Questionnaire : Réponse de
M. Philippe LAURENT,
Président-directeur général de Philippe Laurent
Consultants
Ressources fiscales et gestion locale
1) Dans quelle mesure l'importance des recettes fiscales dans les recettes
totales a-t-elle un impact sur la manière dont une collectivité
est gérée ?
Le financement par ressources fiscales - dont la collectivité fixe au
moins le taux - des budgets locaux est un facteur indéniable de
responsabilité des élus :
- en leur faisant porter la responsabilité d'une hausse fiscale qui doit
être alors expliquée clairement aux contribuables sous peine d'une
sanction électorale
- en freinant par conséquent le développement de la
dépense publique lorsque celle-ci n'est pas indispensable ou lorsqu'il
n'apparaît pas de consensus suffisant
- en permettant la « prise de risque » raisonnée
dans le domaine du développement territorial, c'est-à-dire par
exemple le lancement d'investissements d'infrastructure importants dont le
financement sera assuré par les ressources générées
en cas de succès ou, en cas d'échec, par la hausse de la
fiscalité locale (idée du « retour sur
investissement »).
Ceci a bien entendu d'importantes conséquences sur la
« façon de gérer », dans la mesure où
les décisions sont davantage suivies de la sanction qu'en cas de
financement par dotation.
2) Y a-t-il de ce point de vue une différence entre des dotations de
l'Etat et des ressources fiscales dont les collectivités locales ne
peuvent pas agir sur le taux ?
Oui, si l'assiette de ces ressources fiscales est suffisamment localisée
et si son évolution dépend, pour partie au moins, des
décisions prises localement. Mais il est clair que l'impact de la
gestion locale sera moins important qu'en cas de liberté totale, y
compris sur le vote des taux ...
3) Quelles sont les situations constatées dans les pays dans lesquels
les collectivités locales ont peu de marge de manoeuvre sur les taux de
leurs impôts ?
Les comparaisons sont toujours difficiles compte tenu notamment :
- des compétences exercées par les différentes niveaux de
collectivités
- de la culture historique de l'organisation territoriale :
fédéralisme, « tutelle » de tel niveau de
collectivité sur un autre, relation avec l'Etat central ou
fédéral, pouvoir législatif partagé ou
concentré, etc...
J'estime que chaque organisation détient sa propre logique, qui peut
d'ailleurs évoluer fortement par décision politique (cf Espagne
ou Italie).
4) Dans la France d'aujourd'hui, les citoyens ressentent-ils le lien entre
le niveau de la pression fiscale locale et le service rendu par les
collectivités locales ?
Sans aucun doute pour ce qui concerne le niveau communal, absolument pas pour
les niveaux départemental et régional. Le niveau intercommunal
s'apprécie différemment compte tenu du développement du
système fiscal de la taxe professionnelle unique.
Mais, même au niveau communal, ce ressenti est atténué,
compte tenu :
- de la difficulté pour le citoyen de percevoir le coût des
prestations qui lui sont proposées et de sa relative incapacité
à comprendre que « tout a un coût »
- de la non participation aux charges de l'impôt local d'un nombre
croissant de foyers, en application des systèmes d'exonérations
et de dégrèvement.
En tout état de cause, le lien peut être
« travaillé », par les villes notamment, grâce
à des actions de communication et de pédagogie adaptées.
5) Comment arriver à une plus grande responsabilité politique
en matière de vote des taux ?
Une plus grande responsabilité politique ne peut être obtenue que
par :
- une certaine spécialisation de l'impôt local, qu'il n'est pas
souhaitable de pousser à l'extrême, afin que chaque niveau soit
bien identifié à un ou plusieurs impôt(s)
- une liberté plus importante dans la possibilité de fixer le
taux sans entrave particulière.
- Une remarque : la responsabilité fiscale peut aussi s'exercer au
travers de la fixation de l'assiette.
6) L'importance du point de vue de la gestion d'une part importante de
ressources fiscales dans les ressources totales est-elle la même pour
toutes les tailles de collectivités ou pour toutes les catégories
de collectivités ?
Non, et c'est un point essentiel qui doit donner encore plus de
« muscle » à la revendication générale.
Il est clair aujourd'hui que les communes d'une part, les départements
d'autre part, ont à gérer des services et des prestations de type
« quotidien », pour le financement desquels ils ont surtout
besoin de ressources stables et pérennes, peu sensibles aux aléas
de la conjoncture. Pour eux, l'autonomie fiscale semble moins
nécessaire .
En revanche, les groupements intercommunaux et les régions,
engagées dans des compétences
« stratégiques » ou d'infrastructure, ont besoin de
la capacité à « prendre des risques » qui ne
peut s'exprimer avec une pleine responsabilité qu'à la condition
d'avoir une flexibilité potentielle de ses ressources. L'autonomie
fiscale semble alors plus importante pour ces niveaux.
En revanche, il n'est pas certain que la taille des collectivités puisse
être prise en considération dans cette distinction.
Utilisation actuelle des marges de manoeuvre fiscale
7) Quelle appréciation portez-vous sur l'utilisation par les
exécutifs locaux des marges de manoeuvre fiscale dont ils
disposent ?
Les exécutifs locaux sont aujourd'hui assez peu
« actifs » quant à l'utilisation de leur marge de
manoeuvre fiscale, hormis des variations générales. En effet, la
variation différenciée des taux est peu utilisée, compte
tenu notamment des règles de lien. De même, les
possibilités d'adaptation de l'assiette sont aussi peu utilisées.
Ce constat est un peu différent en ce qui concerne la fiscalité
indirecte, où, progressivement, les collectivités d'une certaine
taille ont pratiquement toutes rejoint le niveau maximum de la taxe.
8) Les obstacles à une plus grande utilisation des marges de
manoeuvre sont-ils plutôt d'ordre législatif ou
réglementaire (lien entre les taux, etc.), psychologique
(dépendance à l'égard des services fiscaux et du
trésor qui calculent les taux en fonction du produit demandé),
institutionnel (empilement des taux des impôts directs qui dilue l'effet
des politiques autonomes) ou autres ?
Ces obstacles me semblent d'abord d'ordre législatif et
réglementaire, compte tenu notamment des règles de lien et de la
faiblesse de la capacité d'adaptation des bases. L'empilement des
impôts directs peut aussi jouer un rôle.
En réalité, ces contraintes ont installé un système
dans lequel les exécutifs locaux ont pris leurs habitudes ; le
développement d'une véritable politique fiscale locale n'en fait
pas réellement partie, hormis la fixation globale du niveau de
prélèvement.
La grande inéquité des bases d'imposition peut aussi jouer un
rôle dans la volonté de ne pas remettre en cause les
équilibres existants - tout injustes soient-ils -, dans la mesure
où ce que mesure le contribuable est d'abord la variation de son
impôt d'une année sur l'autre.
L'assiette et le produit des impôts locaux
9) Les assiettes de la taxe d'habitation et des taxes foncières (en
supposant que les bases cadastrales soient actualisées) gardent-elles
une pertinence ?
Oui, sur le principe, notamment pour la taxe foncière.
Dans certains cas, l'application de la révision de 1990
n'entraînerait aucune amélioration sensible, car le
découpage des secteurs locatifs a été insuffisamment
travaillé. Il semble donc nécessaire de s'orienter vers une prise
en compte de la valeur vénale des propriétés sur la base
du prix de vente ou d'achat par exemple et d'un système
déclaratif.
S'agissant de la taxe d'habitation, la valeur locative possède moins de
pertinence, notamment en mesurant très imparfaitement la capacité
contributive du contribuable. Je suis pour ma part partisan d'une double
approche par le nombre de personnes du foyer et par les revenus. Ceci est
déjà le cas à la marge compte tenu des abattements pour
charges de familles et des plafonnements en fonction du revenu, voire de
l'exonération.
10) Quelles seraient les conséquences (en termes de produit
levé, de répartition de la charge entre les redevables, de
répartition géographique du produit, etc.) d'une taxe
professionnelle assise sur la valeur ajoutée ? Quels sont les
obstacles techniques à une telle évolution ?
Le passage à la valeur ajoutée aurait de nombreuses
conséquences.
Tout d'abord, les salaires seraient de nouveau taxés, et en proportion
plus importante qu'ils ne l'étaient avant la réforme de 1999 qui
a supprimé progressivement la part salaires dans l'établissement
de l'assiette. J'y suis pour ma part favorable, mais cela va à
l'encontre de ce qui a été fait jusqu'alors.
Ensuite, seraient pris en compte les dotations aux amortissements et aux
provisions, et non le stock de capital investi. Passer ainsi d'un stock
à un flux a des conséquences en terme d'évolution :
le stock évolue toujours à la hausse, pas forcément le
flux. En outre, l'assiette de l'impôt serait alors dépendante des
politiques fiscales de l'Etat en matière d'amortissements et
d'impôt sur les sociétés, comme d'ailleurs des politiques
en matière de provisions. La prise en compte du résultat est
également un élément nouveau, qui peut rendre
l'impôt local sur l'économie sensible à la conjoncture.
Le passage à la valeur ajoutée pose un gros problème de
localisation, dans la mesure où la valeur ajoutée
s'apprécie au niveau de l'entreprise et non de l'établissement -
comme la taxe professionnelle actuelle. Il faut donc imaginer un
mécanisme simple qui répartisse la valeur ajoutée entre
les différents établissements, selon les bases foncières
ou le nombre de salariés par exemple.
Globalement, on ne voit ^pas ce qui, dans la logique globale, distingue
véritablement une imposition calculée en rapport avec la valeur
ajoutée par rapport au mécanisme préexistant à la
réforme de 1999. On taxe toujours les facteurs de production. On peut
ajouter que de nombreuses grandes entreprises sont d'ores et déjà
taxées à la valeur ajoutée, compte tenu du plafonnement et
du plancher existants.
11) La réforme de l'assiette des impôts directs locaux est-elle
la seule solution pour réduire la part acquittée par l'Etat dans
le produit de ces impôts ?
Non.
Si, par exemple, la déliaison des taux entre la taxe professionnelle et
les taxes d'habitation et foncières était plus conséquente
que ce qui est proposé en loi de Finances 2003, on pourrait
procéder à une augmentation du taux de la TP qui viendrait en
partie réduire le poids des compensations. Mais il faut avoir le courage
de lever ce tabou du lien des taux ! Et ne pas oublier que la
réforme « Strauss-Kahn » de la « part
salaire » a été un cadeau fiscal de l'ordre de 6
à 7 milliards d'€ aux acteurs économiques (en net).
Les nouvelles assiettes locales
12) Quelles sont les caractéristiques de « l'impôt
local idéal » ?
L'impôt direct local idéal doit :
- être facilement localisable
- être équitable pour l'ensemble des contribuables et
proportionné à leurs facultés contributrices
- être suffisamment sensible à la conjoncture pour sensibiliser
les élus locaux aux difficultés de tous, mais suffisamment stable
pour assurer un niveau et une qualité de service constants, donc reposer
sur des flux et des stocks
- avoir une dynamique certaine afin de connaître les progressions
nécessitées par le financement de compétences sans cesse
plus lourdes
- être simple à comprendre et à contrôler pour le
contribuable
- être simple à recouvrer pour l'administration fiscale
- pouvoir faire l'objet d'adaptations locales afin de tenir compte des
diversités du territoire
En réalité, les impôts les plus proches de cette
définition sont l'impôt foncier et l'ancienne taxe
professionnelle !
13) Quelles sont les assiettes (déjà taxées ou non
encore taxées) qui sont localisables et peu mobiles
géographiquement ?
Ces assiettes sont à l'évidence essentiellement le foncier sous
toutes ses formes (bâti, non bâti, industriel, économique),
les installations fixes servant à la production de biens, et,
éventuellement, le revenu des habitants d'un territoire.
On peut y ajouter l'ensemble des éléments d'infrastructure du
territoire : réseaux, voirie, etc...
14) Faut-il établir un lien entre la matière imposable par une
catégorie de collectivités locales et les compétences
exercées par cette catégorie de collectivités
locales ?
Pas nécessairement en matière de fiscalité directe, en
sachant que la fiscalité indirecte (TEOM, redevance assainissement,
versement transport, etc... ) constituent également des ressources
importantes.
L'impôt local peut et doit être considéré, comme
l'impôt national, comme le partage des charges publiques entre les
contribuables en fonction de leur capacité contributive, et non comme la
rémunération de « services rendus » à
la population. C'est effectivement une option politique importante, que
commande la décentralisation : les assemblées locales sont
des assemblées politiques, pas des comité d'administration
d'établissements publics.
15) Quels sont les impôts d'Etat dont il serait techniquement possible
d'accorder tout ou partie du produit aux collectivités locales ?
Quels sont les impôts d'Etat pour lesquels il serait possible d'autoriser
les collectivités locales soit à voter un taux additionnel, soit
à moduler le montant de la fraction du produit qui leur serait
reversée ? Lorsqu'elle est constatée, cette
possibilité est-elle praticable pour toutes les catégories de
collectivités locales et pour les EPCI ?
Parmi ces impôts d'Etat se trouve selon moi en priorité
l'impôt sur le revenu des personnes physiques, pour lequel pourrait
être institué un taux additionnel au niveau régional par
exemple, librement fixé par le conseil régional entre certaines
limites. Le niveau régional se justifie par la nécessité
de gommer de grandes disparités d'assiette au niveau inférieur,
encore qu'il conviendrait d'étudier la situation du point de vue
départemental également.
Un taux additionnel à la TIPP pourrait également être
affecté aux régions, mais là encore à condition
d'un vote effectif par l'assemblée et non d'une simple
répartition et d'un prélèvement à la pompe et non
à la production. Il semblerait que ce mécanisme se heurte
à des difficultés du point de vue de la commission
européenne.
Les impôts supprimés avaient également leur logique, comme
la vignette automobile - qu'il faudrait restaurer, sous une forme ou une autre
- ou la taxe professionnelle d'origine.
De manière générale, tout impôt
transféré devrait l'être avec la possibilité de
voter librement le taux et de moduler l'assiette, sinon, il s'agit de dotations
déguisées et les règles de répartition peuvent
être changées aisément par de simples lois. Les transferts
en question peuvent concerner pour l'essentiel les régions, à
charge pour elles d'en retourner une partie aux autres collectivités (ce
qui suppose de moduler le principe « aucune tutelle d'une
collectivité sur une autre »).
16) La correction des inégalités de répartition
géographique des bases fiscales doit-elle être l'un des objectifs
d'une réforme de la fiscalité locale (aussi bien s'agissant d'une
modernisation des impôts existants que dans le cadre de la recherche
d'assiettes locales nouvelles) ?
Non.
Cette correction - indispensable - est l'affaire de l'Etat central pour les
régions, et des régions pour les autres collectivités.
Elle doit s'opérer en fonction, pour l'essentiel, d'un seul
critère : la capacité contributive des ménages et des
acteurs économiques, quelles que soient par ailleurs les
modalités de prélèvement de l'impôt local. Le
potentiel fiscal actuel est devenu obsolète.
Il ne faut pas que les marges de manoeuvre et surtout que la
responsabilité politique des assemblées locales en matière
fiscale soit « polluée » par les
considérations de péréquation.