a) L'inflation patrimoniale : peut-on tout conserver ?

Tout se passe comme si l'on était passé d'un extrême à l'autre. Presque inconnu sous l'ancien régime -la monarchie n'ayant pas hésité à faire détruire le château neuf de St-Germain en Laye, puis, juste avant la Révolution, les châteaux de la Muette, de Madrid au bois de Boulogne, de Vincennes et de Blois-, le sentiment patrimonial apparaît à l'occasion des débordements auxquels donne lieu la tourmente révolutionnaire.

Le sens du patrimoine, c'est à dire des biens fondamentaux, inaliénables, commun à la Nation toute entière, celui d'un héritage reçu et à transmettre aux générations futures, est inventé par la Révolution, qui tout à la fois déchaîna les démons du vandalisme et créa le musée et l'inventaire.

On peut citer, pour illustrer la reconnaissance institutionnelle du sentiment patrimonial, les formules heureuses de Jean-Baptiste Mathieu, président de la commission des arts : « Les monuments et les antiquités, restes intéressants, épargnés et consacrés par le temps... que l'histoire consulte, que les arts étudient, que le philosophe observe, que nos yeux aiment à fixer avec ce genre d'intérêt qu'inspire même la vieillesse des choses et tout ce qui donne une sorte d'existence au passé, ont été les nombreux objets de la commission d'inventaire. »

Il faudra attendre le romantisme pour que ce sentiment se double d'une nouvelle attitude, sous l'influence notamment de Chateaubriand, qui oppose la catégorie esthétique du « neuf », comme synonyme du laid et du vulgaire, à celle de l'ancien, qui allie « la beauté et le sacré. ».

Pour l'homme moderne considéré comme en quête de sa propre histoire, les monuments forment des points de repère et des éléments constitutifs du sentiment national, indépendamment de la valeur esthétique des monuments. Barrès dans son petit ouvrage, « La grande pitié des églises de France » (1912) reprend le discours de Michelet, sur ces « humbles églises, sans style peut-être, mais pleines de charmes et d'émouvants souvenirs qui forment la physionomie architecturale la figure physique et morale de la terre de France ».

Or, aujourd'hui, si tout est digne d'intérêt, si tout mérite d'être conservé, ne serait-ce qu'à titre de témoin de son époque, d'un temps révolu constitutif de notre mémoire collective, il devient difficile de se fixer une ligne conduite réaliste et, pour reprendre un anglicisme, « soutenable » à long terme.

La destruction et la ruine de l'inutile est une loi de la nature. La culture intervient pour donner un sens nouveau à des biens ayant perdu leur fonction originelle. Mais la culture ne peut durablement aller à l'encontre des lois de la nature à un coût supportable et acceptable par la Nation, que si les biens sauvegardés conservent une fonction. -tel est bien le problème que pose le parc immense des chapelles et églises de France, peu à peu privées de support naturel qu'est la présence des fidèles - ou en retrouve une, ce qui, on l'a vu, peut s'avérer coûteux.

Si pour les quelques centaines de monuments phares du génie de la France, la question ne se pose pas, pour les autres, elle est bien souvent de savoir , en se plaçant du point de vue des finances publiques, s'il faut encourager le maintien fictif de fonctions originelles, au risque de faire paraître bien lourdes les dépenses engagées pour maintenir un temple vide , ou s'il faut prendre le risque -financier- de créer des fonctions nouvelles pas forcément indispensables pour maintenir en vie l'organe .

La patrimonialisation du territoire national et de ses coutumes , demain peut-être de toutes ses pratiques, est porteuse d'un double risque : la montée des coûts de fonctionnement , surtout lorsqu'il fait appel à l'État pour faire vivre revivre ou survivre des monuments traditionnels mais aussi de plus en plus des implantations industrielles ; le gel des paysages, au sein desquels la modernité aurait de plus en plus de mal à se faire une place au soleil.

M. Bruno Foucart, membre de la Commission supérieure des monuments historiques n'hésite pas à poser la question : « n'y a-t-il pas un risque de saturation ? l'extension du patrimoine...n'est-elle pas cancérigène ? Sous le poids du passé, sous le couvercle du musée, est-il encore une place pour la création, la vie, le présent ? ».

Il faut faire ces choix et en l'occurrence faire un tri dans l'héritage patrimonial avec l'idée, qu'il ne faut pas s'enliser comme l'a fait dans une certaine mesure l'Inventaire général dans une approche trop horizontale, trop objective insuffisamment qualitative. Comme le souligne M. Bruno Foucart, « le patrimoine qu'il faut préserver pour les générations à venir est celui qu'il faut maintenir comme une richesse artistique... dans la démocratie des arts, l'égalité n'est pas le nivellement ».

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