlements en vigueur sont absolument nécessaires, notamment en ce qui concerne la création et la répartition des places en établissement : c'est sur le terrain que l'on peut évaluer les besoins en fonction des ressources disponibles. Je ne pense pas que l'Etat soit le cadre idéal pour le faire. Il est indispensable de conserver une politique nationale très exigeante et précise, la mise en oeuvre devant s'effectuer de façon plus souple au niveau des régions.

Les ressources ne sont pas illimitées : il est donc nécessaire de faire un choix entre différentes dépenses. M. le sénateur Alain Vasselle estime que 500 francs par mois n'est pas suffisant pour les dépenses courantes d'habillement et de loisirs. Un grand nombre de Français n'ont même pas 500 francs par mois pour de telles dépenses. La collectivité est-elle prête à prendre à sa charge une augmentation des allocations ? Le coût de l'augmentation de l'allocation des adultes handicapés doit-il être prélevé sur une autre dépense, laquelle ? ou rajouté au budget social de l'Etat ? Comment dans ce cas peut-on financer cette mesure ? Il s'agit d'un choix politique sur une question touchant à la solidarité nationale à un moment où la France s'est à la fois appauvrie et enrichie. Il devient de plus en plus difficile d'arbitrer entre les différentes dépenses sociales car les inégalités et les risques ont augmenté. Il s'agit d'un choix, mais il doit être effectué de façon transparente. Les Français ont montré qu'ils étaient majeurs et qu'ils pouvaient accepter la vérité en face.

L'accessibilité des personnes handicapées dans les espaces publics est loin d'être pleinement assurée. Je pense qu'il faudra infliger des pénalités aux collectivités qui refusent d'appliquer la loi, qui est très claire sur le sujet. Dans les pays scandinaves ou aux Etats-Unis, les personnes handicapées peuvent accéder à tous les lieux publics et privés. En France, nous devons en permanence nous battre pour améliorer l'accessibilité. Pour parvenir à nos fins, nous devons prendre des mesures très fermes et contraignantes. Lorsque je suis arrivée au ministère de la Santé, je me suis aperçue qu'il n'y avait pas d'accès direct pour les fauteuils roulants, lacune rapidement comblée, mais de façon sans doute encore insuffisante - en raison de l'architecture du bâtiment. Mais les personnes handicapées ne peuvent encore se rendre dans un grand nombre de lieux publics, comme les musées, ou utiliser certains moyens de transports. Réfléchir à ces problèmes constitue une priorité : certains pays les règlent beaucoup mieux que nous. Prendre à bras le corps la question de l'accessibilité ne se traduira pas par des dépenses supplémentaires insurmontables. Il convient de persuader les architectes et les entreprises de travaux publics. Je suggère de réaliser une grande campagne sur ce thème, qui ne coûterait sûrement pas très cher.

Enfin, je ne suis pas en mesure de parler davantage de l'ouverture des établissements scolaires aux enfants handicapés. Des personnalités du ministère de l'Education nationale et pourquoi pas le ministre lui-même, seraient mieux à même de le faire. C'est un problème difficile, ne serait-ce que parce que la situation des handicapés est loin d'être uniforme.

M. Nicolas ABOUT, président - Nous convoquerons les nouveaux ministres au lendemain des élections législatives. Madame la ministre, nous vous remercions de nous avoir fait partager votre expérience et vos réflexions. Nous nous trouvons actuellement, comme vous l'avez été vous-même, au début d'une démarche très importante, et nous essayerons d'être dignes de cette mission.

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