C. M. YVON LE MAHO, BIOLOGISTE, CNRS

La biodiversité polaire : une richesse menacée

Monseigneur,

Madame la Ministre,

Madame la Présidente du CNRS,

Monsieur le Secrétaire général,

Messieurs les Parlementaires,

Chers Collègues,

Chers Amis des pôles,

Face à ces deux enjeux majeurs que sont, pour les générations futures, les changements climatiques et la préservation de la biodiversité, force est de constater qu'ils sont traités de manière différente dans les médias. Le changement climatique commence à être pris au sérieux, mais le plus souvent, comme me l'a dit un jour Jean-Louis Etienne avec sa finesse habituelle, on a le sentiment que, dans le discours sur les enjeux climatiques, le vivant constitue au mieux le décor... La société n'a pas encore bien assimilé, sauf peut-être pour l'ours polaire, la gravité de l'extinction des espèces engendrée par l'homme. Eu égard aux préoccupations économiques et sociales, la préservation de la biodiversité apparaît souvent comme un sujet d'intérêt. Depuis mon hivernage en terre Adélie, combien de fois ne m'a-t-on pas dit dans un sourire : « Mais à quoi cela sert-il d'étudier les manchots ? N'y a-t-il pas des sujets plus sérieux, comme le génome ? » . Le climat serait-il un thème sérieux pour les scientifiques et l'écologie un sujet pour les explorateurs, cinéastes et photographes ?

Loin de moi l'idée de minimiser le rôle de Jean-Louis Etienne, de Yann Arthus-Bertrand, de Jean-Jacques Annaud, de Jacques Perrin, de Nicolas Hulot. Sans ces derniers, notamment Nicolas Hulot, nous n'aurions pas assisté à cette prise de conscience spectaculaire de l'importance des enjeux environnementaux dans la campagne présidentielle. Toutefois, mon objectif est aujourd'hui de vous montrer que l'écologie est également une discipline scientifique comme les autres. Mon propos est notamment de vous montrer comment les travaux menés par les équipes du CNRS et du Muséum national d'histoire naturelle, dans le cadre de l'Institut polaire Paul-Emile Victor, en collaboration avec des équipes britanniques, américaines, japonaises, australiennes et d'autres encore, se situent à l'avant-garde de l'étude de l'impact du changement climatique sur la biodiversité, qui constituent comme on l'a vu les deux principaux thèmes de l'année polaire internationale.

Pour le cinéaste et le scientifique, l'acteur est le même - le manchot empereur - mais alors que le cinéaste cherche à émouvoir dans toutes les chaumières de la planète, le scientifique se donne pour objectif de comprendre par quels mécanismes l'animal fait face aux contraintes environnementales.

La Marche de l'empereur a merveilleusement popularisé l'image de ces mâles qui, pour couver leur oeuf, jeûnent au coeur de l'hiver antarctique dans un froid extrême pour l'homme. On a retenu l'idée que ceux-ci passent des jours, voire des semaines, serrés les uns contre les autres afin de survivre à quatre mois de jeûne. Une image émouvante dans le film renvoie à ces « tortues » de manchots empereurs qui se dispersent, les mâles étant surexcités par le retour des femelles pour assurer la relève à la fin du jeûne. En effet, comme vous vous en doutez, elles sont naturellement en retard !

De notre côté, nous avions montré il y a une dizaine d'années que les manchots empereurs, en se serrant les uns contre les autres, sont capables d'abaisser leur niveau de dépense énergétique, réduisant le métabolisme de 25 %. Quel en est le mécanisme ? Est-ce une sorte d'hibernation, dans laquelle le métabolisme diminue avec la température interne ?

Grâce aux progrès en micro-électronique et micro-informatique - qui montrent la pluridisciplinarité de l'écologie de demain - des systèmes d'acquisition de données miniaturisées de ce type, que l'on appelle des loggers , nous ont permis de répondre à cette question. Nous avons en effet équipé des manchots empereurs de loggers comprenant des capteurs de température et de lumière. La sensibilité des capteurs de lumière nous permet d'obtenir un signal, même au cours de la nuit polaire. Sa disparition signifie que l'oiseau se trouve dans une « tortue » très serrée. On constate ainsi que les tortues se font et se défont en permanence, ne durant en moyenne qu'une heure et demie. L'évolution de la température ambiante nous permet de comprendre pourquoi : elle monte très rapidement, jusqu'à plus de 35° C.

Nous avons ainsi pu reconstituer que le mécanisme par lequel les manchots empereurs en tortue épargnent leurs réserves énergétiques diffère de l'hibernation. Leur température interne est maintenue à 37° C, ce qui permet de couver l'oeuf à 36° C, et la réduction de leur dépense énergétique est liée à la diminution de leur surface exposée au froid lorsqu'ils sont étroitement serrés les uns contre les autres. Mais les manchots bénéficiant d'une bonne isolation thermique, il fait rapidement très chaud dans la tortue : paradoxalement, ils y créent un environnement tropical et c'est précisément pour cette raison que les tortues se font et se défont rapidement. Cela n'a rien à voir avec le retour tardif des femelles... Nous sommes en train d'étudier comment les nouveau-nés, par un mécanisme similaire, parviennent à réduire leurs dépenses énergétiques, et ainsi à accélérer leur croissance. Loin de l'idée que le froid est le principal problème, les travaux de nos collègues de Chizé suggèrent que la diminution de moitié de la colonie de terre Adélie au début des années 70 est liée à une réduction de la surface de la banquise provoquée par un réchauffement.

Nous allons voir ce qu'il en est pour le plus proche parent du manchot empereur, le manchot royal. Nous sommes ici à Crozet, dans ce que nous appelons les Galápagos françaises, en raison des nombreuses colonies d'oiseaux de mers qu'elle abrite. Le fait que les reproducteurs ne forment pas de tortues, conservant une distance territoriale qu'ils maintiennent à raison d'environ 1 500 coups de bec et d'ailerons par jour, s'explique par les températures plus clémentes de la zone subantarctique.

Les températures sont rarement négatives dans les quarantièmes et cinquantièmes de latitude sud. Néanmoins, nous allons découvrir ensemble que l'impact des variations climatiques n'est pas pour autant négligeable. Il faut cependant cesser de penser - et je rejoins Valérie Masson-Delmotte sur ce point - que l'effet du climat se résume à la seule température. En effet, c'est surtout à travers son impact sur les ressources marines que son influence est critique.

Grâce aux loggers , munis de capteurs, on peut savoir à quelle profondeur les oiseaux vont s'alimenter (environ 100 à 200 mètres), connaître leur vitesse, leur accélération et leurs techniques de chasse. Grâce à d'autres capteurs déterminant l'amplitude de l'ouverture de leur bec, on peut également savoir à quel moment ils s'alimentent. Les équipes françaises, avec celles du British Antarctic Survey, ont été pionnières dans ce domaine, comme elles l'ont été en équipant les oiseaux de balises Argos miniaturisées pour suivre leurs déplacements à travers les océans.

Qu'avons-nous appris ? Nous avons découvert que les manchots royaux de Crozet, durant la période de reproduction, vont se nourrir dans la zone dite du front polaire, pendant que le conjoint demeure avec l'oeuf dans la colonie. Leur voyage est court, c'est-à-dire d'environ 300 à 400 km, lorsque l'élévation du niveau de la mer est faible, et plus long, jusqu'à plus de 600 km, lorsqu'elle est importante. Or, l'élévation du niveau de la mer correspond à son degré de dilatation, donc à sa température. Lorsque l'élévation est forte, il s'agit d'une année chaude, la faible élévation correspondant réciproquement à une année froide. Les travaux de notre collègue du Muséum, Young-Hyang Park, ont montré que ces années chaudes, se traduisant par de plus longs voyages en mer des manchots, sont essentiellement liées au phénomène El Nin?o qui, avec un certain décalage dans le temps, se transmet de l'océan Pacifique à l'océan Austral.

Quelles sont les conséquences pour les oiseaux en pleine reproduction ?

Considérons le mâle, qui assure normalement les trois dernières semaines de l'incubation, et la femelle, qui après un voyage alimentaire en mer revient habituellement à l'éclosion pour nourrir le poussin. Lors d'une année froide, le court voyage en mer de la femelle lui permet de revenir avant l'éclosion. Elle revient trop tard lors d'une année chaude. Pourtant, nous avons découvert que le poussin survit, car il est alors alimenté par le mâle, pourtant généralement dans la colonie depuis deux ou trois semaines.

Nous avons en effet montré qu'en fonction du moment de son arrivée, le mâle est capable de conserver entre 400 g et 1 kg de nourriture dans son estomac. Il est capable de conserver cette nourriture intacte, sans modifier le cycle de reproduction, alors que la température de son estomac est de 37° C. Nous nous sommes donc intéressés au mécanisme de conservation. Grâce au soutien du Comité Ars Cuttoli, alors présidé par Hubert Curien à la Fondation de France, après trois années de recherche en chimie analytique et biologie moléculaire, nous avons identifié une petite protéine associée à la conservation de poissons dans l'estomac des manchots royaux. Après avoir fait synthétiser cette protéine, nous avons démontré in vitro sa grande efficacité contre des bactéries ou des champignons pathogènes, notamment impliqués dans des maladies nosocomiales. Nous envisageons un développement biomédical de cette molécule.

Revenons au manchot royal, qui assure la survie de son poussin en lui régurgitant la nourriture qu'il a conservée dans son estomac. Toutefois, il n'attend pas indéfiniment pour ce faire. Nous avons découvert qu'un signal interne provoque l'abandon du poussin par le manchot afin que celui-ci aille se réalimenter, à douze jours de marche, à l'instar du signal lumineux qui, sur le tableau de bord de notre voiture, nous avertit qu'il faut refaire le plein. Après avoir démontré que l'on peut généraliser l'existence de ce mécanisme dans le monde animal, nous avons découvert que celui-ci est lié à la sécrétion dans le cerveau d'une molécule, le neuropeptide Y, qui induit l'animal à avoir de plus en plus faim. Vous le savez, après un long jeûne, il est dangereux de se réalimenter trop vite car l'intestin est atrophié. De façon tout à fait remarquable, puisqu'il n'y a pas encore d'ingestion d'aliments, on constate une prolifération cellulaire à la base des villosités intestinales et, encore plus extraordinaire, une interruption de l'apoptose, c'est-à-dire de la mort cellulaire, à l'extrémité des villosités, produisant ainsi des sortes de boutures. Ordinairement, l'apoptose se manifeste dans le cancer. Ces deux mécanismes permettent par conséquent, par anticipation, une restauration accélérée des villosités intestinales.

La question suivante était évidemment de savoir si de tels mécanismes de survie protègent ou non totalement les manchots des effets du climat. Pour répondre à cette question, nous avons développé un nouveau type d'observatoire, dans lequel des milliers de manchots sont identifiés automatiquement depuis 1998 grâce à des puces électroniques de moins d'un gramme implantées sous la peau. Ils sont identifiés grâce au champ électromagnétique créé par des antennes enterrées sur leur point de passage naturel entre la colonie et la mer. Dans le cadre de l'année polaire, nous coordonnons au plan international un projet visant à développer ces observatoires du vivant.

Qu'avons-nous déjà appris ? Malgré leurs remarquables adaptations aux aléas climatiques et à leurs conséquences sur les ressources marines, la survie annuelle moyenne des manchots royaux diminue d'environ 10 % lorsque la mer se réchauffe seulement de 0,3° C. Naturellement, il faudra, au cours de l'année polaire internationale, tenter d'en savoir plus sur la dynamique de population des manchots royaux, notamment la survie des immatures. Néanmoins, a priori , cette diminution de la survie des adultes est suffisante pour entraîner une baisse de leurs populations, voire leur disparition si les hausses de température se prolongeaient.

Vous me ferez remarquer, à juste titre, que l'environnement ne se limite naturellement pas aux manchots. Je voudrais donc vous parler des travaux de nos collègues de Rennes et de Paimpont qui s'intéressent aux conséquences sur la micro-faune du réchauffement et du manque de précipitations que l'on constate depuis le milieu des années 70 à l'est de Kerguelen.

De ce fait, le nombre de jours où la température est supérieure à 5° C est devenu suffisant pour que le cycle de la mouche bleue calliphora puisse se dérouler. Cette mouche, probablement transportée par bateau depuis l'île de La Réunion, a donc réussi à s'établir et entre en compétition avec les populations de la mouche endémique sans ailes anatalanta .

Cependant, il serait simpliste de limiter l'impact de l'homme aux effets indirects du changement climatique. Dans les îles australes, l'homme a également amené des animaux, chats, lapins, rats, mouflons, souris, dont on ne parvient aujourd'hui à se débarrasser que sur les îles de petite taille. Les travaux des équipes du Muséum national d'histoire naturelle et du CNRS à l'université de Rennes montrent l'impact du lapin sur une île de l'archipel de Kerguelen, l'île Verte. De la végétation originelle, avec notamment le chou de Kerguelen et l'azorelle, ne subsiste essentiellement qu'une seule espèce, l' acaena , et le sol est érodé.

Que se passe-t-il lorsque le lapin est éliminé de l'île ? La biologie de la restauration présente une importance aussi grande que le génome, ou d'autres disciplines. A cause, probablement, du réchauffement climatique, ce ne sont pas les plantes endémiques d'origine qui prennent le dessus sur l' acaena , mais le pissenlit, une plante invasive amenée par l'homme, qui colonise toute l'île. Ces phénomènes s'additionnent, si bien que nous assistons à la disparition de la biodiversité d'origine et à la banalisation de l'environnement.

Vous l'avez, je pense, compris, au-delà de l'image, la préservation de la biodiversité polaire est un enjeu scientifique majeur et l'année polaire internationale constitue une opportunité exceptionnelle pour répondre à ce défi. En collaboration avec de nombreuses équipes internationales, les équipes françaises sont à l'avant-garde d'une approche qui, vous l'avez aussi compris, est interdisciplinaire. Ne croyez pas que les chercheurs ne soient sensibles qu'à la recherche de molécules. La beauté des paysages polaires et le surprenant spectacle de la vie sous les hautes latitudes nous émeuvent profondément. Je vous remercie de votre attention.

Bruno ROUGIER

Nous vous remercions. Après avoir abordé les thèmes des glaces et de la biodiversité, nous allons nous intéresser aux peuples arctiques. Environ 3 750 000 personnes, en majorité immigrées, vivent dans ces régions. Les populations autochtones ne sont restées majoritaires qu'au Groenland et au Nunavut, territoire autonome inuit créé en 1999 dans le Grand Nord canadien.

Cet exposé sera présenté par Joëlle Robert-Lamblin, ethnologue, anthropologue et membre du Laboratoire dynamique de l'évolution humaine du CNRS. Elle mène des recherches sur les populations autochtones de l'Arctique depuis 1966, en étudiant en particulier les mécanismes d'adaptation de l'homme aux contrées arctiques.

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