2. Les conséquences potentielles de la numérisation

En dépit des incertitudes économiques et technologiques qui pèsent sur son avenir, la projection numérique constitue un enjeu de première importance dont il convient de déterminer les possibles conséquences industrielles et culturelles.

a) Les conséquences industrielles

Tous les métiers qui composent aujourd'hui ce que l'on appelle communément la filière cinématographique sont directement concernés par l'éventuelle mise en place de la projection numérique.

- Le statut des nouveaux acteurs

La question du statut des nouveaux entrants qui, tels les opérateurs de télécommunications ou les gestionnaires de systèmes informatiques souhaitent profiter de la numérisation de la projection pour diversifier leur activité en intégrant la filière cinématographique, est évidemment stratégique : si l'on considère qu'il s'agit de simples prestataires de services, la responsabilité du financement du cinéma numérique reste celle des acteurs traditionnels du secteur à savoir le triptyque producteurs/distributeurs/exploitants. En revanche, si l'on considère qu'il s'agit de nouveaux acteurs économiques au sein de cette filière, ces « nouveaux entrants » peuvent alors bouleverser l'organisation actuelle de l'ensemble du secteur et modifier les rapports de force qui s'y exercent, ce qui suscite une inquiétude compréhensible des professionnels.

Cette inquiétude se traduit parfois par des propos excessifs et des jugements erronés. Au cours des auditions, la mission a pu entendre certains exploitants prétendre que, pour la première fois dans l'histoire du cinéma, une évolution technologique sans aucun intérêt pour le spectateur serait imposée à l'ensemble du secteur par des opérateurs extérieurs. Or, il convient de rappeler que si ces nouveaux entrants peuvent effectivement bénéficier de la projection numérique, certains des acteurs traditionnels de la filière et notamment les studios américains sur qui pèse le poids du tirage des copies ont pris fait et cause pour le développement de ce type de projecteurs.

- Des salles de cinéma aux usages multiples ?

Le développement de la transmission des données par satellite pourrait transformer profondément le métier d'exploitant cinématographique. En effet, l'utilisation des salles pour diffuser non seulement des films mais aussi certains événements sportifs ou culturels ou encore pour héberger des colloques grâce aux progrès de la visioconférence en serait facilitée et permettrait sans doute aux exploitants d'optimiser le remplissage de leurs équipements sur l'ensemble de la journée. Certains n'hésitent pas à affirmer que la diversification constitue l'avenir des salles obscures.

Cet avis n'est pas partagé par l'ensemble de la profession. MM. Jean Labé, Jean-Pierre Decrette et Jean-Marie Dura, lors de leur audition par la mission, ont ainsi fait valoir que la diversification ne constituait pas une alternative souhaitable pour le secteur de l'exploitation. Selon eux, en projetant des concerts ou des événements sportifs, les salles seraient reléguées au rang de home cinema géants et perdraient par conséquent leur personnalité et leur spécificité : les cinémas sont faits pour projeter des films de qualité et toute diversification, en contribuant à brouiller la frontière entre la salle et le salon, conduirait le public à abandonner les lieux de projection.

En dépit de cette opposition de principe, certains réseaux ont néanmoins souhaité expérimenter la diversification des salles de cinéma. Le réseau VTHR a ainsi développé depuis sept ans quelque 300 salles de vidéo projection diffusant de l'événementiel, du sport ou de la variété dans de très petites villes.

Plus récemment, la société Novociné a fait part de son intention d'utiliser la projection électronique pour revitaliser les cinémas de centre-ville. En association avec la salle Utopia de Bordeaux, Novociné projette ainsi déjà des documentaires de création lors de deux séances quotidiennes. Selon son président-directeur général, l'objectif de la société est de proposer dans les salles une programmation diversifiée susceptible d'attirer différents publics. Soulignant que le taux d'occupation des salles de centre-ville dépassait rarement les 10%, il a évoqué l'éventuelle projection d'épisodes de séries cultes à l'heure du déjeuner ou de programmes spécialement destinés aux seniors au cours des après-midi de semaine.

- Vers une redéfinition du métier de distributeur ?

L'introduction de la projection numérique transformera également le rôle du distributeur qui se verra, si le transport des films par satellite devient réalité, déchargé des activités liées au transport et au stockage des copies. Cette éventualité, qui risque pourtant de renforcer les « majors » et de marginaliser les distributeurs indépendants, n'est pas faite pour déplaire à tous les membres de la profession. En effet, certains d'entre eux, à l'image de Marin Karmitz 72 ( * ) estiment que l'éventuelle disparition de ces tâches « permettrait de se concentrer sur la partie la plus créative [du] métier ».

- Une menace pour les industries techniques

En définitive, ce sont les entreprises du secteur technique et notamment les laboratoires qui pourraient être les principales victimes du développement de la projection numérique. Car l'essentiel de leur chiffre d'affaires provient aujourd'hui encore du tirage de copies. Un pan entier de l'industrie cinématographique sera donc contraint, pour ne pas disparaître, de se reconvertir, ce qui ne se fera pas sans difficulté.

b) Les conséquences culturelles

Si les conséquences de la projection numérique sur les différents métiers qui composent la filière cinématographique sont relativement aisées à prévoir, il n'en va pas de même concernant les aspects culturels. C'est dans ce domaine extrêmement sensible, tant le thème de la diversité est cher à notre pays, que les interrogations sont les plus importantes. Comme à l'habitude, il convient de ne pas céder au catastrophisme que pourrait légitimement susciter une mainmise américaine sur la distribution cinématographique mondiale et mettre au contraire en valeur les perspectives positives offertes par le développement de ce type de projection.

- La mainmise des studios américains sur le cinéma mondial

Le développement de la projection numérique fait-elle peser une menace importante sur la diversité cinématographique et donc culturelle ? Le mythe du producteur hollywoodien installé devant sa console et inondant la planète des films qu'il finance en appuyant sur un bouton peut-il devenir réalité ? A priori l'organisation actuelle de la filière cinématographique permet d'en douter. En effet, alors que les marchés cinématographiques nationaux restent fortement cloisonnés, l'exploitant dispose encore d'un certain pouvoir de marché face aux distributeurs mondiaux. Seul un mouvement d'intégration verticale d'envergure mondiale initié par les studios américains pourrait changer la donne.

Il convient néanmoins de reconnaître que la réduction des coûts liée à la disparition des copies, qui constitue encore un des principaux frein à l'exposition massive des films à très gros budget, avantagera certainement les studios américains. Comme l'on fait remarquer MM. Jean Labé, Jean-Pierre Decrette et Jean-Marie Dura, l'industrie cinématographique américaine devrait en effet être la seule à pouvoir réellement profiter de cette aubaine pour accentuer sa pénétration sur les marchés étrangers, le cinéma européen n'étant pas assez puissant pour jouer le rôle de contrepoids.

Il semble néanmoins nécessaire de rappeler que le déséquilibre en faveur des films que l'on a coutume d'appeler blockbusters est déjà le fait de l'économie photochimique et que le poids du marketing et des frais liés à la sortie massive des grosses productions, qui ne sont pas uniquement américaines (900 copies pour Astérix, 1 000 pour Taxi 2), conduit déjà à une certaine uniformisation de la programmation.

- Une aubaine pour la diversité culturelle ?

Mais la digitalisation de la projection pourrait également, dans une certaine mesure, faire le jeu de la diversité culturelle.

La généralisation de la projection numérique pourrait ainsi bénéficier aux cinématographies européennes. Tel est le sentiment des fonctionnaires de la Commission européenne selon lesquels la diffusion par satellite faciliterait la projection des films européens dans les festivals étrangers, le support physique de type DVD étant en mesure, quant à lui, d'abolir les problèmes de langue en permettant à plusieurs sous-titrages de cohabiter sur une même copie.

Quant au développement des projecteurs électroniques, il permettrait aux salles d'art et d'essai et à l'exploitation indépendante de diffuser des productions (films ou documentaires) tournées en DV et n'ayant pas les moyens de s'offrir un kinescopage vers le 35 mm ou des films de répertoire pour lesquels le prix de fabrication d'une nouvelle copie s'avère trop élevé.

A cet égard, lors de leur audition par la mission, Mmes Geneviève Troussier et Catherine Prévauteau ont souligné que les cinémas de recherche n'étaient pas, par principe, opposés à l'introduction de cette technologie. Elles ont au contraire estimé qu'il serait dommageable pour la création que les salles d'art et d'essai en général et de recherche en particulier refusent d'assurer la diffusion de films réalisés par de jeunes auteurs grâce à des caméras DV sous prétexte de ne pas disposer de l'équipement adéquat.

Enfin, et plus généralement, le développement de la projection électronique peut constituer une opportunité pour la démocratisation du cinéma et ouvrir par conséquent de nouveaux marchés aux industries cinématographiques nationales. Dans les très nombreuses régions du monde, comme l'Europe de l'Est, l'Afrique ou la Chine où le réseau de salles de cinéma équipées en 35 mm est sensiblement moins développé qu'en Europe de l'Ouest ou aux Etats-Unis, le projecteur électronique peut ainsi être le vecteur d'un développement historique du cinéma.

c) Deux scénarios pour une même technologie

L'impact de l'introduction de la projection numérique sur la filière reste donc difficile à déterminer a priori . Deux schémas peuvent néanmoins être élaborés.

L'hypothèse d'un cercle vertueux peut être envisagée à certaines conditions : quels que soient les acteurs qui prendraient en charge le financement des projecteurs, le système devrait faire en sorte que l'économie réalisée profite au cinéma, une part importante de l'économie réalisée grâce à la diminution, voire à la disparition des frais de copies, devant être réinvestie afin de permettre de faciliter la diffusion des films (notamment d'art et d'essai et indépendants) ou d'améliorer le financement de la production européenne.

Mais l'hypothèse d'un cercle vicieux ne doit pas être écartée. Sur le papier, une intégration verticale producteurs/distributeurs/exploitants apporte en effet la solution au problème du financement. Les groupes intégrés auraient intérêt à financer l'investissement initial, ayant la garantie d'un retour rapide et important par les économies réalisées. Mais cette intégration aurait pour effet de favoriser la diffusion massive et simultanée des productions les plus importantes et serait profondément défavorable à l'exploitation et, au-delà, à la diversité culturelle.

* 72 Le Monde, jeudi 16 mai 2002.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page