2. Les limites pratiques et politiques à la coopération

La coopération européenne dans le domaine polaire ne se développera que si les limites pratiques et politiques à son développement sont dès le départ prises en compte. Dans le cas contraire la France s'exposerait à des déceptions et au découragement.

Au niveau politique tout d'abord, il convient de prendre en compte les missions dévolues aux différents opérateurs polaires par leur gouvernement. Car chez la plupart de nos partenaires, la recherche n'a pas qu'un objectif scientifique.

Ainsi, depuis la guerre des Malouines et la contestation de l'Argentine de certaines possessions australes du Royaume-Uni, ce pays a décidé de donner d'importants moyens au British Antarctic Survey au détriment de l'organisme historique, le Scott Polar Research Institute. Le BAS doit en revanche travailler quasi exclusivement dans la portion de l'Antarctique revendiquée par la Grande-Bretagne. Il n'a pas le droit d'utiliser plus d'une certaine proportion de ses moyens pour des recherches en dehors de cette zone ou en Arctique. Le SPRI a vu, lui, ses moyens beaucoup diminuer et a dû se focaliser sur l'Arctique.

Dans le cas de l'Allemagne, après la réunification, le gouvernement a demandé à l'Alfred Wegener Institut de mener une coopération active avec la Russie dans le domaine polaire.

Celle-ci s'est d'abord développée dans le cadre de l'étude de la mer de Laptev, rassemblant plus de 150 chercheurs russes et allemands. Cette zone est extrêmement intéressante puisque c'est un lieu important de formation de la banquise et de la dérive arctique en raison du déversement de plusieurs fleuves. Le programme de recherche germano-russe comprend l'étude du permafrost (évolution et évaluation de son rôle de puits ou de source de gaz à effet de serre), des effets des changements environnementaux (dynamique biogéochimique, réponse des écosystèmes arctiques), des interactions terrestres et marines dans la zone côtière, et des changements environnementaux dans un passé proche (100 ans) et lointain (5 millions d'années).

C'est à la suite du succès de cette première collaboration que l'Allemagne, à travers l'AWI, et l'Institut pour les sciences de la mer de Kiel ont ouvert un laboratoire à l'AARI de Saint-Pétersbourg. Ce laboratoire, nommé Otto Schmidt, du nom d'un scientifique russe, a été créé en 2000. Le principal objectif est de former des jeunes scientifiques russes à travers l'attribution de bourses dans les champs de la météorologie, de l'océanographie, de la chimie marine, de la biologie et des géosciences. Une école d'été et des échanges de professeurs sont en outre organisés. Le financement des bourses est assuré par le ministère allemand des sciences, pour 12 mois renouvelables. Au cours des six dernières années, 150 scientifiques provenant de 16 organismes de recherche russes ont bénéficié de ces bourses.

Le succès de ce programme a incité l'Institut polaire norvégien à venir s'y agréger. Ce laboratoire bilatéral norvégo-russe est dénommé Fram, nom du navire sur lequel Fritjof Nansen a effectué la première dérive transpolaire à la fin du 19 e siècle. Il se consacre à l'étude du changement climatique en Arctique. Il fonctionne sur le même principe que le laboratoire Otto Schmidt et lui est quasiment intégré car il n'y a pas différence physique entre les différents locaux.

Les responsables russes, allemands et norvégiens ont d'ailleurs clairement indiqué à votre rapporteur que les locaux de ces laboratoires disposaient encore de deux pièces libres d'une dimension équivalente à celles occupées par les Norvégiens et qu'ils souhaitaient vivement que la France puisse y installer son drapeau . Pour votre rapporteur, la réponse paraît s'imposer d'elle-même, il nous faut donner suite à cette proposition . Il ne peut être que surpris et déçu que nous n'ayons pas encore pu proposer aux Russes une véritable collaboration.

Depuis 2002, l'université de Saint-Pétersbourg a ouvert un master en anglais à une vingtaine d'étudiants russes sur les systèmes environnementaux marins et polaires (POMOR) en partenariat avec les instituts allemands susmentionnés, l'université de Brême et l'institut de recherche sur la mer Baltique. Le premier semestre est consacré aux enseignements tandis qu'au cours du second un stage d'un mois dans une des institutions allemandes partenaires peut être effectué. A l'issue, les étudiants reçoivent le double diplôme des universités de Brême et Saint-Pétersbourg.

Elle attache également une importance beaucoup plus grande à l'Arctique par tradition et coopération avec les pays nordiques.

La Norvège, le Danemark, la Suède et la Finlande sont aussi des pays fortement présents avec des priorités qui leur sont propres en raison de leur forte tradition polaire et marine et à leur géographie.

Les liens du Danemark avec le Groenland font que ce pays est très présent dans les forages qui y sont réalisés. C'est pour lui une « priorité nationale » que de trouver de la glace ancienne montrant l'état de la calotte au moment où celle-ci pourrait avoir complètement disparu, il y a 120 à 125 000 ans.

Au niveau pratique, ensuite, il faut prendre en compte la géographie des implantations et les traditions scientifiques.

D'un point de vue logistique, sur un continent antarctique plus grand que l'Europe, il n'est pas possible de décréter une coopération par principe entre pays européens. Les implantations sont trop éloignées les unes des autres pour imaginer une mise en commun généralisée. Il est complètement impossible de desservir les bases de l'Ouest avec les mêmes moyens que les bases de l'Est. Aucune coopération logistique n'est donc possible par exemple entre la France et le Royaume-Uni sur ce plan, c'est également vrai avec l'Allemagne. De la même manière, le partage des moyens navals obéit à des contraintes spécifiques. Le brise-glace allemand Polar Stern ne peut pas accoster à Dumont d'Urville en raison de son tirant d'eau et de la situation insulaire de la base, il en est de même des brise-glace américains opérant en mer de Ross pour desservir McMurdo.

Ces difficultés ne devraient cependant pas exclure une réflexion commune sur l'équipement voir la constitution d'une sorte de centrale d'achat. Il est tout de même frappant de voir les différents opérateurs acquérir de petites quantités de matériels souvent identiques ou destinés aux mêmes fins, alors que des achats groupés apporteraient sans doute de substantielles économies. C'est tout particulièrement vrai pour les matériels les plus coûteux : les tracteurs de charge pour rejoindre les stations continentales, chacun fabriquant quelques prototypes avec ses propres spécificités à partir d'un modèle de série différent. N'est-il pas envisageable, alors que tous sont destinés aux mêmes missions dans des zones similaires, d'acquérir un modèle commun ?

Sur le Spitzberg la situation est complètement opposée puisque l'archipel est facilement accessible par voies aérienne et maritime et que toutes les bases scientifiques sont situées dans le même lieu.

Enfin, en termes scientifiques, les coopérations ne peuvent être menées que si des échanges scientifiques pertinents peuvent avoir lieu. Chaque pays a son ou ses domaines d'excellence et il faut jouer les synergies et les complémentarités. Il n'est donc pas réaliste d'avoir une coopération scientifique sur tout le champ de la recherche en milieu polaire. Il faut plutôt envisager des coopérations à géométrie variable selon les intérêts et compétences. En matière scientifique, la coopération ne peut à elle seule être un objectif.

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