D. MME JOËLLE ROBERT-LAMBLIN, ANTHROPOLOGUE, CNRS

Les peuples arctiques : peuples premiers et premiers hommes face au réchauffement -

J'aimerais d'abord souligner que pour la première fois, une année polaire internationale inscrit les aspects humains (questions socio-économiques, culturelles et politiques) à son programme de recherches. C'est précisément cette dimension humaine et sociale des changements climatiques en Arctique que j'aborderai, de manière schématique, dans cette brève intervention.

Qui sont les « peuples premiers » de l'Arctique ?

Par leurs origines, leurs langues, leurs modes de vie, leurs choix culturels et leur situation politique, les peuples autochtones de l'Arctique se caractérisent par une forte diversité. Toutefois, ils ont en commun un mode de vie en étroite symbiose avec un environnement d'une extrême rigueur (froid intense, obscurité hivernale, absence de terres arables, etc.) dont ils ont réussi à exploiter au mieux les ressources.

Ces populations vivent dispersées sur des territoires très vastes qui entourent l'océan Arctique. Les espaces sur lesquels elles exerçaient leurs activités traditionnelles ont été considérablement réduits par l'afflux de populations allochtones, venues au cours du 20 e siècle participer à la militarisation ou à l'exploitation industrielle de ces contrées.

Aujourd'hui, le poids démographique des peuples autochtones de l'Arctique est faible. Devenus minoritaires sur leurs terres ancestrales, ils représentent moins d'un demi-million d'individus, alors que les immigrants dans leurs régions y sont près de huit fois plus nombreux. Deux territoires font cependant exception : le Groenland et le Nunavut - devenus autonomes respectivement en 1979 et 1999 - dont la population est inuit à plus de 85 %.

Il nous paraît utile de donner quelques précisions démographiques sur ces populations placées sous la souveraineté de sept Etats.

Avec quelque 140 000 représentants, les Inuits et les Yupiks se répartissent entre quatre Etats : le Danemark (pour le Groenland), le Canada, les Etats-Unis (pour l'Alaska) et la Russie.

Les Aléoutes, qui appartiennent à la même famille linguistique, comptent environ 12 500 individus. Pour l'essentiel, ils sont implantés en Alaska, mais quelques-uns se trouvent en Sibérie.

Les Amérindiens d'Alaska et du Nord canadien, essentiellement des représentants du groupe Athapascan, sont moins de 26 000. A ceux-là s'ajoutent environ 11 400 Tlingits et seulement 50 Eyaks.

En Europe du Nord, les Sâmes, ou Lapons, représentent une communauté d'environ 70 000 personnes, réparties entre quatre Etats : Suède, Finlande, Norvège et Russie.

Enfin, les « petits » peuples du nord de la Russie, soit une vingtaine d'ethnies, totalisent à peine 187 000 représentants. La communauté la plus nombreuse est celle des Nénetses, avec plus de 41 000 membres, et les groupes les plus faibles ne dépassent pas quelques centaines d'individus. Leurs ethnonymes sont : nénetse, énetse, khanty, mansi, dolgan, nganassane, evenk, évene, youkaghir, tchouktche, koriak, pour n'en citer qu'une partie.

On notera que le peuple Sakha ou yakoute, qui constitue un groupe turcophone important avec ses 430 000 représentants, ne figure pas au nombre des minorités autochtones de l'Arctique russe, bien qu'il occupe une partie de cet espace géographique.

Menant traditionnellement une existence nomade ou semi-nomade, tous ces peuples se sont acclimatés aux conditions les plus extrêmes de notre planète, tirant la totalité de leurs moyens de subsistance d'un écosystème qu'ils ne considèrent pas comme inhospitalier.

Les uns se sont adaptés au milieu marin, tels les Eskimos/Inuits et Yupiks, qui ont développé à la perfection la pratique de la chasse aux mammifères marins.

D'autres, vivant dans la toundra ou la taïga, se sont spécialisés dans la chasse puis l'élevage du renne (c'est le cas des Sâmes et de diverses communautés sibériennes), ou encore la capture des animaux à fourrure et la pêche en rivière, que pratiquent de nombreuses ethnies sibériennes et nord-amérindiennes.

Quel impact le réchauffement climatique peut-il avoir sur les sociétés arctiques ?

Même si certaines d'entre elles ont pu connaître une extraordinaire mutation socio-économique dans la deuxième moitié du 20 e siècle, les populations de l'Arctique restent étroitement liées au milieu polaire et à ses écosystèmes, dont l'équilibre est particulièrement fragile et vulnérable. A titre d'illustration de cette fragilité, on peut rappeler que le lichen, nourriture principale des rennes et des caribous, ne pousse que de quelques millimètres par an.

Un changement marqué et durable est de nature à bouleverser, voire menacer la diversité culturelle des minorités autochtones du Nord et même, dans certains cas, leur existence.

Pour l'heure, l'impact du réchauffement est diversement ressenti selon les régions, mais les modes de vie en sont déjà affectés. « Silaa Nalagavok » , « Le climat est le maître » : cette formule couramment utilisée au Groenland souligne la forte dépendance de l'homme du Nord à ce facteur. Le chasseur de mammifères marins ou le pêcheur artisanal devront adapter leurs activités à des changements majeurs, liés au raccourcissement de la période hivernale, aux modifications de comportement du gibier, voire à la disparition de certaines de leurs ressources ancestrales. La diminution de la banquise entraîne une raréfaction déjà perceptible des espèces chassées (phoques et ours blancs) et oblige à une adaptation des pratiques cynégétiques, notamment la pose des filets sous la glace de mer, ou la traque du gibier au milieu des glaces dérivantes. En outre, l'amincissement de la couche de glace constitue un danger permanent pour les chasseurs, lorsqu'ils se déplacent en moto neige ou en traîneau à chiens.

Pour leur part, les nomades éleveurs de rennes, sâmes ou sibériens, redoutent les chaleurs estivales plus accentuées, qui épuisent les troupeaux et entraînent une prolifération d'insectes. De même, ils constatent une augmentation des précipitations de neige en hiver, perturbant les transhumances et empêchant les bêtes d'accéder aisément à leur nourriture. Enfin, les brutales alternances de température provoquent, sur les sols détrempés, la formation d'une couche de glace plus redoutable encore pour la faune herbivore.

Dans quelques communautés du Nord, le réchauffement du pergélisol, l'érosion des côtes et des bords de rivière menacent les installations villageoises, comme cela s'observe déjà en Sibérie nord-orientale ainsi qu'au nord-ouest de l'Alaska. Le déplacement de villages entiers est envisagé, mais le coût humain et financier en sera très lourd. Pour les communautés sibériennes, déjà en situation de grande précarité depuis la fin de l'Union soviétique, les difficultés s'accumulent avec l'apparition récente de ces dérèglements climatiques.

Sur le plan politique, les gouvernements locaux et les organisations qui défendent les droits et les intérêts collectifs des autochtones, tels la Conférence circumpolaire inuit, le Conseil saami, l'Association des peuples autochtones du Nord, l'Association internationale des Aléoutes, sont tout à fait conscients des problèmes environnementaux liés au réchauffement. Ils sont également conscients que les changements climatiques, qui rendent plus accessibles les ressources de leur sous-sol, favorisent une course internationale aux richesses énergétiques et minérales dans leurs régions. De fait, les demandes de prospection et d'exploitation off-shore du pétrole et du gaz se multiplient, tandis que l'ouverture potentielle de la route maritime du nord sibérien et celle du passage du nord-ouest attisent les convoitises.

Quel en sera l'impact sur les petites sociétés qui bordent ces routes ? Y trouveront-elles l'occasion d'un désenclavement et de retombées économiques, ou seront-elles au contraire soumises à une terrible menace pour leurs modes de vie et leurs cultures qui ne résisteront pas à ce choc économique et culturel ? A cela s'ajoutent les risques écologiques majeurs que cette situation nouvelle pourrait engendrer, notamment en cas de marée noire.

Le passé permet-il d'éclairer l'avenir ?

Au cours de la préhistoire, les variations de température ont provoqué des changements majeurs dans les cultures arctiques, l'archéologie en porte témoignage. Le schéma présenté ici (fig. 1) met en regard les fluctuations climatiques du passé et les diverses cultures qui se sont succédé au Groenland. On note en particulier que le début de la longue période durant laquelle ce territoire est resté inhabité, correspond au pic de refroidissement observable vers 200 avant notre ère. L'implantation au Groenland des Vikings venus d'Europe, comme leur disparition, peuvent également être corrélées avec l'évolution du climat.

Fig.1- Variations climatiques et peuplement du Groenland de -2500 à nos jours

(graphique H.C. Gullöv, in Grönlands forhistorie , Gyldendal, Köpenhavn 2005, p. 22).

Sans remonter aussi loin dans le temps, un réchauffement des eaux marines au cours de la première moitié du 20e siècle s'est traduit par des effets considérables sur les activités des communautés groenlandaises, qui vivaient presque exclusivement de la chasse aux mammifères marins. Un afflux soudain de morues près du littoral a provoqué une très sensible évolution socio-économique chez ces groupes humains : changements dans les activités et les modes de vie, développement de centres urbains autour de pêcheries et d'installations portuaires, sédentarisation et regroupement des habitats jusque là très dispersés (fig. 2). Il en résulte qu'actuellement, plus de 80 % de la population du Groenland vit désormais en ville, dont un quart dans la capitale, Nuuk. Cependant, l'abondance de cette ressource halieutique nouvelle fut de courte durée. La pêche à la morue fut alors remplacée par celle de la crevette, induisant de nouvelles adaptations économique. Des observations de même nature ont pu être effectuées en Sibérie et en Alaska comme au Canada.

Fig. 2- Correspondance entre fluctuations climatiques et changements socio-économiques
a/ évolution des températures moyennes dans l'Arctique : du Petit Age glaciaire au réchauffement contemporain (graphique M.-F. André, in Le monde polaire. Mutations et transitions , Éd. Ellipses, Coll. Carrefours, Paris 2005, p.12).

b/ évolution de la population du Groenland et croissance urbaine, de 1950 à 2003.

Une part importante des peuples de l'Arctique est entrée dans la modernité. Nombreux sont les habitants de ces régions qui vivent désormais d'emplois salariés, dans le secteur administratif, les services et la construction. Toutefois, s'ils ne sont plus directement dépendants des ressources de leur milieu pour leur survie, leurs modes de vie, leurs systèmes de pensée et de gouvernement se fondent encore largement sur la relation particulière que l'homme continue d'entretenir avec la nature, lien fondamental qui irrigue la culture et les représentations de l'ensemble de ces peuples.

Tout au long de leur histoire, les populations arctiques ont dû faire face à une succession de défis, le plus souvent engendrés par des changements climatiques. C'est leur exceptionnelle faculté d'adaptation qui a permis à certains groupes de surmonter les crises et de se maintenir jusqu'à l'époque moderne, en dépit de leur faiblesse démographique.

Le nouvel épisode dans lequel nous nous trouvons à présent aura probablement un impact de nature différente, car il se combine aux effets de la mondialisation. Ce n'est plus seulement de la capacité d'adaptation de ces hommes du Nord que dépend leur survie. En effet, les enjeux environnementaux et géostratégiques ont pris une telle dimension qu'une coopération circumpolaire est devenue indispensable. Elle s'exerce notamment dans le cadre du Conseil de l'Arctique, créé en 1996, qui regroupe les huit Etats circumpolaires et les organisations des peuples autochtones, avec pour mandat de protéger l'environnement arctique et d'améliorer le bien-être économique, social et culturel des autochtones du Nord.

Les recherches en sciences humaines et sociales en Arctique

Si le réchauffement climatique se traduit d'ores et déjà par des effets perceptibles, ce n'est véritablement qu'après plusieurs années d'enquêtes systématiques auprès des populations, que des tendances et des conclusions pourront se dégager. Anthropologues et ethnologues se sont donné pour mission de recueillir les savoirs des autochtones fondés sur une observation aiguë de leur environnement et de son évolution. A ce titre, les témoignages des générations les plus âgées, héritières d'une riche et longue tradition orale, se révèlent une source d'enseignements extrêmement précieuse.

Par ailleurs, les recherches en archéologie et paléo-génétique ont maintes informations à nous livrer sur le passé des populations des régions boréales, afin de mieux comprendre les mécanismes anciens d'adaptation humaine et sociale au milieu. Néanmoins, les chercheurs qui se penchent sur le devenir des populations arctiques ne se bornent pas à observer et analyser les changements induits par le réchauffement climatique. Leurs investigations portent également sur la démographie, le développement économique à l'échelle locale et régionale, l'évolution politique qui va de pair avec une forte affirmation identitaire...

Au-delà de ces aspects, on peut citer parmi les thématiques traitées par les chercheurs de ces disciplines :

• les phénomènes de déstructuration familiale et sociale qui affectent ces communautés souvent en proie à l'alcoolisme et au suicide ;

• l'alimentation et la santé confrontées à l'apparition de nouvelles pathologies et aux effets de la pollution chimique sur les ressources alimentaires traditionnelles ;

• les questions relevant de l'éducation et de la formation professionnelle, qui conditionnent l'émergence ou le développement d'une administration autochtone de ces territoires ;

• l'analyse des pratiques rituelles et des croyances, traditionnelles ou nouvellement introduites, notamment en Sibérie après la chute du régime soviétique ;

• l'étude et le sauvetage de langues menacées de disparition, qui apparaissent comme un devoir afin de préserver la diversité culturelle de la planète déjà fortement appauvrie.

Tenant compte de ces enjeux, les programmes de recherche sont désormais menés en coopération étroite avec les communautés concernées et impliquent la participation ou la formation de chercheurs autochtones.

Dans le domaine de la recherche, c'est donc un vaste chantier d'études qui s'ouvre aujourd'hui. Conduit dans un esprit d'interdisciplinarité et de collaboration internationale, il vise à contribuer à la connaissance et à la préservation des peuples, des modes de vie et des cultures, dans cet environnement unique qu'est l'Arctique.

Je vous remercie.

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