2. Une préférence européenne pour le loisir ?

Beaucoup de travaux universitaires ont cherché à expliquer la différence de niveau de PIB par habitant entre les États-Unis et l'Europe.

Robert J. GORDON, professeur d'économie à Northwestern University, considère ainsi qu'une part importante de l'avantage américain est consacré au maintien de conditions de vie acceptables et comparables à celles des européens, dans un environnement naturel beaucoup plus hostile (nécessitant une consommation et une production plus importantes d'énergie pour le chauffage et la climatisation), aux services de transport liés aux distances et au gigantisme des zones urbaines américaines et aux services de sécurité dans un environnement plus criminogène 42 ( * ) .

D'autres auteurs 43 ( * ) considèrent que les systèmes fiscaux rendent le travail plus coûteux que le loisir en Europe, et expliquent ainsi les différences en termes d'offre de travail entre l'Europe et les États-Unis.

Ou encore que les accords de partage du travail « défensifs » dans les secteurs en déclin n'ont pas créé d'emploi, mais ont rendu plus rentable l'allongement des vacances et des loisirs grâce à un effet multiplicateur social.

Toutes ces explications contiennent certainement leur part de vérité, mais celle qui a recueilli le plus d'écho en Europe et suscité le plus de commentaires est celle d'Olivier BLANCHARD 44 ( * ) , par ailleurs économiste américain, réputé connaître le fonctionnement des économies européennes : le niveau plus faible du PIB/habitant en Europe résulterait d'une « préférence pour le loisir ».

La forte augmentation de la productivité horaire y aurait permis une baisse de la durée du travail, ce qui se traduit par une moindre progression de la productivité par tête et donc du revenu (qui évolue globalement en ligne avec la productivité par tête. Les salariés européens auraient ainsi préféré bénéficier de plus de loisir au détriment de leur revenu.

Si comptablement les évolutions de la durée du travail, de la productivité horaire et du revenu ainsi décrites sont compatibles avec les statistiques présentées ci-dessus, la notion de « choix » ou de « préférence » prête cependant à discussion, ne serait-ce que parce qu'elle dessine une réalité prédéterminée pour l'Europe dans les décennies à venir, qui rendrait vain l'espoir d'un rattrapage du niveau de vie américain.

Certes, selon Olivier BLANCHARD, le choix de plus de loisirs pour moins de revenu est économiquement rationnel : le travail est une ressource rare et le loisir a donc une valeur économique ; si l'on mesurait la valeur implicite de l'heure de loisir à partir du salaire horaire, le PIB par habitant de l'Europe serait équivalent à celui des États-Unis.

Toutefois, ni la volonté ni la capacité des salariés européens d'imposer leur préférence pour le loisir ne sont claires :

- la diminution du nombre d'heures travaillées par habitant par rapport aux États-Unis ne résulte-t-elle pas avant tout de la hausse du chômage à partir du milieu des années 70, de la baisse des taux d'emploi liée aux mesures d'exclusion de la population active de certains publics (dispositifs de préretraites, par exemple), ou du développement du temps partiel subi ?

Olivier BLANCHARD montre néanmoins dans sa contribution que la diminution, relativement aux États-Unis du nombre d'heures travaillées par habitant résulte presque exclusivement de la réduction de la durée du travail par salarié à temps plein .

- la baisse du nombre d'heures travaillées par habitant en Europe n'est-elle pas la conséquence du système fiscalo-social qui pèse sur l'offre du travail ?

Olivier BLANCHARD conteste également cet argument en prenant l'exemple de l'Irlande où la taxation du travail a peu évolué entre 1970 et 2000, où elle ne peut être considérée comme pénalisante comparativement aux États-Unis et où la durée du travail par travailleur a pourtant diminué comme la moyenne de l'Union européenne (- 25 % sur la période 1970-2000).

Il en déduit que le rôle de la fiscalité est secondaire dans la baisse du nombre d'heures travaillées par tête entre 1970 et 2000 45 ( * ) .

Cependant, comme toute explication monocausale, la thèse d'une « préférence européenne pour le loisir » a le défaut de masquer une réalité européenne moins uniforme et plus complexe :

- la notion d'un modèle européen unique qui proposerait un arbitrage caractéristique, et différent du modèle américain, entre productivité du travail et intensité du travail, est trompeuse . S'il y a bien une moyenne européenne influencée notamment par les modes d'arbitrage entre productivité et durée du travail de la France et de l'Allemagne, on observe des fortes variations autour de cette moyenne : différences importantes des taux d'activité (faibles taux en Belgique ou en France, taux élevés aux Pays-Bas et dans les pays scandinaves), de durée du travail (durée du travail proche du niveau américain dans les pays du sud de l'Europe, faible durée du travail en France, Allemagne ou aux Pays-Bas 46 ( * ) ) ;

- la thèse de la préférence pour le loisir peine à expliquer les évolutions intervenues en Europe à partir des années 90, caractérisées par un fort ralentissement de la productivité et une hausse des taux d'emploi (évolutions qui seront détaillées dans le chapitre III ) ;

- elle ne décrit pas comment s'exprime la préférence des salariés pour le loisir, en fonction de leur pouvoir de négociation, très différent selon les pays européens. Ainsi, en France, entre les réductions par voie législative, la durée du travail est stable ;

- enfin, elle ne permet pas de comprendre pourquoi les pays européens, avec des marchés du travail, une durée du travail et un niveau de productivité pourtant très différents, ont connu exactement au même moment 47 ( * ) les mêmes ruptures dans le processus de rattrapage, notamment au début des années 1980 et 1990 (cf. graphique n°10 page 55).

Ceci suggèrerait que les facteurs macroéconomiques ont été déterminants et en particulier les politiques mises en oeuvre en Europe pour contrer les poussées inflationnistes survenues à ces deux périodes. Contrairement aux États-Unis, la lutte contre l'inflation en Europe a été marquée par une longue phase d'adaptation en raison de la construction de l'union monétaire et de la poursuite d'une crédibilité anti-inflationniste.

L'hypothèse qu'un calibrage inadapté de la politique de lutte contre l'inflation ait pesé sur la croissance en Europe, freinant la croissance et induisant une hausse du chômage, et ai contraint chaque pays européen à ses propres arbitrages entre productivité, durée du travail, emploi et revenus 48 ( * ) , semble ainsi, selon votre rapporteur, sous-estimée.

* 42 R.J. Gordon « Two centuries of economic growth : Europe chasing the american frontier », CEPR n° 4415 (2004).

* 43 Notamment E.C. Prescott « Why do Americans work so much than Europeans ? », Federal reserve Bank of Minneapolis Preview, volume 28 n°1 (juillet 2004).

* 44 « The Economic future of Europe », op. cit.

* 45 La fiscalité expliquerait ainsi un tiers seulement de cette baisse, les deux tiers restants résultant d'un choix volontaire des travailleurs.

* 46 L'économiste André Sapir distingue ainsi quatre modèles sociaux différents en Europe : un modèle nordique, un modèle anglo-saxon, un modèle méditerranéen, et un modèle d'Europe continentale.

* 47 Hormis des phénomènes de rattrapage très spécifiques comme pour l'Irlande.

* 48 Arbitrages qui ont, par ailleurs, varié avec le virage pris au cours des années 90 en faveur d'un enrichissement du contenu en emplois de la croissance.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page