D. LES PRINCIPAUX ENSEIGNEMENTS DE CES SIMULATIONS

Comme votre rapporteur l'a rappelé en introduction, une simulation à l'aide d'un modèle macroéconomique ne doit pas être considérée comme une prévision, mais comme un outil d'aide à la réflexion prospective. Un exercice de cette nature vaut au moins autant pour ses résultats que pour les problématiques qu'il fait émerger.

L'étude présentée dans le rapport n'échappe pas à cette caractéristique. A partir d'une question de politique publique très « ciblée » - l'augmentation de l'effort de recherche -, elle illustre en effet, de manière presque surprenante, les débats essentiels relatifs à l'économie française (et européenne) : système universitaire et formation supérieure, qualification et adaptabilité de la main-d'oeuvre, financement et taxation des entreprises, politique industrielle...

1. La formation des chercheurs

En 2001, la France comptait 177 400 chercheurs et ingénieurs de recherche. Le nombre total d'emplois dans la recherche (en comptant les personnels techniques et administratifs) s'élevait à 335 000.

Par ailleurs, l'âge moyen de la « population » des chercheurs est plus élevé que pour la moyenne des autres catégories professionnelles. Un tiers des chercheurs devrait ainsi partir à la retraite d'ici 2012.

Enfin, les simulations présentées ci-dessous montrent qu'une conséquence de la réalisation de l'objectif de 3 % de R&D est la création de 343 000 à 400 000 emplois dans la recherche (chercheurs, ingénieurs, personnels techniques et administratifs). La moitié environ de ce nombre correspond à des emplois de chercheurs.

Il résulte de ces données que le système éducatif et universitaire devra former chaque année un nombre extrêmement élevé de chercheurs (de l'ordre de 10 000 à 15 000), soit certainement bien au-delà de ses « capacités » actuelles 17 ( * ) .

L'objectif de 3 % de R&D pose ainsi un défi en termes d'accompagnement par la politique d'éducation et de formation.

Cette question est d'autant plus cruciale que la baisse du nombre d'étudiants dans les filières scientifiques et techniques, en particulier les formations à l'université, constitue une tendance préoccupante. Depuis 1995, le nombre d'étudiants en premier cycle de formations scientifiques baisse, tendance que l'on constate également au niveau européen.

Ces évolutions interviennent en outre dans un contexte général de concurrence pour attirer les meilleurs chercheurs, dans lequel les Etats-Unis semblent, pour l'heure, disposer d'un net avantage par rapport à l'Europe.

Cette simulation vient ainsi de l'appui de diverses propositions 18 ( * ) en faveur d'une adaptation d'urgence de notre enseignement supérieur, du renforcement de son efficacité par une meilleure évaluation, du rapprochement entre universités et organismes de recherche, de la nécessité de doter les universités d'une taille critique pour leurs missions de recherche.

2. Formation, qualification et adaptabilité de la main-d'oeuvre

Le deuxième enseignement de cette simulation est qu'une augmentation de l'effort de recherche est de nature à accélérer fortement la tendance déjà à l'oeuvre d'une déformation de la structure sectorielle de l'emploi et du processus de « destruction créatrice » 19 ( * ) : augmentation de l'emploi très qualifié dans les secteurs à fort contenu technologique, diminution de l'emploi dans les secteurs manufacturiers « traditionnels », augmentation de l'emploi dans les services et, en particulier, dans les services à la personne.

Ces transformations interviendront en outre dans un contexte de vieillissement de la population au travail , qu'il résulte des évolutions démographiques spontanées ou des politiques publiques visant à augmenter les taux d'activité des travailleurs âgés ou à allonger la durée d'activité.

Ce contexte pourrait rendre encore plus délicate l'adaptation de la main-d'oeuvre à cette transformation de l'emploi, le principal risque en la matière étant la persistance ou l'élévation du chômage structurel, faute de travailleurs aptes ou disponibles pour occuper les emplois créés.

L'objectif de 3 % de R&D suppose donc la mise en oeuvre de politiques d'accompagnement pour favoriser l'adaptation au changement : lutte contre l'échec scolaire, formation tout au long de la vie, valorisation de l'enseignement professionnel, mais aussi pilotage prospectif de l'effort de formation de la Nation. Certainement cette mission pourrait-elle être assignée au Commissariat général du Plan, ce qui serait peut-être de nature à lui donner un nouveau souffle.

3. Quel financement de la recherche ?

Les variantes alternatives financement public / financement privé de l'effort de R&D pour atteindre 3 % du PIB décrites ci-dessus (et présentées à partir de la page 38 de l'annexe), permettent de dégager les enseignements suivants :

- les délais de maturation de la R&D sont tels (de l'ordre de 3 ans pour la R&D privée) que dans la phase initiale, le financement de la recherche par les entreprises se traduit par une dégradation de leur situation financière, ce qui les conduit à augmenter leurs prix et pénalise la production. Cet effet s'estompe certes à moyen terme mais pose le problème du coût de cette transition vers une économie intense en R&D privée ;

- l'accroissement du PIB et de l'emploi est plus élevé lorsque le financement de la R&D est public. Ceci repose sur un effet multiplicateur de ce type de dépenses très élevé. La portée de ce résultat est toutefois limitée puisque le modèle ne tient pas compte des effets négatifs des déficits publics sur les taux d'intérêt et les comportements des agents économiques ;

- il ne serait ainsi pas opportun de tirer argument de ces simulations pour proposer que les dépenses de R&D ne soient pas prises en compte dans les dépenses publiques des pays de l'Union et s'affranchissent ainsi des contraintes du Pacte de stabilité.

Non seulement, cela ouvrirait la porte à des revendications concurrentes ou certainement aussi justifiées, concernant d'autres secteurs « producteurs d'externalités » positives - dépenses d'éducation, d'investissement dans les transports collectifs non polluants, etc. -, mais surtout le Pacte de stabilité, pour autant qu'il soit aménagé 20 ( * ) , doit rester un outil de coordination et de pilotage conjoncturels au niveau de l'Union. En faire un instrument d'intervention sectorielle serait particulièrement hasardeux ;

- il serait également exagéré de s'appuyer sur ces simulations pour conclure, comme le fait l'exercice de prospective FutuRIS lancé par l'Association nationale de la recherche technique (ANRT), que le scénario « le plus satisfaisant » serait celui d'un quasi doublement des financements publics et que « l'hypothèse actuelle de 1 % (du PIB consacré à la recherche) pour le public et 2 % pour le privé n'apparaît guère crédible ».

Ceci supposerait en effet de s'appuyer sur une analyse rigoureuse de l'efficacité et de l'efficience de la recherche publique, ou de l'effet éventuel d'éviction de la recherche privée par la recherche publique . Il faudrait notamment chercher à vérifier si recherche publique et recherche privée sont suffisamment interdépendantes pour se compléter et ne pas se substituer l'une à l'autre.

Ces points ne sont pas traités dans l'étude présentée dans ce rapport : ce n'est pas son objet. Néanmoins, cette étude conduit à considérer que ces points sont essentiels dans la réflexion sur l'avenir de la recherche ;

- le coût élevé de la période transitoire au cours de laquelle les entreprises augmentent leur effort de R&D sans en recueillir tous les fruits explique certainement que l'objectif de 3 % de R&D est un objectif affirmé de très longue date, sans être jamais atteint.

Pourtant, ce coût pourrait être sensiblement allégé par un ensemble de mesures qui auraient peu d'impact sur les finances publiques mais auraient un effet sensible sur le comportement des entreprises en matière de R&D. Des aspects tels que la modification de la réglementation des brevets, afin d'augmenter la rente des innovateurs, la réglementation des marchés de titres, le rôle du capital risque et des banques dans le financement de nombreuses entreprises de haute technologie sont, selon certains auteurs 21 ( * ) , déterminants dans l'explication de la domination apparente des Etats-Unis dans le domaine des technologies de l'information et de la communication et dans le renouveau de la croissance de la productivité américaine depuis 1995.

Sur ces points, les contrastes entre les Etats-Unis et l'Europe, et au sein de l'Europe, sont marqués. Ce n'est donc pas l'objectif de 3 % majoritairement financé par le secteur privé qui n'est « guère crédible », mais plutôt de considérer que cet objectif pourrait être atteint sans que ces aspects ne soient pris en considération.

4. Pour des commandes publiques européennes ?

Dans les simulations présentées dans ce rapport, c'est la variante dans laquelle l'augmentation de l'effort de recherche résulte pour une bonne partie de l'augmentation de commandes publiques qui a les effets les plus positifs sur la croissance et l'emploi.

Là encore, l'interprétation de ces résultats doit tenir compte de l'absence de rétroaction de l'accroissement du déficit public, lié à l'augmentation des commandes publiques, sur les taux d'intérêt, les comportements d'épargne ou d'investissement.

Néanmoins, les mécanismes mis en évidence par les simulations méritent d'être rappelés :

- l'économie bénéficie de la concentration de l'effort supplémentaire de R&D sur les secteurs à haute technologie, secteurs qui profitent d'une meilleure productivité de la recherche et qui sont « émetteurs » de savoir-faire en faveur des autres secteurs ;

- une moindre croissance de la productivité dans les secteurs à forte intensité en main-d'oeuvre, contrepartie de la concentration de la recherche sur les secteurs à haute technologie, permet une forte croissance de l'emploi et de soutenir la demande des ménages à long terme.

Ces travaux s'inscrivent ainsi utilement dans les débats actuels sur la nécessité d'une relance des commandes publiques européennes ciblées sur les grands programmes technologiques et sur l'intérêt d'une politique industrielle en Europe.

Il semble bien en effet que « les principales difficultés des entreprises technologiques européennes par rapport aux entreprises américaines tiennent (...) à la faiblesse des commandes publiques et des contrats de recherche, clairement illustrée par le niveau des dépenses militaires, spécialement à contenu important en nouvelles technologies » 22 ( * ) . Les dépenses publiques de R&D à des fins militaires s'élevaient ainsi en 2000 à 43,6 milliards de dollars aux Etats-Unis, contre 3,2 milliards de dollars en France, 3,8 au Royaume-Uni ou 1,4 an Allemagne (source : OCDE).

Concernant la France, les succès passés en énergie, télécommunications, aérospatial n'auraient pas été obtenus sans les commandes publiques qui ont permis la constitution de centres de recherche technologique de haut niveau.

Plus globalement, l'Europe a donné depuis une vingtaine d'années, la priorité à l'élargissement, la politique de la concurrence et l'approfondissement de l'intégration du marché. Dans cette approche, l'efficacité et la croissance devaient découler à la fois des règles de concurrence et de l'extension du marché.

A l'opposé, les Etats-Unis ont choisi de soutenir l'innovation, non seulement à travers la relance massive du budget militaire et le soutien en aval des industries aéronautiques, électroniques ou médicales, mais également par un fort accroissement du financement global de la R&D dans les nanotechnologies, les biotechnologies et les technologies de l'information et de la communication.

Faute d'une politique d'innovation ambitieuse, les pays européens, à la différence des Etats-Unis, n'ont pas pu profiter suffisamment du potentiel de croissance qui permettrait de développer des emplois dans des activités à forts gains de productivité.

Le rattrapage des Etats-Unis par l'Europe en termes de niveau de vie et de productivité globale s'est interrompu depuis le début des années 90 : peut-être faut-il y voir la conséquence des choix de politique industrielle rappelés ci-dessus.

A l'image de ses concurrents, plus particulièrement les Etats-Unis et le Japon, l'Europe a le plus grand intérêt à se fixer des objectifs de long terme en matière de recherche et d'innovation et à se donner les moyens de les réaliser : la nécessité d'atteindre la taille critique, tant au niveau des entreprises que des marchés, d'éviter l'absence de coordination entre Etats-membres et les pertes d'efficience qui en découlent, et d'assurer la cohérence à long terme des options communautaires, plaide certainement pour un pilotage de la politique de recherche au niveau de l'Union.

La troisième partie (ci-après) de ce rapport propose ainsi une présentation et une analyse de la politique européenne de recherche.

* 17 Pour donner quelques ordres de grandeur, puisqu'il est évidemment extrêmement difficile de connaître précisément le nombre de chercheurs qui sont recrutés chaque année dans le secteur privé, il faut avoir à l'esprit qu'entre 1992 et 2002, 13 000 enseignants chercheurs nouveaux ont été recrutés, ou encore qu'en 2000 le nombre total de doctorats délivrés s'élevait à 10 000.

* 18 Voir notamment le rapport de M. Yves FREVILLE, sénateur (Des universitaires mieux évalués, des universités plus responsables, Sénat n° 54, 2001-2002) et le rapport du Conseil d'Analyse Economique de Philippe AGHION et Elie COHEN « Education et croissance ».

* 19 Pour reprendre la formule célèbre de SCHUMPETER.

* 20 Cf. le rapport de votre Délégation sur ce point : Sénat n° 369, 2002-2003.

* 21 Voir notamment R.J. GORDON (2001) « Technologie et performances économiques aux Etats-Unis ».

* 22 Voir notamment « Productivité et croissance », p. 144, par Patrick ARTUS et Gilbert CETTE.

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