3. Les « investisseurs à fonds perdus », source de déséquilibres

Les investisseurs , quant à eux, présentent une grande diversité de profils. De nombreux intervenants, les plus puissants, ne se plient pas pleinement aux règles usuelles du jeu économique . On n'évoque pas ici les dérives avérées qui constituent la pathologie d'un football aujourd'hui insuffisamment encadré, mais plutôt le constat que les stratégies des investisseurs y sont fréquemment singulières . En particulier, l'objectif et la contrainte de rentabilité , qui sont de règle dans la vie économique, ne sont souvent pas primordiaux . Quand les investisseurs ne sont pas purement et simplement animés par des motivations extra-économiques, de prestige notamment, ils peuvent considérer leur présence dans un club comme un investissement au service d'autres objectifs économiques.

L'analyse des participations au capital des plus grands clubs français, qui montrent la surreprésentation de groupes de communication ou de distribution, suggère qu'elles répondent souvent à une stratégie de communication plus globale où les retours financiers attendus dépassent largement le seul club concerné, quand il ne s'agit pas d'obtenir un pouvoir d'influence sur des décisions prises par les instances du football dans le cadre de stratégies concernant des secteurs économiques tiers. On fait ici allusion aux organismes intervenant dans le domaine audiovisuel 36 ( * ) .

Participation d'entreprises dans le capital des clubs de football
en France au 31 mars 2000

Investisseurs

Activité

Clubs

Part du capital détenue

Pinault

Distribution, Bois

Rennes

66 %

M6

TV

Bordeaux

66 %

Canal Plus

TV

P.S.G.

56,7 %

R.L. Dreyfus

Articles de sport

Marseille

54 %

MG

Marketing

Strasbourg

51 %

Pathé

TV, Cinéma

Lyon

34 %

Source : J.F. Bourg et J.J. Gouguet (2001).

En dehors des conflits d'intérêt, qu'il faut toujours envisager, le comportement économique des acteurs du football professionnel, dont l'engagement n'est pas limité par la contrainte financière d'un retour sur investissement, perçu à travers les retombées commerciales directes du football, est un élément majeur de perturbations sur le plan commercial, économique, financier et sportif, qu'il est du devoir d'un régulateur de corriger .

L'intervention de mécènes, de « magnats » ou, pour employer un concept plus économique, d'« investisseurs à fonds perdus 37 ( * ) » dans un secteur économique représente un problème important. Cette affirmation peut sembler paradoxale puisque, on l'a indiqué, l'équilibre financier du football, et plus encore celui des clubs les plus engagés financièrement, sont étroitement dépendants du soutien financier de tels investisseurs. Ainsi, on peut estimer que ceux-ci, en représentant la clé de voûte du système, contribuent à sa régulation . C'est ainsi d'ailleurs que les organes en charge de cette régulation présentent souvent leur contribution. Ainsi du conseil d'administration de la LFP qui, dans ses commentaires des statistiques financières de différentes saisons, se félicite de façon récurrente de la forte contribution des actionnaires au maintien d'une situation nette positive.

Cette approche, sans doute justifiée d'un point de vue comptable, n'est pas justifiable d'un point de vue économique . Il faut éviter de confondre les opérations de comblement de passifs que traduisent les interventions d'« investisseurs à fonds perdus » et une action de régulation qui devrait précisément se donner, parmi ces objectifs, de prévenir l'existence de pertes systématiques .

Il faut aller au-delà et mettre en évidence les effets pervers, pour le système économique du football, d'interventions financières à fonds perdus . Leur existence traduit un phénomène de mise entre parenthèses de la contrainte financière, qu'on peut illustrer en évoquant la période désormais révolue où les États finançaient leurs déficits par recours à la création monétaire. On sait que, dans une telle situation, les déséquilibres financiers deviennent structurels et que s'enclenchent des spirales inflationnistes.

De tels enchaînements sont à l'oeuvre dans le football, dont témoigne la hausse des coûts salariaux.

Pour prolonger la comparaison avec le recours à la « planche à billets » par les États, on doit aussi souligner une caractéristique de tels processus : leur caractère insoutenable à terme. Si, pour les États, une certaine durée peut être nécessaire pour que cette insoutenabilité se révèle, il n'en va pas nécessairement de même pour des investisseurs privés intervenant à fonds perdus dans le football.

Si l'ampleur relativement limitée des ressources engagées peut allonger les délais nécessaires à la rupture, celle-ci a toutes chances d'intervenir, soit qu'un accident externe se produise (ainsi des problèmes rencontrés par Parmalat, qui rejaillissent sur le club italien de Parme), soit que le « mécène » « jette l'éponge ».

Les investissements à fonds perdus sont d'autant moins une solution, et d'autant plus un problème, que leur intervention contamine les autres acteurs , c'est-à-dire ceux pour lesquels la contrainte financière n'est pas absente des décisions d'investissement qu'ils prennent, à travers la hausse des coûts qu'ils subissent et les conséquences financières de l'inéquité sportive associée à de trop grands écarts de position par rapport à la contrainte de rareté économique.

Il est de règle sur les marchés que les moyens financiers engagés par les différents concurrents soient inégaux. La sanction du marché permet de départager les concurrents, au besoin en éliminant ceux qui entreprennent des allocations de ressources inefficaces, c'est-à-dire les agents en pertes. Cette dernière sanction ne peut jouer totalement dans le secteur du football puisque les concurrents sont aussi des partenaires. Par ailleurs, les dépenses des investisseurs à fonds perdus montrent que, pour certains intervenants sur le marché du football, la règle du jeu économique fondamentale, qui est la contrainte de rareté n'existe pas, du moins transitoirement.

Votre rapporteur estime que cette situation représente une grave distorsion de concurrence , source de déséquilibres compétitifs et économiques qu'il convient de rationaliser .

La jurisprudence des autorités gardiennes du droit de la concurrence dans le domaine des aides publiques représente un guide éclairant. Le droit européen de la concurrence, qui considère avec une certaine suspicion les aides publiques du fait de leur potentiel de distorsion de la concurrence, utilise un critère d'examen qui mérite une certaine attention. Il consiste à examiner si un « investisseur privé normal » aurait accordé le soutien financier octroyé par l'Etat et à rejeter les aides qui ne respectent pas ce critère. Mutatis mutandis , l'application de ce contrôle conduirait à condamner les interventions des investisseurs privés à fonds perdus. Sans poursuivre plus avant cette réflexion juridique, force est de souligner que les motifs économiques qui fondent la position des autorités de la concurrence face aux aides d'Etat devraient conduire de la même manière à souligner les effets pervers des interventions des investisseurs à fonds perdus et à entreprendre de les limiter.

* 36 On peut toutefois se demander si, comme vecteur de communication, la propriété d'un club de football n'est pas un piège. Sans prétention à posséder l'art du marketing, on peut imaginer que les gains d'image attendus d'un investissement dans le football dépendent des performances du club. Or, celles-ci sont, par nature, instables et le seul moyen à peu près sûr de réduire cette instabilité, mais sur le moyen terme seulement, suppose de consentir des investissements récurrents et élevés. Cet enchaînement, analogue à celui qu'on peut relever chez un joueur de casino, est susceptible de nourrir des déséquilibres chroniques. S'ils ne concernaient que les clubs les mettant en oeuvre, les problèmes seraient limités. Ils sont malheureusement structurels et partagés par l'ensemble des autres acteurs.

* 37 L'existence d'investisseurs à fonds perdus se répand dans le football professionnel. Elle est totalement attestée par les propos de M. Robert Louis-Dreyfus, actionnaire principal de l'Olympique de Marseille, rapportés par le journal « Le Monde » du 19 mai 2004 : « J'ai investi dans ce club à fonds perdus ».

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