B. ... BIEN QUE CONTESTÉE SOIT DE FAIT SOIT POUR DES RAISONS DE PRINCIPE
Si la mixité fait aujourd'hui l'objet d'un large consensus en France, votre délégation considère qu'il convient de rester vigilant, car la mixité peut être contestée , certes de façon indirecte, voire insidieuse sur le terrain, comme l'ont montré différentes auditions auxquelles votre délégation a procédé.
Trois types de motivations peuvent être utilisés, le cas échéant, pour contester la mixité : un facteur pédagogique - du fait de la meilleure réussite des filles, la recherche de la facilité pourrait conduire à vouloir les séparer des garçons -, un facteur social - éviter les violences à l'encontre des filles - et un facteur religieux - séparer les sexes pour des raisons de « moralité ».
Ces différentes motivations sont toutefois le plus souvent mêlées et il apparaît délicat de distinguer clairement les agissements qui relèvent d'une contestation de fait de la mixité de ceux qui relèvent d'une contestation de principe.
1. Dans la vie sociale des « cités »
Dans certains quartiers défavorisés de nos grandes villes, que l'on qualifie souvent de « banlieues » ou de « cités », la mixité peut se voir contestée de fait par un contrôle social exercé essentiellement par les hommes sur les femmes et les jeunes filles, jusques et y compris dans leur vie intime.
Ces pratiques peuvent aboutir à remettre en cause la mixité des relations sociales, par un « enfermement des filles ».
Dans un article paru en 1999 36 ( * ) , le sociologue David Lepoutre a analysé la socialisation sexuelle d'adolescents de la cité des Quatre Mille, à La Courneuve.
Il rappelle que le contexte de cette « cité » est marqué par plusieurs caractéristiques : les origines culturelles et religieuses d'une partie de la population adolescente, les caractères spécifiques du contrôle social dans les quartiers de grands ensembles populaires et une « culture machiste parfois très affirmée, dans le contexte de la culture de rues ».
Dans cet article, l'auteur estime que, « sans en faire en aucune façon un idéal-type de la condition féminine adolescente en banlieue, on peut néanmoins prendre l'exemple assez parlant et maintes fois décrit des jeunes filles des familles maghrébines pour aborder la question des contraintes culturelles qui pèsent sur la socialisation sexuelle adolescente ». Il ajoute que « l'autorité et le contrôle qui s'exercent généralement sur elles à partir de la puberté ne leur laissent pas, loin s'en faut, toute liberté en matière de sorties, de voyages et d'une façon générale de relations autonomes, notamment avec des pairs du sexe opposé ». Bref, la mixité n'est pas, dans ces quartiers, perçue comme le cadre de relations sociales normales .
David Lepoutre explique que « la domination peut dans certains cas prendre la forme spécifique du contrôle aigu des frères sur les soeurs, selon le principe, commun aux sociétés à honneur méditerranéennes, de la responsabilité masculine de l'honneur féminin. L'exacerbation de ce contrôle masculin, qui se traduit concrètement par une surveillance quasi-policière [...] et au besoin par une contrainte physique 37 ( * ) , est particulièrement remarquable chez les garçons en échec scolaire et social, généralement délinquants et portés vers un repli identitaire et la recherche d'une application stricte de règles et principes déconnectés du monde social dans lequel ils ont été établis ».
Cette surveillance des filles serait ainsi à mettre sur le compte d'une crise de la masculinité, particulièrement aigue dans les « cités », et d'autant plus sensible qu'elle concerne aussi les valeurs viriles existant dans le milieu professionnel.
Disqualification des conduites virilistes à l'usine
On peut se demander si les garçons de cité ne payent pas au prix fort, au moment de leur mise au travail, les différences de comportement, les effets d'habitus sexués. Au travail, tout se passe comme si la prime allait dorénavant au féminin car ces garçons idéal-typiques, fabriqués par une longue histoire de ségrégation spatiale et sociale, semblent aujourd'hui bel et bien empêtrés dans leur virilité. Virilité qui a très largement perdu sa valeur sur le marché interne du travail ouvrier où d'autres valeurs sont louées (le « dynamisme », le savoir-être, le sens de l'initiative, le goût des responsabilités, un certain sens du dialogue, etc.) et que les garçons de cité tendent à refaire fonctionner sur le marché matrimonial. [...]
Dans la configuration actuelle des rapports au travail, des exigences de la main d'oeuvre ouvrière, le « machisme » des garçons de cité ne peut jouer que contre eux sur le marché interne et externe du travail. [...]
En fait, les garçons issus de l'immigration, les jeunes de cité, tendent de plus en plus à fonctionner comme un groupe fermé, hostile, souvent agressif vis-à-vis de l'extérieur. Ces attitudes, qui se sont considérablement durcies depuis cinq-six ans, ont à voir avec la « culture de rue » dans laquelle ils baignent depuis des années et qui les a largement constitués socialement... Dans cette culture, les valeurs de virilité, déjà valorisées, se sont trouvées exacerbées, et ce, en lien étroit avec la ségrégation (spatiale et sociale) croissante.
Source : Stéphane Beaud et Michel Pialoux, « Jeunes ouvrier(e)s à l'usine. Notes de recherche sur la concurrence garçons/filles et sur la remise en cause de la masculinité ouvrière », Travail, Genre et Sociétés n° 8, novembre 2002.
Ce sociologue nuance toutefois ses propos, considérant que l'école représente une institution de socialisation importante, qui permet de contrebalancer les effets du contrôle social exercé sur les jeunes filles. Le milieu social populaire, le mode de vie urbain spécifique des « cités », la double socialisation, familiale et scolaire, parfois contradictoire, constitueraient autant d'éléments à prendre en considération pour relativiser la contestation de la mixité.
Néanmoins, l'école elle-même n'est plus à l'abri de pressions visant à contester la réalité de la mixité.
* 36 Article intitulé Action ou vérité - Notes ethnographiques sur la socialisation sexuelle des adolescents dans un collège de banlieue, revue Ville Ecole Intégration n° 116, pages 171 à 194, mars 1999.
* 37 C'est votre rapporteur qui souligne.